Un sourire énigmatique errait soudain sur les lèvres du comte de Peyrac.

– Elle vient de réciter le théorème d'un savant hydraulicien italien, et je pense qu'elle corrige à raison sa formule, dit-il, il n'y a pas de quoi vous affoler, damoiselle. Ignorez-vous que votre bienfaitrice est une des plus grandes savantes du monde, toujours à échanger des postulats mathématiques à Paris avec des docteurs en Sorbonne ?

Angélique écoutait sans bien saisir de tels propos fort étonnants.

Elle s'était penchée au-dessus d'Ambroisine et avait glissé une main sous sa tête afin d'essayer de la faire boire. Une fois de plus, le parfum délicat mais envoûtant qui s'échappait de la lourde chevelure noire de la duchesse lui causa un trouble étrange. Une sorte d'avertissement.

– Que signifie ce parfum ? s'interrogea-t-elle.

Elle vit alors que les yeux d'Ambroisine de Maudribourg s'étaient ouverts et la fixaient. Angélique comprit que la malade avait repris conscience. Elle lui sourit.

– Buvez, insista-t-elle, allons, buvez, cela vous fera du bien.

La duchesse se souleva avec peine. Elle semblait brisée par la crise qui l'avait terrassée. Elle but à petites gorgées, comme à bout de forces, et Angélique dut l'encourager à plusieurs reprises pour qu'elle par vint à tout absorber. Puis elle se rejeta en arrière et se laissa aller à nouveau les yeux clos. Mais elle était mieux.

– La fièvre la quitte ! constata Angélique après avoir posé la main sur le front moins chaud. Ne vous inquiétez plus.

Elle alla se laver les mains et ranger ses remèdes. Les suivantes de Mme de Maudribourg l'entourèrent avec nervosité.

– Oh ! Madame, ne nous abandonnez pas, supplièrent-elles. Restez avec nous cette nuit pour la veiller. Nous craignons tant pour elle.

– Mais non ! Vous vous inquiétez à tort, vous dis-je.

Cette sorte d'anxiété que toutes ces femmes manifestaient pour leur bienfaitrice commençait à lui paraître excessive.

– Elle dormira, je m'en porte garante. Et vous aussi, dormez donc, recommanda-t-elle. Adhémar, ramasse tous tes seaux et présente tes civilités à ces dames ! Viens, tu nous porteras une lanterne jusqu'au port.

Qu'avaient-ils tous ces gens à s'agripper à elle et à Joffrey, comme des lianes, pour les paralyser ? Cela tenait du cauchemar.

Elle se rapprocha de lui. Il gardait les yeux fixés sur la duchesse de Maudribourg prostrée. Dans le cadre de la somptueuse chevelure noire qui reposait sur l'oreiller de dentelle, trop lourde et opulente, le visage endormi semblait s'amenuiser comme celui d'une enfant. Angélique dit à mi-voix :

– Venez-vous ?

Mais Joffrey de Peyrac ne parut pas l'entendre. Tout commençait à se brouiller dans la tête d'Angélique, et la migraine la gagnait. Elle désirait plus que tout au monde se retirer, s'échapper avec lui. C'était comme une exigence où le désir d'être dans ses bras n'était pas seul en jeu. C'était, lui semblait-il, comme une nécessité vitale, une question de vie ou de mort. Il ne fallait pas qu'elle le perdît encore ce soir, ou sans cela...

Elle se sentait les nerfs tendus à craquer.

– Madame, restez, répétaient les femmes dans un chœur gémissant.

– Elle va peut-être mourir, s'écria Delphine du Rosoy, d'un ton tragique.

– Mais non !

Elles se rapprochèrent encore.

– Restez ! Restez ! marmonnaient-elles. Oh ! Par pitié, chère madame !

Il y avait dans leurs prunelles une sorte de peur étrange. Angélique pensa dans un éclair : « Elles sont folles !... » D'un geste instinctif, elle saisit le bras du comte, lui demandant secours.

Il parut revenir à lui, et la considéra, vit son visage

pâli et crispé. Alors, aux yeux de tous, il passa son ras autour de sa taille.

– Mesdames, soyez raisonnables, dit-il, Mme de Peyrac a besoin de repos, elle aussi, et je l'emmène, ne vous en déplaise ! Si quelque crainte vous reprenait au sujet de votre maîtresse, faites demander le Dr Parry. Il est de bon conseil.

Sur ces paroles dont elles ne pouvaient apprécier l'ironie, il les salua avec beaucoup de galanterie, et sortit, entraînant Angélique.

Chapitre 6

– Cette duchesse de Maudribourg et ses gens me fatiguent, fit remarquer Angélique, lorsqu'ils se retrouvèrent au-dehors descendant vers la grève. On dirait qu'elle leur fait perdre la tête. Jamais je n'ai ressenti une aussi grande surprise qu'en la voyant. Pourquoi donc m'étais-je figuré que c'était une grosse femme âgée ?... Son titre de duchesse, sans doute, et aussi celui de bienfaitrice...

– Et puis le fait que vous la saviez veuve du duc de Maudribourg décédé il y a peu d'années à un âge avancé. Si je calcule bien, il aurait aujourd'hui plus de quatre-vingts ans... et n'en serait pas moins l'époux de cette fort jolie femme, avec quelque quarante ans d'écart d'âge avec elle.

– Ah ! Je commence à comprendre, s'exclama Angélique, c'est donc cela ! Un mariage entre fiefs comme trop de jeunes filles, presque des enfants parfois, doivent en subir pour complaire à leurs familles.

En frissonnant, elle appuya sa joue contre l'épaule du comte.

– Moi aussi je me souviens, quand je me rendais à Toulouse, je croyais que j'allais épouser un vieillard... un monstre, un Gilles de Retz...

– Le duc de Maudribourg était un peu tout cela à la fois. Débauché, lubrique, sans scrupule. On disait qu'il faisait élever dans des couvents de jolies fillettes orphelines afin de pouvoir dès leur puberté, soit en faire ses maîtresses, soit même, quand elles étaient de noble origine, les épouser. Il semble qu'il s'en lassait vite, et, à la mort de ses trois, non, quatre, premières épouses, on a beaucoup murmuré à son sujet, disant qu'il les avait fait empoisonner. Le jeune roi l'a même banni pendant quelque temps de la cour. Maudribourg n'en était pas moins au mariage de celui-ci, à Saint-Jean-de-Luz. Mais je refusai de le rencontrer... précisément à cause de votre jeune beauté. Il était venu auparavant me visiter, à Toulouse, car il voulait avoir des secrets de magie pour convoquer le Diable.

– Quelle horrible histoire, mon Dieu ! Était-il déjà marié avec la présente duchesse au mariage du roi ? Non, cela ne se peut, elle était trop jeune encore, pauvre enfant !...

– Elle n'est pas si jeune que cela, fit Peyrac avec

une certaine causticité, je ne la crois pas tellement enfantine. C'est une personne d'une grande intelligence et d'une culture extraordinaire.

– Mais... on dirait que vous la connaissez, elle aussi ? S'exclama Angélique.

– De réputation seulement. Elle a soutenu une thèse en Sorbonne sur le calcul infinitésimal inventé par M. Descartes. C'est à ce titre que, voulant rester au courant des évolutions de la Science en Europe, j'ai entendu parler d'elle. J'ai même lu un opuscule de sa main où elle mettait en doute non seulement Descartes, mais aussi les lois de gravitation de la Lune... Quand la duègne des Filles du roi a prononcé le nom de leur bienfaitrice, je n'étais pas certain qu'il s'agissait vraiment de la même femme. À moi aussi, cela me paraissait quelque peu invraisemblable, mais il s'avère que Gouldsboro enferme en ces murs un des premiers docteurs honoris causa de notre temps.

– Je n'arrive pas à y croire, murmura Angélique. Que d'événements en quelques jours !

Ils arrivaient au bord de l'eau. À marée haute un petit échafaudage de bois s'avançant assez loin permettait de descendre sans encombre dans une chaloupe à flot. Jacques Vignot vint au-devant d'eux, levant haut une lanterne pour les guider. La nuit était lourde de brume mais cependant pas tout à fait obscure. Une lune invisible laissait filtrer, à travers les brouillards, des traînées de lumière fuligineuses qui miroitaient comme de mystérieuses lucioles au gré du mouvement des vagues, entre le réseau plombé des presqu'îles et des récifs. Il y avait quelque chose d'un peu inquiétant dans ces jeux de lumières sourdes et fugitives. Ces écharpes de brume qui erraient, on aurait dit des présences monstrueuses guettant l'inconnu.

Ils allaient s'engager sur le môle, lorsque, venu on ne sait d'où, lointain, et pourtant perceptible, déchirant, un cri s'éleva, un cri de femme.

Il vrilla longtemps, terrible, interminable, comme né d'une souffrance inhumaine, d'une torture indicible qui n'en finissait point.

Il semblait jaillir de la nuit même, du plus profond point de suie noire des nuées tourmentées au-dessus d'eux.

Il vrillait à travers l'obscurité, sans fin, et le vent semblait le porter et amplifier à l'infini l'écho suraigu de ce hurlement, où vibrait une douleur sans nom, mais aussi comme les râles d'une haine et d'une rage démoniaques.

Ceux qui l'entendirent sentirent leur sang se glacer dans leurs veines et restèrent pétrifiés.

Adhémar laissa échapper la lanterne qu'Angélique lui avait imposée. Il tremblait tant qu'il ne parvenait pas à se signer.

– La Démone... la Démone..., balbutia-t-il. Cette fois ça y est ! Vous l'avez entendue, pas vrai ?

Si endurcis qu'ils fussent, les autres matelots étaient troublés.

– Qu'est-ce qui se passe par là de mauvais ? dit l'un d'eux en regardant vers le fond de la nuit, qu'est-ce que vous en pensez, monseigneur ?... Une femme en détresse ?...

– Non, c'est la voix d'un esprit, dit un autre. J'peux pas m'y tromper. J'en ai entendu de tout pareils du côté de l'archipel des Démons dans le golfe de Saint-Laurent... Pourtant cela n'est pas venu de la mer...

– Non, plutôt du village, remarqua Peyrac, et même on aurait dit, du fort.

Angélique pensa à la duchesse de Maudribourg.

Un tel cri ne pouvait avoir jailli que de la poitrine d'un être rendant son dernier soupir. Persuadée tout à coup que la malade venait d'expirer sans rémission, Angélique remonta en courant vers les habitations, se reprochant de n'avoir pas été assez perspicace et d'avoir abandonné cette malheureuse femme à sa dernière heure.