— Grâce à cet argent, cela n’a plus d’importance à présent. Nous pourrons partir demain, tout de suite… Nous allons enfin pouvoir être heureux.

Toute sa pétulance retrouvée, elle glissa de ses bras, sauta à bas du lit et, retenant sa robe dénouée contre sa poitrine, elle virevolta autour du lit avec une légèreté de ballerine. Puis, dans un mouvement plein de grâce, vint s’abattre près de Gilles sur les genoux duquel elle posa sa tête rousse dont les longs cheveux brillants tombèrent jusqu’à terre.

— Allons-nous-en !… enlève-moi, mon beau chevalier, et allons nous aimer au bout du monde ! Je te donnerai des fils aussi vaillants que toi, des filles aussi odieuses que moi… et tant d’amour, tant d’amour ! J’en ai tellement à te donner ! Épouse-moi et partons !

Bouleversé il se pencha sur elle jusqu’à ce que ses lèvres touchent la masse soyeuse de ses cheveux.

— Judith… mon amour, murmura-t-il, songes-tu à ce que tu dis ?…

Il l’entendit rire presque contre sa bouche.

— Bien sûr que j’y songe ! Je suis peut-être stupide, mais je sais ce que c’est que le mariage. Et je veux être ta femme !

— As-tu oublié ce qu’a dit Cagliostro ? Il disait que tu ne devais pas céder à l’amour, que tu étais un être rare et qu’à cause de cela tu devais rester…

Elle se redressa brusquement, dardant sur lui un regard étincelant.

— Vierge ? Je sais. Seulement je ne veux plus ! Quelle sottise que tout cela et pourquoi devrais-je être privée des joies les plus normales qu’une femme puisse connaître ? Cagliostro est en prison, il n’en ressortira peut-être jamais ! Il n’a plus besoin de moi et moi je ne veux plus être une voyante, un être hybride ni tout à fait ceci ni tout à fait cela ! Je ne veux plus être qu’une femme, ta femme ! Je t’aime, Gilles, je t’aime comme la folle que je suis et je veux, tu entends, je veux être à toi, rien qu’à toi et tout entière.

— Tu le veux ? Tu le veux vraiment ? fit-il d’une voix déjà enrouée par le désir.

— Regarde… et juge !

Elle écarta légèrement ses mains qui retenaient sa robe, dégagea ses épaules d’un mouvement souple et se releva lentement tandis qu’en même temps robe et lingerie glissaient de sa gorge, de ses hanches. Comme Vénus sortant de la mer, elle s’érigea tout à coup, aux yeux émerveillés du jeune homme, sur le cercle écumeux de ses jupons. Le reflet tendre des bougies dorait sa chair lisse et ferme comme celle d’un fruit, la sculptait d’ombres si douces et de courbes si lumineuses que le jeune homme se laissa glisser à genoux comme devant une statue divine, prêt à se prosterner, en adoration devant cette enivrante beauté qu’elle lui offrait et qui, parvenue à la perfection, laissait loin derrière elle la petite sirène encore fragile du Blavet…

Mais la déesse voulait être adorée de plus près. Entre ses deux mains, elle saisit la tête du jeune homme, cherchant son regard dans lequel elle enfonça le sien, brûlant à travers les mèches cuivrées de ses cheveux.

— Aime-moi… chuchota-t-elle. Il y a si longtemps que mon corps désire s’ouvrir pour toi… Depuis le premier jour ! Je te détestais mais tu me plaisais tellement ! Si tu avais essayé de me prendre, je crois que je t’aurais laissé faire… quitte à te déchirer le visage ensuite !

De ses deux mains, il entoura la taille, si fine qu’elles en faisaient presque le tour puis, dévotieusement, caressa des lèvres le ventre ferme et la courbe tendre des petits seins parfaits, s’attardant aux délicates pointes roses qu’il sentait frémir et se durcir sous sa caresse… Les yeux fermés, la tête rejetée en arrière, Judith s’abandonnait frissonnante. Il sentait trembler contre lui ses jambes nerveuses.

Alors, brusquement, il se releva, la fit basculer dans ses bras et la reporta sur le lit.

Elle s’y tordit comme une couleuvre d’or, battit l’air de ses bras.

— Viens ! gémit-elle.

— Un moment…

Croyant qu’il allait se dévêtir, elle ouvrit toutes grandes ses larges prunelles pleines de curiosité et d’un vague défi. Mais elle le vit aller jusqu’aux différents chandeliers disposés dans la pièce et en allumer toutes les bougies. Puis, quand ce fut fini, il passa dans le salon, revint avec deux grandes torchères illuminées qu’il disposa de chaque côté du lit, alla chercher encore une paire de girandoles que, faute de place, il mit aussi sur le tapis.

Avec étonnement Judith considéra la chambre illuminée plus étincelante qu’un salon de Versailles un soir de fête.

— Que fais-tu donc ? souffla-t-elle.

— Je veux beaucoup de lumière, dit-il tendrement. J’avais rêvé de t’aimer pour la première fois dans le plus beau des rayons de soleil pour qu’il n’y ait aucune ombre sur ta beauté, ni aucune dans tes yeux à l’instant où tu deviendrais mienne. Demain, je t’épouserai devant Dieu mais cette nuit, notre première nuit, je la veux éblouissante et païenne et, parce que tu es ma déesse incomparable, je veux pour toi un autel…

Tout en parlant, il s’était rapidement débarrassé de ses vêtements. Un instant, dans le brasillement des flammes, il érigea auprès du lit illuminé son grand corps nerveux dont la peau brune modelait la puissante musculature mais montrait, roses et fragiles encore, les déchirures des récentes blessures et les sillons déjà patinés des anciennes ; puis, mettant un genou sur la soie rouge de la courtepointe, il se glissa contre la jeune fille dont les bras tendres se refermèrent étroitement autour de son cou et prit sa bouche tandis que, de sa main libre, il commençait à jouer habilement de ce superbe instrument qu’était le corps tout neuf de cette adorable fille. C’était une joie grisante et nouvelle de le sentir vibrer, se soumettre avec émerveillement. Il avait tout à lui apprendre de l’amour mais elle avait de tout temps été créée pour lui et il sentit que même si, plus tard, la vie quotidienne les opposait parfois dans ces conflits que les couples les plus unis évitent difficilement, il leur suffirait de se rejoindre au creux d’un lit et que leurs corps, du moins, seraient toujours d’accord.

Quand, avec une attentive douceur, il s’enfonça au cœur de sa chair brûlante et douce, elle poussa un petit cri qu’il étouffa sous un baiser puis, immobile en elle, il se redressa sur ses bras tendus afin de contempler ses yeux grands ouverts. Ils étincelaient, à la fois triomphants et noyés de langueur.

Tout bas, il souffla :

— Je t’ai fait mal ?…

Elle eut un sourire éblouissant qui fit briller ses petites dents blanches entre ses lèvres humides.

— Je suis heureuse… Je t’aime !…

— Ma femme !… Ma Judith adorée…

Il s’allongea de nouveau sur elle, l’enveloppa de ses bras pour mieux la souder à lui et, lentement, doucement, il commença sa danse d’amour dans ce corps dont la chair s’adaptait si étroitement à la sienne qu’il ne lui était plus possible de douter qu’elle ne lui ait été destinée depuis la nuit des temps, qu’elle était véritablement l’autre moitié d’une entité plus divine et plus parfaite qu’eux-mêmes et qui était peut-être le véritable amour…

Et le soleil rouge du plaisir à son paroxysme éclata en eux à la même seconde…



1. Madame Adélaïde et Madame Victoire, filles de Louis XV qui vivaient habituellement dans leur château de Bellevue où elles cultivaient les fleurs, les livres, la cuisine, l’horlogerie et le cor de chasse!

CHAPITRE XVI

« JUSQU’À CE QUE LA MORT NOUS SÉPARE… »

Trois jours plus tard, dans la chapelle de la Vierge de la cathédrale Saint-Louis, Gilles de Tournemine épousait Judith de Saint-Mélaine sans le moindre apparat. Il était huit heures du soir. Seuls quelques cierges éclairaient l’église obscure et deux témoins seulement assistaient les jeunes gens : Mlle Marguerite Marjon, admirable dans une robe de soie couleur « jeune puce » et chapeau de dentelles à plumes assorties, et le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried dans son uniforme de gala. Quant au public, infiniment plus modeste, il se composait de Pongo, de Niklaus, de Berthe, la bonne de la vieille demoiselle, du jardinier rhumatisant qui, devenu l’intime de Pongo, se considérait comme de la famille, du bedeau de la cathédrale qui était là pour veiller à ce que les cierges ne brûlassent pas plus longtemps que nécessaire et du mendiant attitré de l’église qui, en l’honneur d’un mariage, jugeait utile de faire des heures supplémentaires. On avait vainement cherché à prévenir Barras. Il avait subitement disparu.

Mais les deux fiancés étaient aussi heureux, aussi rayonnants que si leur mariage se déroulait dans la chapelle du château et en présence de toute la Cour. Ils l’étaient même infiniment plus car dans le calme de cette petite nef ils n’avaient à redouter aucune pensée malveillante, aucune jalousie ; seule l’amitié était avec eux.

Vêtue d’une robe de mousseline des Indes blanche, légèrement brodée d’argent, que Mlle Marjon, assumant avec délices le rôle de mère adoptive, avait trouvée chez Mme Eloffe, une excellente couturière parisienne, Judith était belle comme un ange et comme le printemps. Inexplicablement, elle s’était opposée à ce que l’on prévînt la tante qu’elle avait à Paris. De même elle avait refusé, pour sa coiffure et son bouquet, les fleurs d’oranger avec une jolie confusion qui avait fait sourire Mlle Marjon. Un simple piquet de roses pâles retenait le voile qui ennuageait sa tête rousse, exactement semblables à celles qui ornaient son corsage et composaient le bouquet de sa main. Elle était si belle que Gilles, émerveillé, n’arrivait pas à la quitter des yeux.

Et leur bonheur était si évident que le vieux prêtre à la mine renfrognée qui vint vers eux en boitillant flanqué de deux enfants de chœur apathiques ne put s’empêcher de sourire, d’instinct, à ce couple si merveilleusement assorti. Bouche bée, les deux gamins tombèrent dans une telle extase devant la ravissante mariée qu’il fallut les secouer d’importance pour les rappeler à leurs devoirs et commencer le service du mariage.