Les quelques collègues d'Andrew qui avaient fait le déplacement applaudissaient tandis qu'Olivia Stern embrassait le couvercle du cercueil, imprimant le chêne verni d'un double trait de Rouge de Coco Chanel. Puis elle regagna sa place.

Les employés des pompes funèbres attendirent le signal de Simon. Les quatre hommes soulevèrent la bière et la posèrent sur le berceau qui surplombait la tombe. On actionna le treuil et la dépouille d'Andrew Stilman disparut lentement sous terre.

Ceux qui avaient pris leur matinée pour l'accompagner au cimetière s'approchèrent à tour de rôle pour le saluer dans sa dernière demeure. Il y avait là Dolorès Salazar, la documentaliste qui aimait bien Andrew – ils s'étaient souvent croisés le samedi matin dans le local des alcooliques anonymes de Perry Street –, Manuel Figera, le préposé au courrier – Andrew était le seul à lui offrir un café de temps en temps quand ils se rencontraient à la cafétéria –, Tom Cimilio, le DRH – qui l'avait menacé deux ans plus tôt de le licencier s'il ne réglait pas une fois pour toutes son problème avec la bouteille –, Gary Palmer, employé au département juridique – qui avait souvent eu à résoudre à l'amiable les excès commis par Andrew dans l'exercice de ses fonctions –, Bob Stole, le directeur du syndicat – lui n'avait jamais connu Andrew, mais il était de permanence ce jour-là –, et Freddy Olson, son voisin de bureau, – dont on n'arrivait pas à savoir s'il était au bord des larmes ou s'il retenait un tonitruant fou rire tant il avait l'air défoncé.

Olson fut le dernier à jeter une rose blanche sur le cercueil. Il se pencha pour regarder où elle avait atterri et manqua de peu de tomber dans la fosse avant que le chef du syndicat ne le rattrape de justesse par la manche.

Puis, le cortège s'éloigna et alla se regrouper autour des voitures.

On s'enlaça les uns les autres, Olivia et Dolorès échangèrent quelques larmes, Simon remercia tous ceux qui avaient fait le déplacement et chacun retourna tranquillement à ses occupations.

Dolorès avait une séance de manucure à 11 heures, Olivia un brunch avec une amie, Manuel Figera avait promis à sa femme de l'emmener chez Home Depot acheter un nouveau sèche-linge, Tom Cimilio était témoin au mariage de son neveu, Gary Palmer devait retrouver son compagnon qui tenait un stand au Flea-market de la 25e Rue, Bob Stole rentrait assurer sa permanence au journal et Freddy Olson s'était réservé une séance de soins orientaux à l'heure du déjeuner dans un établissement de Chinatown où les masseuses n'avaient probablement pas dû aller à confesse depuis fort longtemps.

Chacun retournait à sa vie, laissant Andrew Stilman à sa mort.


*

Les premières heures qui suivirent son enterrement lui parurent terriblement longues, et surtout solitaires, ce qui était assez inattendu pour quelqu'un comme lui qui avait toujours adoré être seul. Et il fut pris d'une angoisse qui, cette fois, ne provoqua ni envie d'un Fernet-Coca, ni sueur, ni tremblement, pas même une petite accélération du pouls, et pour cause.

Puis vint la nuit et, avec elle, cet étrange phénomène dont il prit aussitôt conscience.

Bien que jusque-là il se soit plutôt accommodé à l'extrême exiguïté de son « réduit en sous-sol, sans porte ni fenêtre » et que le silence qui régnait à six pieds sous terre ne l'ait finalement pas plus dérangé que cela (lui qui aimait tant la cacophonie de la rue, ses bruits de marteaux-piqueurs, de motards confondant virilité et vrombissement de leur cylindrée, de sirènes hurlantes, de camions de livraison qui reculent en faisant des bips à vous donner envie de tuer le chauffeur, de fêtards abrutis qui chantent à tue-tête et à toute heure en rentrant chez eux et qu'on aimerait tant suivre jusque sous leurs fenêtres pour leur rendre la pareille), Andrew se retrouva à son grand étonnement en lévitation à quelques centimètres au-dessus du monticule de terre fraîche qui recouvrait sa dépouille. Aussi absurde que cela lui semblât, il était là, assis en tailleur, et pouvait voir tout ce qui passait autour de lui, c'est-à-dire pas grand-chose.

Faute d'avoir un emploi du temps chargé, il commença à en faire l'inventaire.

Le gazon brossé par la brise hérissait ses herbes en direction du nord. Les bosquets d'ifs, les érables et les chênes du coin s'agitaient dans la même direction. Toute la nature environnante semblait se tourner vers l'autoroute qui se trouvait en contrebas du cimetière.

Et soudain, alors qu'Andrew, consterné, se demandait combien d'heures encore il allait rester à s'emmerder ainsi, il entendit une voix.

– Tu t'y feras, au début ça paraît un peu long, mais on finit par perdre la notion du temps. Je sais ce que tu es en train de te dire. Si tu avais pensé plus tôt à ta mort, tu te serais offert une concession sur un bout de terrain avec vue sur la mer. Et tu aurais fait une grosse erreur. Les vagues, ça doit finir par être d'un chiant ! Alors que sur l'autoroute, il se passe des trucs de temps à autre. Des embouteillages, des poursuites, des accidents, c'est beaucoup plus varié qu'on ne l'imagine.

Andrew regarda dans la direction où avait surgi la voix. Un homme, assis en tailleur, lévitant comme lui, à quelques centimètres au-dessus de la tombe voisine, lui souriait.

– Arnold Knopf, dit celui-ci sans changer de position. C'était mon nom. J'entame ma cinquantième année ici. Tu verras, tu t'y feras, c'est juste un coup à prendre.

– Alors c'est ça, la mort ? demanda Andrew, on reste là, le cul posé sur sa tombe à regarder l'autoroute ?

– Tu regardes ce que tu veux, tu es libre, mais c'est ce que j'ai trouvé de plus distrayant. Parfois, il y a des visites, les week-ends surtout. Les vivants viennent pleurer sur nos tombes, mais pas sur la mienne. Quant à nos voisins, ils sont là depuis si longtemps que ceux qui venaient les voir sont eux aussi enterrés. La plupart ne prennent même plus la peine de sortir. Nous sommes les jeunes du quartier, si je puis dire. J'espère que tu en auras, des visites, au début il y en a toujours, après le chagrin se tasse, ce n'est plus pareil.

Andrew, au cours de sa longue agonie, avait souvent imaginé ce que pourrait être la mort, espérant même trouver en elle une forme de délivrance des démons qui l'avaient hanté. Mais ce qui lui arrivait était bien pire que tout ce que son esprit retors avait envisagé.

– J'en ai vu des choses, tu sais, reprit l'homme. Deux siècles et trois guerres. Quand je pense que c'est une saleté de bronchite qui a eu raison de moi. Allez me dire que le ridicule ne tue pas ! Et toi ?

Andrew ne répondit pas.

– Remarque, on n'est pas pressé, et puis te fatigue pas, j'ai tout entendu, continua son voisin. Il y avait du beau monde à tes obsèques. Se faire assassiner, ce n'est pas banal tout de même.

– Non, c'est assez original, j'en conviens, répliqua Andrew.

– Et par une femme en plus !

– Homme ou femme, ça ne change pas grand-chose, non ?

– Je suppose que non. Enfin, si tout de même. Monsieur n'avait pas d'enfants ? Je n'ai aperçu ni veuve ni marmots.

– Non, ni enfants ni veuve, soupira Andrew.

– Célibataire, alors ?

– Depuis peu.

– Dommage, mais c'est peut-être mieux pour elle.

– Je suppose.

Au loin, les gyrophares d'une voiture de police se mirent à scintiller, le break qu'elle suivait se rangea sur la bande d'arrêt d'urgence.

– Tu vois, il se passe sans arrêt des trucs sur cette autoroute. C'est la Long Island Expressway qui mène à l'aéroport JFK. Les types sont toujours pressés et ils se font cueillir chaque fois à cet endroit. Les bons jours, il y en a un qui ne s'arrête pas, alors tu peux regarder la poursuite jusqu'au virage là-bas. Après, la rangée de platanes nous cache la vue, dommage.

– Vous voulez dire qu'on ne peut pas bouger de nos tombes ?

– Si, avec le temps on y arrive, peu à peu. J'ai réussi à atteindre le bout de l'allée la semaine dernière, soixante pieds d'un coup ! Cinquante ans d'entraînement tout de même ! Heureusement que ça finit par payer, sinon à quoi bon ?

Andrew céda au désespoir. Son voisin se rapprocha de lui.

– T'inquiète, je te jure qu'on s'y fait. Ça paraît impossible au début, mais tu verras, fais-moi confiance.

– Ça vous ennuierait si on se taisait pendant quelque temps. J'ai vraiment besoin de silence.

– Le temps que tu veux, mon garçon, rétorqua Arnold Knopf, je comprends, je ne suis pas pressé.

Et ils restèrent tous deux, assis en tailleur, côte à côte dans la nuit.

Un peu plus tard, les phares d'une voiture éclairèrent la route qui remontait la colline depuis l'entrée du cimetière. Qu'on lui ait ouvert les grilles d'ordinaire fermées à cette heure était un mystère pour Arnold qui fit part de son étonnement à Andrew.

Le break marron se rangea le long du trottoir, une femme en descendit et marcha dans leur direction.

Andrew reconnut immédiatement son ex, Valérie, l'amour de sa vie qu'il avait perdu en commettant la plus stupide erreur de toute son existence. Et sa situation attestait du prix qu'il avait payé pour un moment d'égarement, une folie passagère.

Avait-elle seulement su combien le remords l'avait rongé ? Qu'il avait renoncé à se battre à compter du moment où elle avait cessé de lui rendre visite à l'hôpital ?

Elle s'approcha de la tombe et se recueillit dans le plus grand silence.

La voir ainsi accroupie devant lui l'apaisa pour la première fois depuis qu'on l'avait poignardé le long de l'Hudson River.

Valérie était là, elle était venue, et cela comptait plus que tout.

Soudain, elle souleva subrepticement sa jupe et se mit à uriner sur la pierre tombale.