Elle ouvrit le coffret des pistolets et examina les objets qui complétaient la panoplie de l'écrin. Se remémorer l'attention de Joffrey pour elle lui mettait de la chaleur au cœur et la distrayait du souci que lui causaient les paroles de la duchesse. Elle avait conscience que celle-ci l'observait avec une curiosité attentive.
– Vous portez des armes, fit-elle remarquer. On dit même que vous êtes un tireur d'élite ?
Mme de Peyrac se tourna vivement vers elle.
– Décidément, vous savez beaucoup trop de choses sur moi, s'écria-t-elle. Par instants, il me semble que ce n'est pas le hasard qui vous a conduite jusqu'ici...
Mme de Maudribourg poussa un cri comme si elle avait été atteinte en plein cœur et voila son visage de ses mains.
– Que dites-vous ? Ce n'est pas le hasard ? Alors si ce n'est le hasard, qu'est-ce donc ? fit-elle d'une voix hachée. Je ne peux croire que ce soit la Providence, comme je l'espérais encore hier. Mais j'ai réalisé l'horreur du destin qui nous accable. Tous ces pauvres gens morts, noyés, déchiquetés si loin de leur pays. Il me semble que leur malédiction pèsera à jamais sur moi... Ah ! Si ce n'est le hasard qui nous a amenés sur ces rivages alors qui ? Sinon Satan lui-même, je le crains... Satan, oh ! Mon Dieu ! Comment trouver assez de force pour s'opposer à lui...
Elle parut faire effort pour reprendre contenance.
– Pardonnez-moi, fit-elle avec douceur, voulez-vous, madame ?... Je sens que je vous ai blessée tout à l'heure par mes questions et mes réflexions sur votre vie commune avec les hérétiques. Je suis trop impulsive et l'on me reproche souvent d'exprimer trop franchement mes opinions. Je suis ainsi. Je raisonne logiquement et je sais que je ne fais pas assez de place à l'instinct du cœur. Or, c'est vous qui avez raison, je le sais. Qu'importe qu'il y ait ici ou non une chapelle ?... Qu'est-ce que le rite sans la bonté ? Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien... Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité je ne suis rien...
« C'est saint Paul qui a dit cela, saint Paul, notre maître à tous... Chère amie, voulez-vous me pardonner ?
Un cerne de souffrance assombrissait son regard magnifique où brillait comme une lumière émouvante. Angélique l'écoutait en s'interrogeant sur la personnalité ambiguë de cette femme trop douée et trop désarmée aussi. Une rigide éducation religieuse mêlée à d'abstraites études scientifiques l'avait fait vivre, semblait-il, en dehors de la réalité, dans une atmosphère mystique exaltée. Elle aurait été certes plus à sa place à Québec, reçue par l'évêque, les Jésuites et les conventines, que jetée sur les rivages indépendants de Gouldsboro.
La rude Amérique ne serait pas indulgente à cette fragilité. Derechef, Angélique en eut pitié.
– Je ne vous en veux pas, dit-elle. Et je vous pardonne volontiers. Vous avez le droit de vous informer des lieux où vous vous trouvez et de la façon dont vivent ceux qui vous accueillent. Moi aussi, certes, je suis impulsive et je dis tout à trac ce que je pense. Il n'y a pas de quoi vous émouvoir ainsi. Vous allez de nouveau vous rendre malade.
– Ah ! Que je suis lasse, murmura la duchesse en passant une main sur son front. Ici, je ne me sens plus moi-même. Cette chaleur, ce vent incessant, cette odeur de sel et de soufre qui vient de la mer et ces cris déchirants des oiseaux qui ne cessent de traverser le ciel en masse, comme des âmes en peine... Je voudrais vous avouer quelque chose qui m'est arrivé ce matin, mais vous allez vous moquer de moi.
– Non, je ne le ferai pas. Avouez !...
– Satan m'est apparu, dit la duchesse, très gravement, tandis que les autres se signaient avec effroi.
Certes, ce n'est pas la première fois, mais aujourd'hui il s'est présenté sous un aspect peu ordinaire : il était entièrement rouge...
– Comme mon ange ! s'écria Adhémar qui se passionnait pour ce genre de confidences et semblait presque les provoquer.
– Rouge et hideux, poursuivait la duchesse, et ricanant, hérissé de toutes parts comme une bête velue et puante. J'ai eu à peine le temps d'ébaucher un signe de croix et les paroles de la prière sacramentelle... Il s'est enfui par la cheminée.
– Par la cheminée ?...
– Mon ange aussi ! se récria aussitôt Adhémar ravi.
– Je n'ignore pas que Satan peut prendre toutes les formes et qu'il affectionne aussi le rouge et le noir, continuait la duchesse. Mais cette fois j'ai été particulièrement effrayée. Je me demande ce que cet aspect nouveau que le démon a décidé d'emprunter pour m'ébranler peut annoncer ? Quelques malheurs, quelques tortures, quelques tentations nouvelles à m'infliger... Vous comprendrez pourquoi je souhaitais recevoir les secours d'un prêtre qualifié, s'il s'en trouvait dans les parages, acheva-t-elle d'une voix, malgré elle,tremblante.
– L'aumônier du Sans-Peur est reparti, mais peut-être le père Baure est-il encore par ici. Un Récollet qui est aumônier de M. de Saint-Castine du fort Pentagoët.
– Un Récollet, protesta la duchesse, non, c'est trop inférieur...
Cependant, Angélique examinait l'âtre par lequel Mme de Maudribourg prétendait avoir vu le Prince des Ténèbres s'envoler. Il s'y trouvait des cendres car, malgré la chaude nuit de juillet, on y avait fait du feu pour la malade, et Angélique elle-même, la veille, y avait jeté une bourrée pour une flambée afin de donner à la rescapée qu'on amenait une impression d'accueil rassurante.
En se penchant, elle distingua l'empreinte d'un pied nu. L'odeur en effet flottait encore presque tangible, mais pour Angélique elle était familière : « Un sauvage, pensa-t-elle, qui s'est introduit ici avec son effronterie particulière !... Peut-être me cherchait-il. Qui peut-il être ? »
L'incident lui rappelait l'apparition de Tahoutaguète, l'envoyé des Iroquois, lorsqu'il avait pénétré dans le camp de Katarunk parmi ses ennemis Abénakis pour atteindre Peyrac. Malgré cette évocation des Iroquois dont les partis de guerre commençaient à faire peser leurs menaces sur la région, Angélique se sentait plutôt rassurée et même contente.
– Je crois que c'est toi qui as raison, dit-elle en riant à Adhémar, il s'agirait plutôt d'un ange.
– Je vois que vous ne prenez pas au sérieux ma vision, se plaignit la duchesse de Maudribourg.
– Mais si, madame, je suis persuadée que vous avez vu quelque chose... ou quelqu'un, mais je ne crois pas que ce soit un démon. Voyez Adhémar ! C'est un esprit simple mais à ce titre son instinct des choses supra-terrestres est assez juste !
Sur ces entrefaites quelques coups brutaux furent tambourinés à la porte. Les fils de Mme Carrère se présentèrent, envoyés par leur mère pour aider Mme de Maudribourg à son déménagement et la guider vers son nouveau logis.
La peau tannée par l'air marin et la vie libre de chasse, de pêche et de rudes travaux auxquels ils étaient soumis, ces petits garçons et adolescents avaient belle mine. Ils affichaient les façons décidées de ceux qui ont pris leur existence en charge, loin d'une société compliquée et étouffée par des siècles de civilités et de règles de politesse aussi pointilleuse qu'oiseuse.
– Où est-ce que sont les bagages ? s'enquirent-ils.
– Il n'y en a guère, fit la duchesse. Monsieur Armand, avez-vous terminé votre grimoire ?
Le secrétaire sabla ses feuillets, les roula en poussant un profond soupir, et se leva.
La compagnie descendit l'escalier de bois du fort.
Angélique, malgré les dénégations de la duchesse qui assurait qu'elle se sentait en parfaite santé, prit le bras de celle-ci afin de la soutenir. Bien lui en prit, car en arrivant au bas des marches, Ambroisine de Maudribourg défaillit de nouveau.
Elle avait des excuses.
Barrant la porte de l'entrée, se dressait devant elles, dans toute sa superbe, Piksarett, le chef des Patsuikett, Piksarett le grand Baptisé, le plus grand guerrier de l'Acadie.
C'était bien lui à n'en pas douter qui s'était présenté ce matin, sans ambages, aux yeux encore neufs et candides des nouvelles immigrantes. Qu'elles l'eussent pris pour un démon n'avait rien d'étonnant.
Il avait ce jour-là un aspect particulièrement effrayant. Vêtu d'un simple pagne, il était « matachié » des pieds à la tête de rouge sombre, d'écarlate et de violet, dont les zébrures semblaient se dérouler en tourbillons et volutes savantes autour de chacun de ses pectoraux, de son nombril, des muscles saillants des cuisses, des genoux et des mollets, ainsi que ceux du bras et de l'avant-bras. Le nez, le front, le menton, les pommettes n'étaient pas exempts de la même ornementation, ce qui lui conférait un masque d'écorché vif dans lequel brillaient vivement son sourire de belette carnassière et ses petits yeux perçants et moqueurs.
Angélique s'empressa de le reconnaître.
– Piksarett, s'écria-t-elle, quel plaisir de te revoir ! Viens, entre, accommode-toi. Assieds-toi dans cette salle voisine. Je vais te faire apporter des rafraîchissements. Jérôme et Michel t'ont-ils accompagné ?
– Ils sont là, annonça Piksarett, en retirant sa lance pour livrer passage aux deux inséparables5.
Ce nouveau renfort de plumes et de peintures barbares acheva de troubler les Filles du roi et leur bienfaitrice. Mais Mme de Maudribourg se ressaisit non sans mérite. Elle avait beaucoup de contrôle d'elle-même. On sentait que Satan lui-même ne pourrait lui faire perdre sa dignité devant les femmes simples dont elle avait la garde.
Même lorsque Piksarett s'approcha d'elles jusqu'à les toucher et posa une main péremptoire et graisseuse sur l'épaule d'Angélique, la duchesse réussit à ne pas broncher.
"Angélique et la démone Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et la démone Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et la démone Part 1" друзьям в соцсетях.