In nomine Pater, Filius et Spiritus Sanctus...

Enfin il bondit sur ses pieds, et attrapa sa lance.

– Faisons vite, objurgua-t-il à ses deux fidèles. Il faut que je me mette en route avant que les Iroquois se répandent dans nos forêts. L'été fait sortir ces coyotes de leurs tanières puantes.

« Maintenant que nous en avons fini avec les Anglais, achevons l'œuvre de justice pour contenter nos Frères en Dieu, les Français, et satisfaire nos pères bien-aimés, les Robes Noires. Sinon les démons qui rôdent nous gagneront de vitesse.

« Ma sœur, prends courage, je dois te quitter. Mais souviens-toi. Prie ! Prie ! Prie !

Sur ces paroles solennelles, il s'éclipsa en quelques enjambées. Ses deux acolytes bondirent sur ses traces. Le relent fauve de leurs présences flotta quelques instants encore dans le fort.

Angélique demeura interdite, s'interrogeant avec inquiétude sur la versatilité de Piksarett.

Quelque chose lui avait-il déplu à Gouldsboro ?

Subitement il avait réaffirmé son amitié aux Français et aux Robes Noires. Et son allusion aux Anglais avait réveillé en Angélique le souvenir aigu des massacres dont elle venait d'être si récemment le témoin.

La tempête personnelle qui les avait secoués, elle et Joffrey, la lutte contre les pirates et son dénouement, l'arrivée inopinée d'un contingent de Filles du roi et d'une grande dame française avec tous les embarras que cela comportait, ne pouvaient lui faire oublier qu'à quelques milles vers l'ouest, au delà de l'horizon bleu violacé de la mer et des mamelons roses du mont Désert, se jouait toujours une tragédie sanglante. Des vagues de tribus indiennes déferlant de la Forêt s'abattaient sur les établissements de colons blancs, tuant, pillant, brûlant, scalpant.

Elle pensa aux fuyards des établissements anglais de la côte, qu'elle avait rencontrés, réfugiés dans les multiples îles de la baie de Casco, et qui organisaient hâtivement leur défense, tandis que les petits enfants se baignaient dans les criques, parmi les loups-marins, sous la garde des aînés.

Les flottilles indiennes les avaient-elles rejoints jusque-là ? Étaient-ils encore en vie ?...

En contraste avec les horreurs qui se déroulaient peut-être là-bas, au même moment, la liberté et la relative quiétude dans laquelle se trouvaient Gouldsboro et sa région environnante, avaient quelque chose de miraculeux.

Ce miracle était dû à la seule force de l'autorité du comte de Peyrac, jouant de ses alliances avec le baron de Saint-Castine, les tribus indiennes voisines, de son entente avec les colons acadiens français ou commerçants des comptoirs anglais.

En arrivant à Gouldsboro, on passait d'un monde à l'autre. On s'y sentait, malgré les démêlés intérieurs entre les habitants ou avec les pirates de passage, dans une sorte de sécurité, en dehors des conflits, protégé par d'invisibles frontières qu'élevait, désormais, sur plusieurs milliers de milles à la ronde, le seul renom du comte français, Peyrac, hier inconnu, aujourd'hui riche, indépendant des rois, libéral. À Gouldsboro, malgré la guerre proche et menaçante, on pouvait encore élire un gouverneur, faire commerce, recevoir un jour les théologiens de Boston et le lendemain les représentants de Québec.

L'effervescence qui régnait dans le fort était celle de la vie. On rangeait les marchandises nouvellement arrivées, le butin du Cœur-de-Marie, on parlait de mariages prochains, de la construction d'une église, de lois nouvelles communales et municipales.

De par la volonté et l'intelligence d'un seul homme, servi malgré tout fidèlement par une communauté d'humains disparates mais résolus à tout, s'édifiait ici le cœur d'un petit État libre, détaché des contraintes vis-à-vis de lointains et tyranniques royaumes de France et d'Angleterre, uniquement préoccupé de créer, de faire fructifier la terre, de planter dans une terre nouvelle des racines pour les générations futures.

N'était pour s'en convaincre que de constater la façon dont s'abattaient dans ce port franc, pour demander secours ou justice, tous ceux qui se jugeaient désormais menacés dans leur vie ou dans leur droit.

Mais précisément, de ce côté insolite et miraculeux d'une telle situation n'en accusait-il pas la fragilité ? Cette réalité subitement surgie de leurs efforts et de leur ténacité demeurait précaire.

L'été qu'il leur fallait vivre, court et ardent, marquerait-il l'heure de vérité pour tous ? Défaite ou victoire ?

Angélique remonta chez elle.

Elle se sentait vacante, un peu comme avant une bataille. Tout est en ordre, chaque détail a été réglé. Il faut attendre. Qu'allait-il se passer ?

Chapitre 11

Angélique prit ses deux pistolets. Ils étaient légers et sûrs. Leur maniement serait aisé, deux fois plus prompt que celui de n'importe quelle arme connue.

Elle noua la ceinture, l'attache de cuir surbrodé de filigrane argenté. Les armes pouvaient presque se dissimuler dans les plis de ses jupes. Leurs crosses de bois précieux incrustées de fleurs de nacre et d'émaux paraîtraient plutôt quelques bijoux inédits, ainsi que le sachet d'amorces et la bourse de balles, parés d'une élégance féminine. Angélique s'exerça à se saisir vivement de l'un ou l'autre des pistolets, à les armer avec dextérité. Elle s'accoutuma à l'utilisation de la « platine à miquelet » qui, bien qu'infiniment plus pratique que tout autre système, était nouvelle pour elle.

Maintenant qu'elle se sentait armée elle était plus tranquille.

Le petit chat avait sauté sur la table et portait le plus grand intérêt à ses agissements. Il suivait avec passion le mouvement de ses doigts sur l'arme, puis lui lançait un coup de patte furtif comme s'il eût voulu surprendre dans leur agilité ces petites bêtes mouvantes et infatigables : des doigts de femme. Puis il se sauvait d'un bond. Il réussit à s'emparer d'une balle, la fit rouler à travers la chambre, resta en arrêt longtemps, la queue droite, devant le meuble sous lequel le projectile semblait s'être réfugié.

Lorsque Angélique, passant à une autre occupation, se dirigea vers les coffres entreposés dans un coin de la pièce, il vint aussitôt tourner autour d'elle et, dès qu'elle eut soulevé un couvercle, il plongea à l'intérieur, se noyant dans les colifichets et les soies. Ici et là sa petite tête reparaissait triomphalement, coiffée d'un ruban ou d'une manchette. Angélique riait de son manège.

– Tu es drôle ! Tu ressembles à un petit garçon espiègle, maigre et vif, comme était Florimond jadis... Allons, ne me dérange pas... Va-t'en donc...

Vingt fois, elle le retira des caisses. Il retrouvait toujours le moyen d'y retourner, parfois à son insu. Elle ne pouvait s'empêcher de jouer avec lui, tant il était plein de vie et de personnalité. Sa présence de farfadet rendait l'atmosphère légère. Angélique ne songeait plus qu'à l'instant présent, plein d'agréables découvertes.

Ce matin, Joffrey lui avait fait remarquer, alors qu'elle faisait allusion à l'élégance de la duchesse de Maudribourg, et particulièrement à l'originalité de ses bas rouges...

– Des bas de cette sorte, il s'en trouve plusieurs paires dans nos marchandises venues d'Europe et que j'ai fait porter chez vous. Ne les avez-vous point recensées encore !

Et c'est vrai qu'il y avait là des merveilles, de quoi ravir la plus parisienne des femmes. Elle n'y avait pas pris garde, lorsqu'elle y avait fouillé dimanche avec fébrilité pour y chercher une robe à se mettre afin de se présenter dignement devant le gibet de Colin Paturel et l'échafaud de son jugement. Elle avait alors jeté son dévolu sur cette robe noire, à col de dentelles de Malines, qu'avait empruntée précisément ce matin la duchesse de Maudribourg. Et qui, dans sa sévérité, n'en était pas moins seyante et d'une grande richesse, par la beauté de son velours. Le reste des toilettes était à l'avenant, tout de matière choisie, séduisant par des nouveautés, des accessoires de prix. Elle découvrit avec émotion des atours de fillette et deux costumes de garçonnet, de solide lainage aux couleurs vives.

– On dirait que Joffrey lui-même a présidé à ce choix. Pourtant, je ne vois pas Erickson capable d'autre chose que d'embarquer ces marchandises. Mais Joffrey a dû conserver, tant à Paris qu'à Londres et dans toutes les capitales, des correspondants qui connaissent ses goûts et le servent avec soin. Quoi qu'il en dise et bien qu'il soit apparemment perdu aux antipodes du monde civilisé, il est demeuré le comte de Toulouse. Ah ! Quel homme que cet homme !

C'était peut-être pour cela qu'avec lui, bien qu'il fût banni, sans racines, sans attaches apparentes, on continuait à se sentir relié au monde ancien qui les avait rejetés.

Il réussissait à faire pénétrer jusqu'à eux par ses aspects les plus aimables, les plus consolants aurait-on pu dire, la civilité de l'Ancien Monde, son raffinement, ce qui demeurait de tangible et de bon, malgré les barbaries, les guerres, les injustices...

N'avait-on pas parlé de faïences de Delft ou de Gien, distribuées comme présents ce matin aux dames de Gouldsboro et qui, pour ces femmes exilées qui recommençaient leur existence entre quelques planches mal équarries, sur une grève perdue et sauvage, leur apportaient on ne sait quel gage de confort et de richesses futures.

Songeant à son mari et à ses idées merveilleuses, Angélique baisa impulsivement le vêtement qu'elle tenait en main et qui se trouvait être ce petit justaucorps de garçonnet. Honorine qui regrettait tellement de ne pas être un garçon se l'adjugerait sans réplique...

Un bruit de pas dans l'escalier.

Angélique se précipita le cœur battant.

Lui !...

Joffrey de Peyrac surgit accompagné d'un Espagnol qui portait un coffret de bois léger qu'il déposa sur la table devant Angélique avant de se retirer.