– Tu as attendu ma venue, tu ne t'es pas enfuie, c'est bien, constata Piksarett s'adressant à sa captive Angélique. Tu n'as pas oublié que j'étais ton maître car j'ai posé la main sur toi dans le combat.

– Je n'aurais garde d'oublier cela. Et où veux-tu donc que je m'enfuie ? Assieds-toi ! Nous allons parler ensemble.

Elle les introduisit dans la salle centrale du fort où il y avait des tables et des escabeaux. Puis revint vers les Françaises qui écarquillaient de grands yeux mais se rassuraient peu à peu.

– Je vous présente un grand chef indien très réputé, dit-elle gaiement. Vous voyez qu'il ne s'agit pas de Satan. Au contraire, il est catholique et même très fervent. Un grand défenseur de la Sainte-Croix et des Jésuites. Ceux qui l'accompagnent sont deux de ses guerriers, eux aussi baptisés.

– Des sauvages ! chuchota Ambroisine. Ce sont les premiers que nous voyons, quelle émotion !

Elles continuaient à considérer de loin avec un mélange d'effroi et de répugnance les trois Peaux-Rouges qui prenaient place bruyamment au comptoir, en regardant autour d'eux avec curiosité.

– Mais... ils sont affreux et terrifiants, reprit la duchesse. Et puis ils sentent terriblement mauvais.

– Ce n'est rien, on s'habitue. Ce n'est que de la graisse d'ours ou de loup-marin dont ils s'oignent le corps pour se protéger du froid l'hiver, des maringouins l'été. On s'habitue. Je pense que c'est lui que vous avez cru voir ce matin, dans un demi-sommeil, comme une apparition ?

– Oui... Je... je crois. Mais oserait-il pénétrer ainsi dans vos appartements sans s'annoncer ?

– Tout est possible avec eux. Les sauvages sont sans vergogne, et tellement glorieux d'eux-mêmes qu'ils ne comprennent rien aux civilités des Blancs entre eux. En revanche, je dois vous quitter maintenant pour les recevoir car ils se vexeraient. Terriblement.

– Faites, ma chère. Je comprends qu'il faille ménager ces indigènes pour le salut desquels nous faisons dans nos couvents tant de neuvaines. N'empêche, ils sont terrifiants. Comment pouvez-vous être aussi enjouée avec eux et supporter qu'ils vous touchent !

Les réticences de la duchesse amusaient Angélique.

– Ils sont grands rieurs, dit-elle. Il faut les honorer et rire avec eux. Ils n'en demandent pas plus.

Chapitre 10

Piksarett accepta le tabac de Virginie, refusa la bière et avec encore plus d'indignation l'eau-de-vie.

– Le démon de l'ivrognerie est le pire de tous ; il nous ôte la vie ; il cause des meurtres, nous fait perdre l'esprit.

– Tu parles comme Mopountook, le chef des Métallaks, sur le Haut-Kennebec. Il m'a enseigné l'eau des sources.

– L'eau des sources nous transmet la force de nos ancêtres ensevelis dans la terre qu'elle traverse.

Angélique envoya quérir l'eau la plus fraîche qu'il se pût trouver.

Or, tout à coup, Piksarett paraissait songeur.

L'établissement de Gouldsboro intimidait-il le grand Abénakis, allié des Français et de leurs guides spirituels, les Jésuites ? Malgré son indépendance personnelle se sentait-il coupable de se fourvoyer dans un établissement presque anglais pour y toucher la rançon d'une captive qu'il ne pourrait même pas faire baptiser dans la religion catholique puisqu'elle l'était déjà ?

Angélique crut lui complaire en lui assurant qu'il trouverait ici du fer de la meilleure qualité pour sa hache et celles de ses guerriers, et que s'il désirait des perles, pour lui, grand chef, M. de Peyrac avait en réserve des perles bleues et vertes qu'il faisait venir de Perse. De même les coquillages qu'il proposerait pour les traités ne seraient pas, pour un aussi important sagamore, de vulgaires coquillages, ramassés sur les plages, mais des cauris, de l'océan Indien. Bien que fort rare en Amérique, cette monnaie d'échange avait été depuis des siècles apportée par les caravelles des compagnies des Indes. Ils composaient les plus beaux bijoux, et jusqu'au delà des mers douces on parlait de certaines parures de chefs sioux, qui, sans avoir jamais eu aucun contact avec l'homme blanc, faisaient leur fierté d'arborer de multiples rangées de ces cauris venus de mers dont ils ne soupçonnaient même pas l'existence. Jérôme et Michel se passionnèrent pour le sujet. Leurs yeux brillaient de convoitise, mais Piksarett trancha tout à coup, disant qu'il ne seyait pas à une femme captive de discuter de sa propre rançon, qu'aussi bien il en traiterait lui-même avec Tekonderoga, l'Homme-du-Tonnerre.

– Veux-tu que je te conduise à lui ? proposa Angélique acceptant son humeur.

– Non, je saurai bien le trouver, affirma Piksarett péremptoire.

Qu'avait-il soudain ? C'était trop peu dire que d'affirmer que Piksarett, le joyeux, le badin, se montrait subitement soucieux. La gravité et l'expression d'intense réflexion qui faisait briller son regard de mûre noire rendaient peu rassurant ce masque bariolé, soudain figé et durci sous son réseau d'entrelacs vermillons. Il se prit à regarder autour de lui, mais cette fois sans curiosité, d'un air soupçonneux, parut flairer on ne sait quoi. Puis il toucha du bout de ses doigts le front d'Angélique.

– Un danger est sur toi, murmura-t-il, je le sais, je le sens.

Cette déclaration réveilla en Angélique un sentiment d'alarme.

Elle n'aimait pas voir les sauvages, comme aussi Adhémar, ce simple d'esprit, étaler au jour leurs avertissements secrets. Ils risquaient trop de tomber juste.

– Quel danger, Piksarett, dis-moi ? interrogea-t-elle.

– Je ne sais pas.

Il secoua ses tresses enfilées dans des pattes de renard.

– Es-tu baptisée ? interrogea-t-il en dardant sur elle un œil de confesseur jésuite, tout à fait incongru dans son grotesque bariolage.

– Mais oui, je le suis. Je te l'ai déjà dit !

– Alors prie la Sainte Vierge et les Saints. C'est tout ce que tu peux faire. Prie ! Prie ! Prie ! l'adjura-t-il solennellement.

Il porta les mains à son chignon huilé, y chercha quelque chose et en détacha un de ses multiples ornements, un chapelet de capucin à gros grains, terminé par une croix de bois, et le passa au cou d'Angélique. Puis il la bénit trois fois en prononçant la formule consacrée :

In nomine Pater, Filius et Spiritus Sanctus...

– L'eau des sources nous transmet la force de nos ancêtres ensevelis dans la terre qu'elle traverse.

Angélique envoya quérir l'eau la plus fraîche qu'il se pût trouver.

Or, tout à coup, Piksarett paraissait songeur.

L'établissement de Gouldsboro intimidait-il le grand Abénakis, allié des Français et de leurs guides spirituels, les Jésuites ? Malgré son indépendance personnelle se sentait-il coupable de se fourvoyer dans un établissement presque anglais pour y toucher la rançon d'une captive qu'il ne pourrait même pas faire baptiser dans la religion catholique puisqu'elle l'était déjà ?

Angélique crut lui complaire en lui assurant qu'il trouverait ici du fer de la meilleure qualité pour sa hache et celles de ses guerriers, et que s'il désirait des perles, pour lui, grand chef, M. de Peyrac avait en réserve des perles bleues et vertes qu'il faisait venir de Perse. De même les coquillages qu'il proposerait pour les traités ne seraient pas, pour un aussi important sagamore, de vulgaires coquillages, ramassés sur les plages, mais des cauris, de l'océan Indien. Bien que fort rare en Amérique, cette monnaie d'échange avait été depuis des siècles apportée par les caravelles des compagnies des Indes. Ils composaient les plus beaux bijoux, et jusqu'au delà des mers douces on parlait de certaines parures de chefs sioux, qui, sans avoir jamais eu aucun contact avec l'homme blanc, faisaient leur fierté d'arborer de multiples rangées de ces cauris venus de mers dont ils ne soupçonnaient même pas l'existence. Jérôme et Michel se passionnèrent pour le sujet. Leurs yeux brillaient de convoitise, mais Piksarett trancha tout à coup, disant qu'il ne seyait pas à une femme captive de discuter de sa propre rançon, qu'aussi bien il en traiterait lui-même avec Tekonderoga, l'Homme-du-Tonnerre.

– Veux-tu que je te conduise à lui ? proposa Angélique acceptant son humeur.

– Non, je saurai bien le trouver, affirma Piksarett péremptoire.

Qu'avait-il soudain ? C'était trop peu dire que d'affirmer que Piksarett, le joyeux, le badin, se montrait subitement soucieux. La gravité et l'expression d'intense réflexion qui faisait briller son regard de mûre noire rendaient peu rassurant ce masque bariolé, soudain figé et durci sous son réseau d'entrelacs vermillons. Il se prit à regarder autour de lui, mais cette fois sans curiosité, d'un air soupçonneux, parut flairer on ne sait quoi. Puis il toucha du bout de ses doigts le front d'Angélique.

– Un danger est sur toi, murmura-t-il, je le sais, je le sens.

Cette déclaration réveilla en Angélique un sentiment d'alarme.

Elle n'aimait pas voir les sauvages, comme aussi Adhémar, ce simple d'esprit, étaler au jour leurs avertissements secrets. Ils risquaient trop de tomber juste.

– Quel danger, Piksarett, dis-moi ? interrogea-t-elle.

– Je ne sais pas.

Il secoua ses tresses enfilées dans des pattes de renard.

– Es-tu baptisée ? interrogea-t-il en dardant sur elle un œil de confesseur jésuite, tout à fait incongru dans son grotesque bariolage.

– Mais oui, je le suis. Je te l'ai déjà dit !

– Alors prie la Sainte Vierge et les Saints. C'est tout ce que tu peux faire. Prie ! Prie ! Prie ! l'adjura-t-il solennellement.

Il porta les mains à son chignon huilé, y chercha quelque chose et en détacha un de ses multiples ornements, un chapelet de capucin à gros grains, terminé par une croix de bois, et le passa au cou d'Angélique. Puis il la bénit trois fois en prononçant la formule consacrée :