– Venez voir ce que je vous apporte, dit Peyrac. C'est un coffre à médecine pour y ranger vos fioles, pots d'onguents, sachets d'herbes et instruments de chirurgie. Le cloisonnement peut en être modifié selon la commodité. Je l'ai fait faire à Lyon. L'artisan a cru bon d'ajouter dans les enluminures qui le décorent saint Cosme et saint Damien, protecteurs des pharmacopées, afin de vous prêter assistance, et je pense qu'il a eu raison car lorsqu'il s'agit de sauvegarder la vie, aucune sorte d'intercession n'est à dédaigner, n'est-ce pas ?
– Certes, dit Angélique, j'aime beaucoup Cosme et Damien et je les aurai volontiers pour compagnons dans mes tâches.
– Et ces atours que vous déballez, vous plaisent-ils ?
– Infiniment. Il semblerait qu'un certain comte de Toulouse, doué d'ubiquité, se soit trouvé. là-bas, sur place, en Europe, pour en faire le choix.
– La parure féminine et son inépuisable fantaisie m'ont toujours paru un domaine extrêmement plaisant à encourager, à détailler. Vous avouerai-je qu'en Méditerranée et pendant cet épisode oriental de mon existence, je déplorais l'absence de cette aimable folie de la mode, parfois incommode mais qui en dit si long sur la personnalité de celles qui s'en préoccupent ? Quel plaisir j'éprouve désormais à pouvoir vous parer de nouveau !
– J'en suis ravie. Mais que puis-je faire de toutes ces robes au fond de nos forêts de Wapassou ?
– Wapassou est un royaume. Et vous en êtes la reine. Qui sait quelles festivités ne s'y dérouleront pas un jour ? Déjà ici même, vous avez vu que nous n'étions pas exempts de visiteurs de haut rang. Et puis je veux que vous éblouissiez Québec.
Angélique tressaillit. Elle avait pris dans ses bras le petit chat afin d'éviter à quelque soie précieuse ses griffes menues et le caressait machinalement.
– Québec ! murmura-t-elle. Irons-nous à Québec ?... Ce piège du roi de France ? Dans ce nid de nos pires ennemis de toujours, les dévots, les hommes d'Église, les Jésuites.
– Pourquoi non ?... C'est là-bas que tout se trame. Alors y aller ? Oui, je sais que j'y serai acculé tôt ou tard. Certes, je ne veux vous faire courir aucun risque. Je me présenterai avec navires et canons. Mais je sais aussi que la sensibilité française s'incline plus volontiers devant la beauté d'une jolie femme parée de toutes les grâces de la parure et de la beauté, que devant la menace guerrière. Et puis nous avons des amis là-bas et pas des moindres : le duc d'Arreboust, le chevalier de Loménie-Chambord, et même Frontenac, le gouverneur. Mon aide à Cavelier de la Salle a créé, qu'on le veuille ou non, une sorte d'alliance entre la Nouvelle-France et moi. M. de Villedavray me le confirmait tout à l'heure.
– Le gouverneur d'Acadie ? Quel genre d'homme est-ce ?
Peyrac sourit.
– Vous le verrez. Une sorte de Péguilin de Lauzun, mâtiné de Fouquet pour le sens des affaires et le dilettantisme, et un peu de Molière pour l'observation critique de ses congénères. Et aussi plus savant en toutes sortes de sciences qu'il n'en a l'air.
« Mais il me dit que c'est vous qu'il veut voir à Québec et il estime que c'est votre présence beaucoup plus que la mienne qui décidera de tout.
– Sans doute à cause de cette légende de la prophétesse sur la Démone de l'Acadie ?
Joffrey de Peyrac haussa les épaules.
– Il faut peu de chose pour cristalliser les passions populaires. Prenons les faits où ils en sont. L'opposition de l'Église est fondée désormais sur les éléments mystiques beaucoup plus importants que toutes les annexions que je pourrai faire, moi, de territoires, prétendument français. Il faut détruire ces appréhensions d'un autre âge.
Angélique soupira. Le monde était malade, mais qui le guérirait ? À cette conception d'une vie fondée uniquement sur le salut éternel et les forces surnaturelles, que pouvait en effet la matérialité froide des canons ?
Ce n'est pas par la force qu'on asservirait jamais l'âme de Québec l'intolérante, digne fille nouveau-née de l'Église catholique, apostolique et romaine.
Venus pour porter le salut aux sauvages et chasser l'esprit des Ténèbres des forêts païennes du Nouveau Monde, ses habitants gardaient au cœur un peu de l'esprit des chevaliers conquérants de jadis.
– Québec ?... Affronter la ville ? (Angélique était inquiète.) Pourrions-nous être de retour à Wapassou pour l'hiver ? Voyez, j'ai perdu l'habitude du monde, et il me tarde de retrouver Honorine.
– L'été est court, en effet. Nous devons d'abord mettre en ordre la Baie Française mais... À propos d'Honorine, la voyez-vous partir à la chasse dans ce justaucorps de gentilhomme ?
– Ces effets sont donc pour elle ?
– Oui, elle est entreprenante et hardie comme un jouvenceau. L'hiver, dans la neige, ses jupes de fillette entravent ses élans, et elle enrage de ne pas être aussi hardie que Barthélémy et Thomas. Ces costumes combleront ses rêves.
– Oh ! Oui ! Vous savez la deviner et la comprendre.
– Elle m'est chère et très proche, dit Peyrac avec un de ses sourires au charme singulier qu'il lui dédiait parfois lorsqu'il voulait la rassurer.
Et qu'il se préoccupât ainsi d'Honorine, en effet, lui apportait une joie de vivre qu'elle ne savait comment exprimer.
Le petit chat sauta des bras d'Angélique et, de là, sur un coin de table, où il se débarbouilla le museau avec détachement, d'un air de ne pas voir.
Angélique avait noué ses bras autour du cou de Peyrac. L'évocation d'Honorine resserrait la force de leur amour. Elle aurait pu être l'écueil, elle était devenue une raison de plus entre eux de se sentir liés indéfectiblement. Sa fragilité, qui leur avait été remise dans les tourments et la douleur, les contraignait à lutter coûte que coûte pour assurer son destin, à ne pas se laisser prendre aux pièges tapis en eux-mêmes, à toujours chercher à se dépasser, afin de ne pas décevoir l'attente innocente de l'enfant qui avait su inspirer leurs cœurs. Lorsque Angélique s'angoissait pour elle, pauvre petite bâtarde, la pensée que Joffrey de Peyrac l'avait prise en charge et l'aimait, calmait sa panique. « Parce que je suis votre père, damoiselle ! » Quel instant inoubliable ! Jamais elle n'avait eu autant qu'en cet instant la perception de la bonté profonde qui habitait le cœur de cet homme, que la vie, pourtant, et même son intelligence supérieure aux autres, auraient pu rendre intolérant, indifférent, voire cruel.
Il lui aurait été facile de dominer par le seul pouvoir de la force, de sa science, de son caractère audacieux, inventif, sans cesse en mouvement, en perpétuelle avance de développement. Il n'en avait pas moins gardé le goût d'accorder à la vie et à ses charmes l'attention nécessaire, réservant aux simples, aux faibles, la part qui leur était due, à la grâce de l'enfance, à celle des femmes, un intérêt spontané, comme à toutes choses vivantes qui méritent honneur et amour.
C'était cela qui faisait qu'on se trouvait si bien près de lui. Et Angélique s'émerveillait d'avoir, parmi toutes les créatures, su captiver et retenir cette personnalité d'homme hors du commun, à la fois intraitable et tendre, supérieure et modeste, dissimulée, ne se livrant pas, ne se dévoilant pas volontiers, mais sûre et droite d'intentions. Le drame récent l'avait prouvé, les obligeant tous deux, pour ne pas se perdre, à violenter la pudeur de leurs sentiments, à se mettre à nu l'un devant l'autre.
Angélique en retirait une extraordinaire impression de sécurité vis-à-vis de lui. L'angoisse venait d'ailleurs.
Elle laissa glisser ses mains le long des épaules de son mari. Le toucher, le sentir, lui était un réconfort, un bonheur, dont elle se demandait avec crainte comment elle pourrait en être privée et survivre.
Elle baissait la tête. Enfin elle interrogea avec hésitation.
– Vous allez être obligé de repartir, n'est-ce pas ? Afin de porter secours à ces officiels de Québec qui sont bloqués dans la rivière Saint-Jean par le navire de Phipps ?
Il lui releva le menton comme à une enfant triste qu'on regarde dans les yeux afin d'essayer de la consoler, de la convaincre.
– Il le faut. C'est une occasion à saisir de rendre service à ces mauvaises têtes de Québec.
– Mais enfin, dit-elle nerveusement, expliquez-moi une bonne fois pourquoi ces Canadiens nous en veulent tellement ! Pourquoi voient-ils en moi une démone, en vous un dangereux envahisseur de territoires français. Cet emplacement appartient par les traités au Massachusetts, vous l'avez acquis en bonne et due forme... Les Canadiens ne peuvent pourtant pas prétendre tenir tout le continent américain sous leur coupe.
– Mais si, ma chère ! C'est exactement leur ambition, à la fois nationale et catholique... Servir Dieu et le roi c'est le premier devoir d'un bon Français, et ils sont prêts à mourir pour cela, même s'ils ne sont qu'une poignée de quelque six mille âmes en face des deux cent mille Anglais du Sud. À cœur vaillant rien d'impossible ! Malgré les traités, ils continuent à considérer tous les territoires aux alentours de la Baie Française comme français. La preuve en est les nombreuses seigneuries et censives qui se maintiennent un peu partout : Pentagoët avec Saint-Castine, Port-Royal, etc., et chaque année le gouverneur de l'Acadie vient toucher ses redevances sur ses domaines. Intrusion qui ne complaît pas tellement à ces lointains sujets du roi de France. Avec le temps, les Acadiens ont fini par se considérer comme indépendants, un peu à l'image de Gouldsboro, c'est pourquoi Castine est venu me demander de grouper sous mon égide les différents colons qui peuplent la baie tant français qu'écossais ou anglais et qui s'y considèrent, chacun à part soi, comme chez lui de son plein droit.
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