Quand il y vit plus clair, il constata que ses poignets et ses chevilles ne portaient plus aucune entrave, qu’il était étendu sur une sorte de paillasse recouverte de peaux de mouton et que le jour entrait dans sa prison par un soupirail devant lequel retombait la verdure d’une végétation. Il était seul…

Il commença par s’asseoir sur son lit de fortune pour laisser au vertige qui l’avait saisi en se redressant le temps de s’apaiser. Il vit alors qu’un plateau garni d’un poulet fraîchement rôti, d’un pain et d’une bouteille de vin, était posé à terre.

La faim lui vint à la vue des victuailles. Jamais il ne s’était senti l’estomac aussi creux… Cette chère Anne était décidément pleine d’attentions pour ses prisonniers et il entreprit sans plus tarder de restaurer ses forces défaillantes, écartelant le poulet à deux mains pour en avoir raison plus vite. Après quoi il se mit enfin debout, éprouva l’élasticité de ses bras et de ses jambes et se dirigea vers la porte pour voir les possibilités d’évasion qu’elle lui offrait. Mais, à sa grande surprise, il constata qu’elle était ouverte…

Sans perdre une seconde de plus, il s’élança dans une sorte de boyau qui menait à un escalier aux marches branlantes et rendues glissantes par l’humidité, l’escalada et déboucha dans le couloir dallé dont il avait gardé le souvenir. Au bout de ce couloir, il y avait une porte, ouverte elle aussi sur une prairie inondée de soleil. De frêles branches de vigne vierge bougeaient doucement dans l’encadrement de cette porte. Aucun bruit ne se faisait entendre. La maison était silencieuse et vide…

Quand il franchit le seuil ensoleillé, Gilles les yeux fermés laissa un instant la chaleur matinale des rayons caresser son visage. C’était comme un merveilleux réveil après un affreux cauchemar…

Un hennissement tout proche lui fit rouvrir les yeux et il vit qu’un cheval tout sellé était attaché à un peuplier à quelques pas de lui.

Son regard fit le tour de l’horizon tandis qu’il sortait de la maison qui était un moulin à demi ruiné. Un petit cours d’eau coulait tout auprès avec un bruit frais, sous la roue veuve de la plupart de ses pales. Il alla y tremper son visage pour achever de retrouver son équilibre, plongeant même sa tête tout entière dans la fraîcheur bienfaisante… puis courant vers le cheval qui d’un nouveau hennissement paraissait l’appeler, il le détacha, sauta en selle et, franchissant la prairie en pente qui menait à la route, partit au grand galop dans la direction qui lui semblait être celle de Versailles… Son esprit ne formulait qu’une pensée moins bien claire : rejoindre Judith !

— Vous ?… Mon Dieu ! Mais où étiez-vous ?

Berthe venait d’ouvrir la porte et, sur le seuil de son salon, Mlle Marjon accourut. Elle se jeta vers Gilles, le prit aux épaules et le regarda avec une sorte de terreur comme s’il sortait tout droit de l’enfer. Il vit qu’elle avait les yeux rouges, le visage délavé de quelqu’un qui a beaucoup pleuré.

— Je ne sais pas moi-même… On m’a enlevé. Laissez-moi passer… Je veux voir Judith !

Et il s’élança dans l’escalier appelant de toute la force de ses poumons.

— Judith ! Judith… Où es-tu, mon cœur !…

Mais seul Pongo apparut sur le palier. Un Pongo aux yeux creux dont la peau était grise comme s’il relevait d’une longue maladie. Sa figure était si tragique qu’une épouvante s’empara de Gilles. Bondissant vers l’Indien, il le prit aux épaules et le secoua.

— Où est-elle ? Où est ma femme ?…

— Elle est partie… hier soir ! dit derrière lui la voix éteinte de Mlle Marjon.

— Partie ? Mais où, mais comment ?

— Je ne sais pas !… Elle paraissait plus calme cependant. Elle s’était endormie. Je suis allée jusqu’à l’église pendant que Berthe préparait le souper. Pongo était à l’écurie pour soigner les chevaux. Quand nous sommes revenus le lit était vide… elle avait disparu ! Oh, Gilles, comment avez-vous pu lui faire cela ?…

— Lui faire quoi ? Pouvez-vous me dire ce que je lui ai fait ?… Je vous dis que j’ai été victime d’une infâme machination !

La vieille demoiselle détourna ses yeux qui s’emplissaient à nouveau de larmes et tira son mouchoir.

— Oh… je ne sais pas au juste, mais cette absence de trois jours sans nouvelles ! Trois jours ! Pauvre petite !… Même une Reine n’a pas le droit de faire cela ! C’est infâme !

— La Reine n’est pour rien là-dedans ! C’était un traquenard, un piège… J’ai des ennemis redoutables, vous devriez le savoir !…

Elle haussa les épaules, accablée de chagrin.

— Et des amies auxquelles on n’a pas le droit de dire non, n’est-ce pas ? Sainte Vierge ! Dieu m’est témoin que jamais je n’ai prêté l’oreille aux bruits qui courent, ni sur tout ce que l’on dit de la Reine…

— Encore une fois, hurla Gilles hors de lui, je me tue à vous dire qu’elle n’y est pour rien !

— Et ça alors ?…

Elle tira de son fichu de soie grise un papier froissé trituré, informe, qu’elle mit dans la main de Gilles.

— Tenez ! Un commissionnaire a apporté ce billet pour votre femme le lendemain de votre disparition… Judith avait passé la nuit à la fenêtre à vous attendre. Elle a lu la lettre puis elle a poussé un cri affreux et elle est tombée dans les bras de Pongo, évanouie… Vous aurez peut-être du mal à la lire. Elle a tant pleuré dessus avant que je ne réussisse à la lui reprendre !

Défroissant de son mieux le billet sur son genou d’une main qui tremblait, Gilles réussit à déchiffrer les quelques lignes d’une écriture visiblement féminine.

« Prenez patience, petite Madame, vous ne reverrez pas de sitôt votre séduisant époux. Il faut être bien naïve, bien sourde et bien fraîchement sortie de sa province… ce que vous êtes, pour ignorer que votre beau chevalier est l’amant de la Reine et qu’on n’a jamais rien repris à Marie-Antoinette parce qu’elle ne le permet pas. Consolez-vous ! Vous êtes si jeune… Votre tour viendra !… Une amie sincère ! »

Le poing de Gilles écrasa le petit chiffon empoisonné. Il se sentait devenir fou et serra les paupières pour retenir les larmes qui lui venaient.

— Elle a lu ça !… Elle a lu ça ! Mais comment a-t-elle pu y croire ?… Elle sait pourtant bien que je n’aime qu’elle ! Ah ! Dieu… Je l’aime tant !…

— Elle… trouver aussi portrait ! Alors… elle croire !

Et Pongo vint mettre entre les mains de son maître le coffret dans lequel il avait enfermé la miniature du cardinal. Et le coffret était vide…

D’un geste insensé, Gilles saisit le coffret dont il n’avait jamais songé qu’il pût lui faire un jour tant de mal et de toute sa force le jeta à travers une fenêtre dont les vitres volèrent en éclats, avant d’aller s’abattre, secoué de sanglots convulsifs, sur le lit que personne n’avait eu le courage de refaire et où demeurait la trace du corps léger de sa femme… Pendant des heures il appela Judith à grands abois rauques de fauve en furie…

Quand le jardin s’emplit de soldats, vers la fin du jour, il n’en entendit rien. Ce fut seulement quand une main ferme se posa sur son épaule qu’il émergea de l’abîme de désespoir où il s’était englouti.

Relevant la tête, il vit, sans la moindre surprise, un officier debout auprès du lit, un officier qu’il reconnut. C’était M. Gaudron de Tilloy, Lieutenant des Gardes de la Prévôté, qui le regardait avec une immense pitié. Mais sa voix n’en perdit rien de son officielle fermeté en prononçant les paroles fatidiques :

— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, au nom du Roi, je vous arrête !…

Cherchant vainement la signification de ces mots incroyables Gilles se releva, murmura :

— Vous m’arrêtez ?… Moi ?…

— Vous êtes accusé de collusion et de complicité avec le cardinal prince de Rohan, inculpé de vol et d’atteinte à la majesté royale ! Veuillez me suivre.

Les yeux de Gilles, presque aveugles d’avoir tant pleuré, firent le tour de la chambre. Ils découvrirent Mlle Marjon qui, à genoux sur le parquet, pleurait et priait, Winkleried qui venait d’arriver et qui, dans un coin, se rongeait les poings, Pongo raide comme une lance auprès d’un sac qu’il venait de remplir à la hâte et déjà prêt à suivre le destin de son maître. Puis ils revinrent se poser sur l’officier qui attendait sans impatience. Alors, haussant les épaules, il murmura :

— Je vous suis, Monsieur… Après tout, pourquoi pas ?

Plus rien n’avait d’importance !…

Saint-Mandé, septembre 1977.