— Je vous suis. Veuillez m’attendre un instant.

Fourrant le billet dans sa poche, il rejoignit hâtivement ses amis, embrassa Judith qui, les yeux déjà pleins d’angoisse, se jetait à son cou.

— Pardonnez-moi !… Il faut que je m’absente un moment !

— Ce soir ?… Alors que vous venez de vous marier ? s’écria Mlle Marjon suffoquée.

— En dehors de vous qui êtes ici réunis, bien peu de personnes savent que je me mariais aujourd’hui. Je ne serai pas long, je pense, mais il faut que je me rende à Trianon. La Reine m’a fait demander.

— La Reine ? Mais pourquoi ? Que te veut-elle ? s’écria Judith, déjà partagée entre les larmes et la colère.

Il caressa sa joue et lui sourit.

— Peu de chose sans doute, mais je ne peux me dispenser d’y aller, mon cœur ! Winkleried te dira qu’une fois, déjà, j’ai été mêlé sans le vouloir à une affaire privée de Sa Majesté, une affaire qui touche à cette affreuse histoire de collier volé. C’est certainement de cela qu’il s’agit encore. Je dois y aller !

— Enfin, pourquoi toi ? La Reine ne manque pas de serviteurs, que je sache !

— Peut-être parce qu’elle sait qu’elle et le Roi ont en moi un cœur fidèle et dévoué. Ne pleure pas, ma douce, il n’y a aucune raison, car je ne serai pas longtemps absent. Commencez à souper sans moi, ajouta-t-il gaiement… mais ne mangez pas tout le pâté ! Ce serait une trop cruelle punition !

Avec un dernier baiser à sa jeune femme, il prit son chapeau, son épée, tapa dans le dos d’Ulrich-August qui, la mine songeuse, ôtait lentement son tablier et rejoignit le messager de la Reine.

Dans la rue, en effet, une berline de ville semblable à toutes celles des remises royales qui assuraient le service de la Cour attendait, lanternes allumées, marchepied baissé, portière entrouverte.

Le messager l’ouvrit largement. Gilles s’élança à l’intérieur.

— Un mot, un cri, un simple soupir et vous êtes mort, Monsieur le Chevalier… articula une voix aimable.

Gilles vit alors, braqué sur lui, un gros pistolet fermement tenu en main par un homme tout vêtu de noir qui se tenait assis au fond de la voiture.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Qui êtes-vous ?…

— Asseyez-vous et restez tranquille ! Vous le verrez bien.

Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à obéir. Gilles s’assit près de l’homme en noir dont l’arme décrivit un léger arc de cercle pour continuer à viser son cœur. Le messager en livrée monta derrière lui et, brusquement, le jeune homme ne vit plus rien : on venait de lui appliquer un bandeau sur les yeux.

La portière claqua. La voiture s’ébranla en cahotant sur les gros pavés carrés de la rue. Coincé entre ses deux ravisseurs, Gilles s’efforçait de mettre de l’ordre dans ses pensées et surtout de garder son calme.

— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-il froidement.

— Nous ne sommes pas autorisés à vous l’apprendre. Mais rassurez-vous, il ne vous sera fait aucun mal. Nous avons ordre de vous traiter avec les plus grands égards.

— Jolis égards ! Vous êtes d’assez impudents coquins pour avoir osé vous servir du nom sacré de Sa Majesté la Reine… et de sa livrée. Car j’imagine qu’elle n’y est pour rien ?

— Absolument pour rien ! ricana l’homme en noir. Mais, si vous le permettez, nous allons prendre une petite précaution supplémentaire. Les égards en souffriront peut-être un peu et vous voudrez bien nous le pardonner mais, voyez-vous, on ne nous a pas dit que vous étiez un gaillard de cette carrure… et un mauvais coup est bien vite arrivé !

En un clin d’œil et avec une vélocité qui dénonçait une longue habitude, les mains du jeune homme furent liées étroitement puis, avec un soupir de soulagement, l’homme reprit sa place et la voiture continua sa route dans le silence.

Dans les débuts du voyage, Gilles s’efforça de suivre, par la pensée, le trajet de l’attelage, mais il acquit bientôt la conviction que l’on tournait en rond afin de brouiller la piste et quand, enfin, les chevaux s’élancèrent le long d’une ligne droite, il ne lui était plus possible de définir dans quelle direction ils se dirigeaient tant on avait décrit de méandres et de détours. Tout ce qu’il put constater c’est que l’on ne roulait plus sur des pavés…

Quand la voiture s’arrêta enfin, après avoir décrit une courbe et cahoté dans un chemin en pente qui devait être détestable tant il secoua les voyageurs, Tournemine avait évalué le trajet à une heure environ. Ses deux gardiens le prirent chacun sous un bras, le firent descendre de voiture et le guidèrent avec des soins attentifs à travers ce qui était peut-être une prairie en pente car il sentit une déclivité et de l’herbe sous ses pieds. L’air nocturne était humide. Un léger bruit d’eau courante se faisait entendre. Une porte grinça sous la main de l’un des gardiens.

— Prenez garde à la marche ! dit-il.

On était à présent dans une maison qui devait être assez vétuste car cela sentait furieusement le moisi et l’atmosphère était celle d’une cave mais Gilles eut l’impression que l’on suivait un couloir dallé. Une porte s’ouvrit, puis une autre et, enfin, après que l’on eut descendu une volée de marches glissantes, un peu de lumière filtra sous le bandeau du prisonnier. Mais on ne le lui enleva pas…

Toujours aveugle, on le conduisit jusqu’à ce qui devait être un lit ou un divan recouvert d’une fourrure sur lequel on le fit étendre non sans s’être assuré que le bandeau tenait bien sur ses yeux et que les entraves de ses mains étaient trop solides pour qu’il pût s’en défaire. Mais quand deux mains immobilisèrent ses jambes pour lier aussi ses pieds il se tordit comme un ver, essayant d’échapper à l’étreinte de ses ravisseurs.

— En voilà assez ! hurla-t-il furieux. Dites une bonne fois ce que vous voulez de moi et finissons-en !…

Mais personne ne lui répondit. Les hommes achevaient leur ouvrage. L’un d’eux glissa un oreiller sous sa tête puis ils parurent s’éloigner car Gilles entendit leurs pieds traîner sur un sol inégal. Pendant un moment il y eut un silence au fond duquel naquit bientôt l’écho d’un autre pas, plus léger, accompagné du frou-frou d’une robe de soie. Un parfum de rose parvint jusqu’aux narines du jeune homme…

— Eh bien, chevalier, fit une voix qu’il n’eut aucune peine à reconnaître, comment vous sentez-vous ? J’espère que mes gens ont été aussi respectueux que je l’avais ordonné et qu’on ne vous a point maltraité ?

— Ainsi, c’était vous ! fit-il avec un soupir excédé. Vous n’imaginez pas, j’espère, que vous avez réussi à me faire peur ?

— Ce n’était pas le but recherché. Je souhaitais seulement vous offrir mes vœux de bonheur, sans témoins, et vous dire combien j’apprécie votre goût. La jeune fille est charmante, absolument ravissante… un peu bécasse peut-être, un peu… paysanne mais charmante ! Il est bien dommage que la nuit de noces soit encore lointaine. La jeune épousée, je le crains, va trouver le temps long. Quant à vous, nous allons faire de notre mieux pour que vous ne souffriez pas trop d’impatience.

— C’est cela que vous avez trouvé ? C’est cela votre vengeance ? M’écarter de ma femme cette nuit ? fit-il méprisant. Je ne vous fais pas mon compliment. Je suis marié, ma chère, et vous n’y pouvez rien. Quant à calmer ce que vous appelez mes impatiences, il n’y faut pas compter. Vous n’avez pas l’intention de me violer, j’imagine ?

Elle eut un rire de gorge en forme de roucoulement qui passa comme une râpe sur les nerfs du jeune homme.

— Cela pourrait être amusant ! D’ailleurs, si je le voulais vraiment… je n’aurais pas besoin de te violer. Je sais si bien comment éveiller ton désir ! Mais, ce soir, je préfère te laisser à tes regrets. Et maintenant, je te souhaite une bonne nuit, mon bel amour, une longue nuit bien reposante.

Elle avait dû faire un signe car Gilles se sentit soudain soulevé par les épaules tandis que l’on approchait un gobelet de ses lèvres. Il serra les dents. Alors, sans la moindre douceur, deux doigts pincèrent son nez et, bon gré mal gré, il lui fallut bien ouvrir la bouche dans laquelle on fit couler une liqueur sucrée de goût agréable d’ailleurs qu’il avala mécaniquement. Ce n’était certainement pas du poison ainsi qu’il l’avait imaginé tout d’abord. Puis on le reposa sur son lit.

— Il était bien inutile de te défendre, dit Mme de Balbi en riant. Je n’ai pas du tout l’intention de t’empoisonner. D’abord ce n’est pas du tout mon style et, ensuite, ne t’ai-je pas dit que nous ne nous séparerions définitivement que lorsque je n’aurais plus de goût pour toi ? Ce temps n’est pas encore venu… Tu vas dormir à présent. Demain tu auras encore un peu de cette délicieuse liqueur, après-demain aussi… Sois sans crainte, elle ne te fera aucun mal. Dormir… simplement dormir ! Pauvre petite Madame de Tournemine ! Il va lui falloir conserver sa virginité plus longtemps que prévu…

Elle s’éloigna en riant et son rire décrut lentement dans les profondeurs de la maison. Un instant Gilles eut envie de lui crier que son absurde vengeance était sans objet, que Judith était bel et bien sa femme mais il se retint pour ne pas risquer de livrer sa petite sirène aux représailles toujours possibles de cette harpie. Et puis, il avait sommeil… tellement… tellement sommeil tout à coup… tellement… sommeil.

Lorsqu’il en émergea après un temps impossible à déterminer mais qui, même dans le profond anéantissement où il avait été plongé, lui avait paru durer interminablement, il ouvrit les yeux sur un décor gris de prison ou de cave et mit quelque temps à recouvrer ses esprits. Les brumes de la drogue dont il avait été gorgé ne se dissipèrent que lentement et il lui fallut un certain temps pour rassembler ses souvenirs. Puis il avait de nouveau retrouvé l’usage de ses yeux.