– Au siècle dernier, c'étaient les bourgeois qui avaient des préjugés à la con sur les ouvriers, maintenant c'est le contraire, avait-elle répondu du tac au tac.
Shamir n'avait pas pu terminer ses études, faute de moyens financiers. La somme que Suzie lui offrait pour quelques leçons d'alpinisme pouvait changer bien des choses dans sa vie. Mais il n'arrivait pas à savoir si son culot et son insolence le charmaient ou l'exaspéraient.
– Je n'ai aucun a priori, mademoiselle Baker. Je suis mécano, la différence entre nous, c'est que pour moi travailler est une nécessité quotidienne, et j'aimerais ne pas me faire virer parce que je bavarde avec une jolie fille au lieu de finir ma vidange.
– Vous ne bavardez pas, mais merci du compliment.
– Je vous contacterai quand j'aurai pris ma décision, dit Shamir en reprenant son travail.
Ce qu'il fit le soir même, en contemplant son assiette dans ce fast-food, à quelques pas du garage, où il dînait tous les soirs. Il avait appelé Suzie Baker et lui avait donné rendez-vous dans un complexe sportif de la grande banlieue de Baltimore, le samedi suivant à 8 heures précises.
Six mois durant, ils avaient passé chaque week-end à gravir un mur d'escalade en béton. Au trimestre suivant, Shamir entraîna Suzie à la varappe sur de véritables parois rocheuses. Elle ne lui avait pas menti, sa détermination ne cessait de le surprendre. Elle ne cédait jamais à la fatigue. Lorsque ses membres endoloris la faisaient souffrir au point où n'importe qui aurait renoncé, elle s'agrippait avec encore plus d'énergie.
Quand Shamir lui avait annoncé qu'elle était prête à affronter la montagne et qu'il l'emmènerait à la venue de l'été grimper au plus haut sommet du Colorado, Suzie avait été si heureuse qu'elle l'avait invité à dîner.
Hormis quelques en-cas partagés pendant leurs entraînements, c'était leur premier repas en tête à tête. Au cours de cette soirée, où Shamir avait raconté sa vie, l'arrivée de ses parents en Amérique, leur vie modeste, les sacrifices qu'ils avaient consentis pour qu'il suive des études, Suzie, qui n'avait presque rien dévoilé de la sienne, sinon qu'elle habitait à Boston et venait chaque week-end pour se former avec lui, avait annoncé son intention d'escalader le mont Blanc l'année suivante.
Cette ascension, Shamir l'avait entreprise lors d'un voyage en Europe, qu'il avait pu s'offrir grâce à un concours universitaire remporté des années plus tôt. Mais la montagne n'avait pas voulu de sa cordée et il avait dû faire demi-tour, à quelques heures du but. Shamir en ressentait toujours une amère déception, se consolant du fait que ses camarades et lui étaient rentrés sains et saufs. Le mont Blanc a souvent volé la vie de ceux qui n'ont pas su renoncer.
– Quand vous parlez de la montagne, on croirait qu'elle a une âme, avait-elle dit à la fin de ce dîner.
– Tout alpiniste le croit, et j'espère que vous aussi, désormais.
– Vous y retourneriez ?
– Si j'en ai un jour les moyens, oui.
– J'ai une proposition malhonnête à vous faire, Shamir. À la fin de ma formation, c'est moi qui vous y emmènerai.
Shamir estimait que Suzie n'avait pas encore le niveau pour affronter le mont Blanc. Et le voyage serait trop onéreux. Il l'avait remerciée en déclinant son offre.
– Dans moins d'un an, j'escaladerai le mont Blanc, avec ou sans vous, avait affirmé Suzie en quittant la table.
Au lendemain de leur escapade dans le Colorado, après qu'ils s'étaient embrassés au sommet du pic Grays, Shamir avait refusé d'être payé.
Au cours des six mois suivants, Suzie l'avait harcelé avec sa nouvelle obsession, vaincre le plus haut sommet d'Europe.
Un matin de novembre, Shamir et elle avaient connu leur unique dispute, lorsque rentrant chez lui, il l'avait retrouvée assise en tailleur sur le tapis du salon, une carte étalée devant elle. Il lui avait suffi d'un coup d'œil pour reconnaître les reliefs de la montagne où Suzie avait tracé une voie d'escalade au crayon rouge.
– Tu n'es pas prête, avait-il répété pour la énième fois. Tu ne renonces jamais quand tu as une idée en tête ?
– Jamais ! avait-elle déclaré fièrement en exhibant deux billets d'avion. Nous partirons à la mi-janvier.
En été, il aurait déjà hésité à l'y emmener, mais en janvier, c'était hors de question. Suzie avait fait valoir qu'en pleine saison le mont Blanc devenait une usine à touristes. Elle voulait le gravir seule avec lui. Elle avait passé des semaines à étudier l'itinéraire, jusqu'à le connaître dans ses moindres détails.
Shamir s'était emporté. À 4 800 mètres, la pression en oxygène réduite de moitié provoque migraines, jambes en coton, nausées et ivresse chez ceux qui veulent défier de tels sommets sans y être correctement préparés. L'hiver, ils se réservaient aux alpinistes chevronnés, et Suzie en était loin.
Obstinée, elle avait récité sa leçon.
– Nous passerons par l'aiguille du Goûter pour atteindre l'arête des Bosses. Le premier jour, nous effectuerons une montée depuis le Nid d'Aigle. Six heures, huit tout au plus pour atteindre le refuge de la Tête Rousse. Nous atteindrons le col du Dôme au lever du jour puis nous passerons le bivouac Vallot. À 4 362 mètres, nous aurons atteint une altitude équivalente à celle du pic Grays (où elle avait promis de faire demi-tour en cas de météo défavorable). Ensuite les Deux Bosses, avait-elle poursuivi surexcitée en désignant une croix rouge dessinée sur la carte. Et enfin, ce sera le tour du rocher de la Tournette, avant d'attaquer l'arête sommitale. Là-haut, on se prend en photo et on redescend. Tu auras conquis ce sommet dont tu as toujours rêvé.
– Pas comme ça, Suzie, pas en te faisant courir de tels risques. Et nous nous attaquerons au mont Blanc le jour où j'aurai les moyens de t'y emmener. Je te le promets. Mais pas en hiver, ce serait du suicide.
Suzie lui avait tenu tête.
– Et si depuis notre premier baiser au sommet du pic Grays, je m'étais prise à rêver que tu me demanderais ma main au sommet du mont Blanc ? Et si le mois de janvier comptait plus que tout pour moi pour une telle occasion, ce n'est pas plus important que tes fichues inquiétudes météorologiques ? Tu gâches tout, Shamir, je voulais...
– Je n'ai rien gâché du tout, avait-il murmuré. De toute façon, tu arrives toujours à tes fins. D'accord, mais d'ici là, je ne te laisserai aucun moment de répit. Chaque instant de liberté devra être consacré à la préparation de cette folie. Tu dois te mettre en condition, non seulement pour escalader une montagne bien plus traître qu'elle n'y paraît, mais pour affronter son climat. Et tu n'as encore jamais connu de tempête lorsqu'elle te frappe en haute altitude.
Shamir se remémorait chacun des mots prononcés dans la tiédeur de sa maison de Baltimore, alors que le grésil cinglant son visage lui faisait endurer une souffrance lancinante.
Le vent redoublait. À quinze mètres de lui, Suzie n'était plus qu'une ombre dans la tempête qui les harcelait.
Il ne fallait pas céder à la peur, ne pas transpirer ; la sudation est fatale en haute montagne. Elle vous colle à la peau et cristallise dès que la température corporelle s'abaisse.
Le fait que Suzie mène la cordée l'inquiétait encore plus, il était le guide et elle l'élève. Mais elle refusait de ralentir et avait pris la tête depuis une heure déjà. Le bivouac Vallot était désormais un lointain souvenir. Ils auraient dû y faire demi-tour. Le jour ne perçait plus le ciel obscur quand ils avaient décidé de poursuivre leur route et de s'engager dans ce couloir vertigineux.
Sous le rideau de neige battu par le vent, il crut voir Suzie agiter les bras. Il est d'usage de respecter une distance de sécurité d'au moins quinze mètres entre deux membres d'une cordée, mais Suzie ralentissait enfin le pas, et Shamir se résolut à enfreindre cette règle pour se rapprocher d'elle. Lorsqu'il arriva à sa hauteur, elle se colla à son oreille pour lui crier qu'elle était certaine d'avoir aperçu les rochers de la Tournette. S'ils réussissaient à les atteindre, ils pourraient se protéger le long de leurs parois rocailleuses.
– Nous n'y arriverons pas, c'est trop loin, hurla Shamir.
– Tu as une meilleure idée ? lui répondit Suzie en tirant sur la corde.
Shamir haussa les épaules et prit l'initiative d'ouvrir la marche.
– Pas si près de moi, ordonna-t-il en plantant son piolet.
Lorsqu'il sentit le sol se dérober, devinant qu'il était trop tard, il se tourna vers Suzie pour l'avertir du danger.
La corde se tendit brusquement. Suzie fut projetée en avant et toutes ses forces réunies ne purent l'empêcher de suivre Shamir dans la crevasse qui venait de s'ouvrir sous leurs pieds.
Dévalant la pente à une vitesse vertigineuse, ils étaient impuissants à ralentir leur chute. La combinaison de Shamir se déchira, une grenaille de givre lui lacéra le torse. Sa tête heurta la glace et il eut l'impression de recevoir un uppercut en plein visage. Le sang qui s'épanchait de ses arcades sourcilières l'aveuglait. L'air peinait à entrer dans ses poumons. Les alpinistes ayant survécu à une chute dans une crevasse parlent de naufrage, d'impression de noyade. C'était exactement ce qu'il ressentait.
Incapables de s'agripper à la paroi, ils continuaient de glisser. Shamir hurla le prénom de Suzie, mais n'entendit aucune voix en retour.
Il heurta le sol. Ce fut un choc sourd, un arrêt brutal, comme si la montagne en l'avalant avait voulu le mettre K.-O.
Il releva la tête, et vit une masse blanche qui s'abattait sur lui. Puis ce fut le silence.
2.
Une main chassait la neige de son visage. Une voix lointaine le suppliait d'ouvrir les yeux. Dans un halo, il vit Suzie penchée sur lui, le visage livide. Elle grelottait, mais elle enleva ses gants et nettoya sa bouche et ses narines.
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