— À moins que ?
— Vous connaissez le baron de Breteuil ?
— Le Secrétaire d’État à la Maison du Roi ? Naturellement !
— Il est l’ennemi mortel du cardinal qui lui a jadis soufflé au nez l’ambassade de Vienne. Il est aussi des amis de Monsieur. Qu’il ait vent de la chose et il fera tout pour envoyer l’homme qu’il exècre dans la boue, dût cette boue éclabousser jusqu’aux marches du Trône ! Comprenez-vous enfin que la seule chance d’éviter le moindre remous nauséabond autour de cette histoire, la seule, vous entendez bien, c’est le silence ?
Avec effort Gilles se releva, dominant de toute la tête Cagliostro dont le regard fouillait le sien.
— Pourquoi m’avez-vous raconté tout cela si vous craignez à ce point que je parle ?
— Parce qu’il fallait que je vous donne une preuve de confiance pour obtenir la vôtre. Et pour que vous compreniez que je ne veux ni votre malheur ni celui de Judith. Ce royaume est condamné, chevalier de Tournemine. Tôt ou tard la tempête s’abattra sur lui et en balayera la surface. Trop d’hommes, comme vous-même, ont appris, outre-océan, à prononcer un mot admirable, le plus beau des mots… le plus redoutable aussi par les pièges qu’il recouvre : le mot Liberté ! Tournez le dos à ce vieux monde en décomposition : partez ! Franchissez de nouveau les mers ! Allez vers les terres vierges où peuvent vivre les cœurs purs. Quand vous y serez décidé, quand vous aurez tout disposé pour cela, revenez me demander Mlle de Saint-Mélaine et, j’en fais serment, je la mettrai moi-même et avec joie entre vos bras !…
— Je m’en souviendrai. Adieu, comte !
Debout au milieu de l’antichambre où la flamme des bougies se reflétait sur la plaque de marbre poli, Cagliostro écouta le pas rapide du jeune homme décroître dans l’escalier. Quand il entendit sa voix résonner dans la cour et grincer la porte de l’écurie où son cheval l’attendait, il sourit et, lentement, regagna son cabinet.
— Il ne partira pas ! murmura-t-il avec un haussement d’épaules. Ce serait trop facile !…
Tandis que le palefrenier lui amenait Merlin, Gilles aperçut un morceau de papier qui voltigeait à ses pieds et se baissa pour le ramasser.
C’était un portrait de Cagliostro, levant au ciel un regard inspiré et dominant une légende composée de quatre vers :
« De l’ami des humains reconnaissez les traits
Tous ses jours sont marqués par de nouveaux bienfaits
Il prolonge la vie, il secourt l’indigence
Le plaisir d’être utile est sa seule récompense… »
Avec un haussement d’épaules agacé, il froissa le papier et le rejeta au sol. « Drôle de bonhomme en vérité ! pensa-t-il. Esprit surhumain ou charlatan rusé ? Cette grossière publicité était tout juste bonne pour les faibles d’esprit. Pourtant cet homme semblait doué de pouvoirs étranges, qui eussent dû l’en dispenser, et possédait les secrets des rois… Où était la vérité ? »
Remettant à plus tard l’examen de la question, le jeune homme enfourcha son cheval, en voltige suivant sa vieille habitude, piqua des deux et s’élança au galop en direction de la barrière de la Conférence et de la route de Versailles, où il voulait en effet rentrer ce soir même. Après tout ce qu’il venait d’entendre, il lui était impossible d’aller s’enfermer dans une chambre d’hôtel. La chevauchée dans la fraîcheur du soir lui ferait du bien et l’aiderait à débarrasser son esprit des miasmes étouffants que lui avait fait respirer le sorcier de la rue Saint-Claude. Il avait besoin d’air pur, des reflets de la Seine, de l’odeur des roses dans les jardins au long de la route. La terre, gorgée d’eau durant les inondations, avait fini par faire jaillir un printemps tardif mais foisonnant.
Il était près de minuit quand il atteignit les faubourgs de la ville, après un parcours qui lui avait paru incroyablement rapide, tant il s’était absorbé dans ses pensées. Si Cagliostro avait pu lire dans sa pensée tandis qu’il galopait au rythme joyeux des sabots du cheval, il eût peut-être éprouvé quelque surprise car le jeune homme n’avait rêvé que de cet instant où il irait lui réclamer celle qu’il aimait, et des moyens d’arriver à cette minute éblouissante.
Or, tandis que, passé la barrière de la Conférence, il courait le long du fleuve longeant le village de Passy, il avait vu briller dans la nuit, au-delà des jardins de la princesse de Lamballe, les lumières du magnifique hôtel de Valentinois, propriété du financier Leray de Chaumont, dont la fortune et les navires avaient si puissamment aidé les Insurgents d’Amérique. Là, il le savait, logeait encore l’homme dont la parole avait su galvaniser toute une jeunesse et sceller l’union de la vieille France et des jeunes États-Unis, l’homme que des deux côtés de l’Atlantique on révérait maintenant comme un prophète et un génie : Benjamin Franklin !
D’après Philippe de Chartres qui entretenait avec lui les meilleures relations, Franklin, sa tâche terminée, s’apprêtait à quitter la France pour rentrer à Philadelphie, tandis qu’arriverait le nouvel ambassadeur des États-Unis Thomas Jefferson. Pourquoi ne pas essayer de partir avec lui ?…
En arrivant rue de Noailles, Gilles n’avait pas encore trouvé de réponse satisfaisante à cette importante question mais il ne s’en tourmentait pas outre mesure. L’espoir du bonheur, c’est déjà une joie suffisamment enivrante…
Il trouva Pongo au bas du perron et lui jeta la bride de Merlin.
— Ne me dis pas que tu étais inquiet, vieux père nourricier. Tu sais bien que je me porte à présent comme un charme…
— Pongo pas inquiet pour santé. Pongo inquiet à cause de femme qui attend là-haut ! Pongo pas aimer…
— Une femme ? Comment est-elle ?
— Difficile savoir : elle porte grand voile bleu. Mais Pongo pas aimer tout de même…
Ainsi, Mme de Balbi savait déjà son retour ? À quelle surveillance avait donc été soumis le paisible pavillon de la rue de Noailles ?…
Elle était là, en effet, debout près de la cheminée du salon où Mlle Marjon avait remplacé les flammes du foyer, que la douceur du temps rendait inutiles, par un feu d’artifice de genêts dorés. Elle était vêtue exactement comme au soir de leur première rencontre, mais le voile bleu était abandonné sur un fauteuil et, au bout de ses doigts fins, un petit éventail d’ivoire battait une mesure paisible.
Une mesure qui ne s’accéléra qu’imperceptiblement lorsque le chevalier pénétra dans le salon et offrit à sa visiteuse un salut volontairement trop cérémonieux. Mais elle n’avait pas décidé de se laisser mener par lui sur un terrain strictement protocolaire et mondain. Sans plus tarder elle attaqua :
— Pourquoi n’as-tu répondu à aucune de mes lettres ?
— Pourquoi aurais-je dû y répondre ? dit-il doucement.
— Parce que cela se fait ! N’as-tu donc pas aimé ce que je t’écrivais ?
— Je ne saurais en juger : je n’ai pas lu ces lettres !
— Menteur ! Tu as simplement envie d’être désagréable, mais quel homme peut laisser s’accumuler sans les lire les lettres d’une femme ?
Pour toute réponse, il alla jusqu’à un petit secrétaire à demi dissimulé entre les grands plis soyeux des rideaux gris décorant ses fenêtres, l’ouvrit au moyen d’une clef qu’il prit dans sa poche, et en tira un paquet noué d’un ruban bleu qu’il tendit à la jeune femme.
— Comptez ! fit-il brièvement. Elles y sont toutes !…
Elle ne prit pas les lettres et il dut les reposer sur une table. Un silence s’établit, si profond qu’il pouvait entendre sa respiration devenue tout à coup plus rapide tandis que l’éventail, lui aussi, battait plus vite. Mais elle avait détourné la tête et il ne put voir l’expression de son visage.
Avec un léger soupir, elle quitta enfin son coin de cheminée et s’approcha de Gilles.
— Tu ne m’aimes plus ?
— Vous aurais-je déjà laissé entendre que je vous aimais ? Je ne m’en souviens pas.
— En effet ! Disons alors que ton comportement faisait assez bien illusion et que l’on pouvait s’y tromper. D’ailleurs, quelle idée stupide et bourgeoise de vouloir toujours et à tout prix que l’amour ait son mot à dire ? A-t-il jamais été question, entre nous, d’autre chose que de plaisir partagé ?
— Je serais un ingrat si je niais avoir passé auprès de vous d’agréables moments.
— Alors pourquoi n’y pas revenir ?…
Insensiblement, elle était venue tout près de lui, l’enveloppant de son parfum de rose. Ses lèvres pleines et rouges frémissaient, déjà prêtes à monter vers les siennes mais, avec beaucoup de douceur, il la repoussa.
— Non ! Comment ne comprenez-vous pas que plus rien n’est possible entre nous, même le plaisir ?
Elle ouvrit de grands yeux tellement innocents qu’ils en devenaient une gageure.
— Pourquoi cela ?
— Mais, ma chère, parce que l’arrêt de mort de nos agréables relations a été signé, dans ma chair, par les épées et les poignards des assassins aux gages de votre royal amant. À vous entendre, cependant, vous aviez obtenu de lui qu’il consente à m’oublier un peu ? Or, la preuve de cet oubli est encore assez cuisante en moi… du moins les jours de pluie !
— Il fait un temps idéal. Et puis, ce n’est pas lui ! Ce ne peut pas être lui ! Les assassins étaient à la solde du duc de Chartres et leur chef…
— Je sais qui était leur chef. Le duc de Chartres aussi d’ailleurs. On a simplement trouvé commode d’essayer de lui faire endosser l’affaire afin d’éviter les remous du côté du Roi. Mais le prince m’a donné trop de preuves pour que je puisse croire encore à cette sinistre fable.
— Cependant…
— Vous perdez votre temps et vos paroles, Madame ! C’était bien à Monseigneur de Provence qu’obéissait cette nuit-là le comte d’Antraigues, en même temps qu’à sa propre rancune d’ailleurs, car nous nous haïssons cordialement, Mais vous voyez bien que plus rien n’est désormais possible entre nous…
"Un Collier pour le Diable" отзывы
Отзывы читателей о книге "Un Collier pour le Diable". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Un Collier pour le Diable" друзьям в соцсетях.