« Évidemment si la chose a été commentée à Québec, je ne peux être là-bas en odeur de sainteté et encore moins auprès dudit gouverneur d'Acadie, surtout au moment où il vient ramasser les impôts de ses sujets récalcitrants. Aussi le tirer d'un mauvais pas me semble politique.

– Que lui est-il arrivé ?

– En représailles des massacres que les Abénakis menés par des Français ont perpétrés à l'Ouest, en Nouvelle-Angleterre, le Massachusetts a envoyé un amiral et quelques navires afin d'essayer de châtier tous les Français qui pourraient leur tomber sous la main. Quoique justifié, un tel projet ne pouvait qu'aggraver notre situation déjà précaire et ne mènerait à rien. C'est assagir Québec qu'il faudrait et non pas attaquer quelques petits propriétaires acadiens qui se cramponnent comme ils peuvent aux terres qu'ils ont reçues de leurs ancêtres et qu'ils font fructifier bon an, mal an. J'ai réussi à détourner l'amiral Sherrilgham, mais le Bostonien Phipps qui l'accompagnait n'a rien voulu entendre ; il a poursuivi seul et ayant eu vent que des officiels de Québec, dont le gouverneur d'Acadie Villedavray, et aussi l'intendant de la Nouvelle-France Carlon, et divers gentilshommes de renom se trouvaient à Jemseg, il est allé bloquer l'entrée de la rivière Saint-Jean. Il les empêche ainsi de descendre le fleuve et de reprendre la mer. M. de Villedavray qui ne tient pas en place a préféré s'échapper à pied par la forêt. Grâce au brouillard, il a pu monter à bord d'un morutier sans attirer l'attention des Anglais et se rendre ici pour me demander aide. Bien que me considérant comme un rival honni et un ennemi en puissance, il veut surtout sauver son navire que je soupçonne plein de précieuses pelleteries collectées au cours de sa tournée de gouverneur. J'aurais mauvaise grâce à lui refuser ce service.

« Si Phipps réussit à capturer ces gens ainsi que leurs navires et à les ramener prisonniers à Boston ou à Salem, cela ira jusqu'à Versailles, et le roi peut y voir le prétexte qu'il cherche précisément pour déclarer la guerre à l'Angleterre. Tous ici nous préférons notre paix boiteuse à un nouveau conflit.

Elle l'écoutait, en état d'alerte. Par sa bouche et bien qu'il nuançât les faits afin de ne pas l'effrayer, elle comprenait mieux la fragilité de leur situation et la charge qu'il assumait sur ses épaules.

Qu'il était seul, mon Dieu ! Pour quoi, pour qui voulait-il lutter ?... Pour elle, pour l'enfant Honorine, pour ses fils, pour les parias du monde qui étaient venus se mettre sous sa bannière, à l'ombre de sa force. Pour créer, pour avancer, pour bâtir et non détruire...

– C'est un des incidents classiques de la Baie Française avec sa faune humaine de toutes les nations, conclut-il. (Il eut un sourire.) Aucun traité n'en viendra à bout tant qu'il y aura de tels brouillards, de telles marées, de tels recoins de rivière pour s'y faufiler et s'y cacher de tous... C'est un pays de refuge et d'escarmouches, mais qu'importe, je vous y construirai un royaume...

– Y a-t-il quelque danger dans l'expédition que vous allez entreprendre ?

– C'est une promenade. Il s'agit seulement d'aider les Français, d'éviter que les Indiens de l'endroit n'entrent dans le conflit et, en somme, d'enlever à Phipps le butin auquel il avait quelque droit. Il sera furieux mais il n'est pas question que nous en venions aux mains.

Il la serra dans ses bras.

– J'aurais voulu vous emmener.

– Non, c'est impossible, je ne puis laisser seule Abigaël. Je lui ai promis que je l'assisterai dans ses couches, et... je ne sais pourquoi, je crains pour elle, et je sens qu'elle-même, malgré son courage, est inquiète. Ma présence la rassure. Je dois rester.

Elle secoua la tête à plusieurs reprises comme pour chasser la tentation qu'elle avait de se cramponner à lui, de le suivre coûte que coûte dans un désir impulsif, qu'elle n'analysait pas.

– N'en parlons plus, fit-elle courageusement.

Et elle alla s'asseoir dans le fauteuil. Le chat, comme décidant à ce signal qu'on avait assez joué et discouru, sauta sur ses genoux et se roula en boule.

Il paraissait si amical et content de vivre qu'il lui communiquait un peu de sa quiétude. « Honorine en sera folle », songea-t-elle.

Honorine ! L'angoisse à nouveau ! Son cœur se gonflait. Il allait partir et elle serait seule pour lutter. Contre quelle menace ?

Le navire inconnu entrerait-il en jeu, et les hommes qui le montaient et qui semblaient avoir reçu pour mission d'embrouiller leur destin ? Qui les envoyait ? Les Canadiens ? Les Anglais ?... Cela ne tenait pas debout. La situation avec leurs voisins était plus franche. Les Canadiens jetaient l'anathème, attaquaient. Les Anglais avaient d'autres chats à fouetter que de déranger un homme qui leur était utile et avec lequel ils avaient passé d'intéressants accords.

Alors ? Un ennemi personnel de Joffrey ? Un rival de commerce qui briguait la place, voulait sournoisement décourager les premiers occupants ? Déjà ne l'avait-on pas vendu en sous-main à Barbe d'Or ! Mais alors pourquoi s'attaquait-on à elle ? Elle se sentait si particulièrement visée qu'elle en était oppressée. C'était si fort qu'elle avait l'impression que si elle n'avait pas existé, Joffrey aurait pu demeurer en paix.

Elle ne put s'empêcher de le lui dire.

– Si vous ne m'aviez pas auprès de vous, la situation pour vous serait plus facile, je le sens.

– Si je ne vous avais pas près de moi, je ne serais pas un homme heureux.

Il regarda autour de lui.

– J'ai bâti ce fort dans la solitude. Vous aviez disparu de ma vie. Pourtant, tout au fond de moi, quelque chose n'acceptait pas l'idée de votre mort. Déjà d'avoir retrouvé Florimond et Cantor m'était comme un gage de je ne savais quelle promesse. « Elle vient, me disais-je tout bas, elle arrive, ma bien-aimée... » C'était fou, mais d'instinct j'ajoutais certains détails... pour vous... C'était juste un peu avant le temps où allais retourner en Europe, pour ce voyage où par hasard je rencontrerai sur un quai espagnol Rochat, qui me dirait : « La Française aux yeux verts, vous savez, celle que vous avez achetée à Candie... elle est vivante. Elle est à La Rochelle. Je l'ai vue là-bas, il y a peu... »

« Comment exprimer la joie foudroyante d'un tel moment ! Le ciel qui éclate !... Brave Rochat ! Je l'ai accablé de questions. Je l'ai comblé comme l'ami le plus cher... Oui ! Le destin a été clément pour nous, même s'il a pris parfois des chemins bien détournés.

Il vint lui baiser les deux mains.

– Continuons à lui faire confiance, mon amour.

Chapitre 12

Angélique et Abigaël se tenaient toutes deux au centre du jardinet, parmi les hautes touffes des fleurs et des herbes. C'était un jardinet entourant la maison des Berne et clos d'une barrière à la façon de la Nouvelle-Angleterre, et comme chaque femme de colon se devait d'en avoir, pour préserver la santé de sa famille par des remèdes, en ces lieux où l'apothicaire était souvent fort éloigné, également pour relever et affiner les mets souvent fades, poissons et gibier. On y ajoutait quelques légumes, salades, poireaux, radis, carottes, et beaucoup de fleurs pour la joie du cœur.

Le printemps avait été doux. Les premières semences déjà s'épanouissaient. Du pied, Abigaël écarta une feuille ronde et velue qui s'avançait hors de la plate-bande.

– À l'automne, j'aurai des citrouilles. Je les garderai pour l'hiver. Mais j'en cueillerai quelques-unes lorsqu'elles ne seront encore que de la grosseur d'un melon. On les cuit sous la cendre, et on les mange comme des pommes, au four.

– Ma mère aimait les jardins, dit Angélique soudain. Au potager... je la revois, elle œuvrait sans cesse... Je la revois tout à coup...

Tout à coup elle revoyait sa mère. Grande et racée, elle passait, silhouette effacée, sous son chapeau de paille, des paniers au bras et parfois aussi un bouquet de fleurs qu'elle tenait serré sur son cœur comme un enfant.

– Ma mère !...

C'était une vision effacée, et qui soudain la traversait sans raison.

« Mère,protégez-moi »,songea-t-elle.

C'était la première fois qu'une telle intercession lui venait au cœur. Elle prit la main d'Abigaël à ses côtés et la tint doucement dans la sienne. Abigaël, grande, sereine, vaillante, ressemblait-elle à la mère oubliée ?

Dans l'après-midi Berne était venu convier M. et Mme de Peyrac à lui faire l'honneur de partager leur repas du soir. Cette invitation inattendue semblait vouloir prouver que l'honorable et intraitable protestant désirait, ainsi que ses coreligionnaires, faire amende honorable vis-à-vis du maître de Gouldsboro et lui témoigner leurs désirs d'effacer les propos plus que vifs échangés au moment de l'intronisation de Barbe d'Or. Conscient de cette volonté de réconciliation, le comte de Peyrac avait accepté la requête et, au crépuscule, s'était rendu avec Angélique à la demeure des Berne.

Mais les personnalités des antagonistes étaient si fortes et les souvenirs entre eux si chargés de passions et de violence que cette rencontre n'avait pas été sans créer une certaine tension émotionnelle.

Laissant les deux hommes en tête à tête, Abigaël avait entraîné Angélique au-dehors afin de lui montrer son jardin.

L'amitié des deux femmes était au delà de toutes les querelles. D'instinct, elles s'isolaient, se refusant de considérer de trop près ce qui dans les actions des hommes pouvait blesser par trop, se défendant de juger avec intransigeance, afin de préserver entre elles ce lien nécessaire de leur affection mutuelle, cette alliance de leurs deux sensibilités féminines. Si différentes qu'elles fussent, elles avaient besoin de s'aimer. C'était un refuge, une certitude, quelque chose de doux, de vivant que l'absence même ne pourrait plus rompre et que chaque épreuve traversée avait fortifié au lieu de détruire.