Les yeux noirs de la comtesse laissèrent échapper un éclair de colère.

— C’est elle, n’est-ce pas ? C’est cette putain d’Hunolstein qui t’a embobiné en te soignant ? Je devine sans peine comment ! Elle est très forte et tu n’as dû éprouver aucune peine à retrouver toute ta vigueur avec elle. Il n’y a pas, dans tout le royaume, de plus chaude garce que…

— Je crois qu’il est grand temps de vous retirer, Madame ! coupa Gilles froidement. Vous devenez vulgaire ! Permettez-moi de vous reconduire jusqu’à votre voiture.

Il alla jusqu’à la porte qu’il ouvrit et maintint ouverte de la main, attendant qu’elle la franchît.

— Réponds-moi d’abord ! cria-t-elle. As-tu couché avec elle ?

— Je n’ai pas remarqué ! Si cela doit vous mettre en repos, sachez que Madame d’Hunolstein m’a seulement montré une affection et un dévouement de sœur. Dévouement et affection que je lui rends avec usure et qui font que je ne tolérerai jamais qu’on l’insulte devant moi ! Une dernière fois, sortez, Madame, si vous ne souhaitez pas que je vous reconduise un peu énergiquement. Et ne vous avisez jamais de revenir ici !

Elle ramassa son voile, le jeta sur son bras d’un geste désinvolte et marcha jusqu’à la porte. Au seuil, elle s’arrêta et toisa le chevalier.

— C’est bien. Je m’en vais ! Inutile de me reconduire, ce serait grotesque ! Un mot encore cependant : je ne reviendrai jamais dans cette maison, soyez-en persuadé. Mais vous n’en avez pas fini avec moi pour autant, mon bel ami, et nous nous reverrons.

Il s’inclina, ironique, et, désinvolte :

— Quel plaisir ce sera ! Ne vous pressez pas, cependant : ma convalescence est encore trop récente pour me permettre de supporter sans inconvénients les trop grandes joies ! Adieu, Madame…

Resté seul, il alla reprendre le paquet de lettres abandonné sur la table et alla rejoindre, dans la cuisine, Pongo qui, connaissant son maître, était occupé à faire du café suivant la recette précise que lui avait enseignée Niklaus.

— Tiens, lui dit-il, jette cela dans le feu. Il y a des influences qu’il est dangereux de garder dans une maison honnête…



1. Le Ministre désignait le Roi dans la prétendue correspondance secrète échangée entre la Reine et le cardinal de Rohan. Cette lettre est tirée des Mémoires de Madame de La Motte édités à Londres en 1789.

CHAPITRE XV

« ARRÊTEZ MONSIEUR LE CARDINAL !… »

Le lundi 15 août 1785, Versailles s’apprêtait à célébrer tout à la fois la grande fête religieuse de l’Assomption, le renouvellement du vœu du roi Louis XIII dévouant la France à la Vierge Marie et la fête patronale de la Reine. Aussi, dès neuf heures du matin, les Grands Appartements et la Galerie des Glaces furent-ils envahis d’une foule énorme et très brillante qui mêlait la Cour entière, le Corps diplomatique, les habitants de Versailles, les visiteurs venus de Paris et ceux venus de province, voire même de l’étranger. Car, ce jour-là, les portes du palais s’ouvraient, plus largement encore que de coutume, à ceux qui souhaitaient admirer le traditionnel et magnifique cortège qui, tout à l’heure, mènerait à travers les pièces d’apparat et jusqu’à la Chapelle la famille royale au grand complet pour entendre la grand-messe célébrée traditionnellement par le Grand Aumônier de France.

Par les fenêtres de la Galerie des Glaces, largement ouvertes sur la longue perspective bleue du Grand Canal, sur les parterres fleuris et sur la féerie étincelante des jets d’eau qui faisaient retomber leurs immenses plumes irisées sur les bassins où se reflétait le ciel indigo, le joyeux soleil d’été glorifiait l’or des boiseries et des bronzes, des torchères et des meubles, l’éclat limpide des hautes glaces et les chamarrures de toute cette foule en habit de fête qui s’entassait tout au long du chemin gardé libre pour le cortège par le cordon bleu et rouge des soldats de la Maison du Roi : Gardes du Corps, Cent-Suisses, Gardes de la Porte ou de la Prévôté, tous les régiments chargés de la protection des souverains s’échelonnaient entre les portes des Appartements Royaux et la Chapelle.

Planant sur tout cela le brouhaha des conversations et le battement scintillant des éventails faisaient ressembler plus que jamais le palais à une immense volière parfumée par la poudre des chevelures et les eaux de senteur dont était inondée cette foule élégante.

Débout dans le salon de l’Œil-de-Bœuf qui servait d’antichambre au Roi et où se groupaient lentement les ministres et les chefs des plus hautes maisons de la noblesse, Gilles de Tournemine, en grande tenue, assurait la surveillance de la porte des appartements de Louis XVI où deux Gardes de la Porte, habit bleu et rouge et baudrier à damiers blancs et or, montaient une garde rigoureusement immobile et muette. Dans un coin, le beau Calonne, Ministre des Finances, s’entretenait avec Vergennes tandis qu’un peu plus loin, le Garde des Sceaux Miromesnil avait avec le baron de Breteuil un entretien qui semblait singulièrement passionné.

Tout à coup, l’atmosphère de fête s’alourdit. Ceux qui se trouvaient dans le salon, et Gilles tout le premier, eurent l’impression qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. La Reine venait de surgir brusquement de son appartement, traversait l’Œil-de-Bœuf sans un regard pour personne et s’engouffrait dans la Chambre du Roi si rapidement que les valets galopant derrière elle n’eurent même pas le temps d’ouvrir la double porte.

Un murmure de stupeur parcourut l’assistance car le visage de la souveraine, habituellement souriant, avait une expression dure, tendue et montrait des traces de larmes récentes. En outre, si elle était vêtue, avec une extrême élégance, d’un grand habit de soie de Chine lilas jaspé surchargé de dentelles, il était absolument évident qu’elle n’était pas coiffée ! Ses beaux cheveux blond cendré, dépourvus de poudre, retombaient en boucles molles sur ses épaules, négligence qui, chez la coquette souveraine et pour un tel jour, représentait la plus effarante des entorses au protocole.

Les occupants de l’antichambre eurent à peine le temps de commenter l’événement, qu’un huissier de la Chambre apparaissait à son tour, récupérait Breteuil et Miromesnil et les introduisait rapidement chez le Roi.

Winkleried, dont les hommes gardaient les portes de la Reine et qui effectuait une petite tournée d’inspection, rejoignit discrètement son ami.

— Je ne sais pas ce qu’il se passe, chuchota-t-il, mais il y a du drame dans l’air.

— À quel propos, selon toi ? J’avoue ne rien comprendre.

Ulrich-August haussa ses larges épaules aussi dorées qu’un missel.

— Va savoir ! La comtesse de Provence, la comtesse d’Artois et Mesdames Tantes 1 se morfondent dans le Grand Cabinet de la Reine qui n’a pas daigné les recevoir encore et qui vient de sortir de chez elle comme une tempête pour s’engloutir chez le Roi. J’ai entendu des cris indignés, des larmes… Si cela continue le cortège ne partira jamais à l’heure pour la chapelle. Le cardinal risque de faire le pied de grue.

— Cela m’étonnerait, fit Gilles. Le Roi est toujours fort exact.

— Eh bien, il sera en retard aujourd’hui. Tu imagines la Reine assistant à la grand-messe les cheveux dans le dos ? Tiens, d’ailleurs, à propos du cardinal, le voilà ! Flanqué lui aussi d’un huissier de la Chambre. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Madame l’Étiquette ne s’en remettra pas ! ajouta-t-il avec un coup d’œil vers la sévère duchesse de Noailles, jadis affublée de ce sobriquet par la Dauphine et qui avait suivi, d’un face-à-main offusqué, l’irruption fort peu protocolaire de Marie-Antoinette.

Le cardinal de Rohan venait en effet de pénétrer dans l’antichambre en grand costume pontifical. La traîne de faille rouge de sa simarre allongeait derrière lui une langue de feu. Les pierreries de sa croix du Saint-Esprit et celles des bagues qui couvraient ses gants de pourpre renvoyaient en éclairs les rayons du soleil parmi les dentelles sans prix de son rochet. Il tenait d’une main un grand bonnet carré en velours rouge et offrait machinalement l’autre aux lèvres des nobles fidèles. Son visage rayonnait. Jamais il n’avait été aussi splendide et, à lui tout seul, il accaparait la lumière…

Tout cela disparut à son tour dans la Chambre du Roi dont les portes se refermèrent. Une nouvelle attente commença. Une attente qui allait durer une heure portant à son paroxysme la curiosité des courtisans. La célèbre antichambre où avaient pris naissance la plupart des potins de Versailles depuis sa construction, frémissait comme une eau sur le point de bouillir. Les regards allaient sans cesse de la grande pendule d’or moulu posée sur la cheminée à la double porte close de la Chambre. Quelque chose allait se passer certainement. Tout le monde le sentait mais personne ne pouvait dire quoi…

Et soudain Tournemine comprit. Il venait d’apercevoir, se glissant à travers les rangs des courtisans, les silhouettes apeurées des joailliers de la Couronne, Boehmer et Bassange, qui sortaient de chez la Reine. Avec leurs yeux effarés et leurs vêtements sombres, ils ressemblaient à des rats fuyant une demeure condamnée. Boehmer pleurait et Gilles l’entendit murmurer :

— Nous sommes ruinés… nous sommes ruinés.

Ainsi, la catastrophe à laquelle ne croyait pas Cagliostro s’était produite. La Reine, de toute évidence, venait d’apprendre la vérité sur le collier. Cela expliquait son agitation, son désordre mais…

Brusquement, la porte du Roi venait de s’ouvrir à deux battants. Pas pour le cortège mais pour le cardinal seul. Un murmure d’étonnement salua son apparition : il était plus blanc que ses dentelles et son regard halluciné était celui d’un homme frappé à mort. Derrière lui venait le baron de Breteuil qui retenait avec peine, très visiblement, les éclats d’une joie sauvage.