Soutenue par la comtesse, sur l’épaule de laquelle s’appuyait sa tête, Judith quitta la pièce sans un mot, sans un geste à l’adresse de Gilles qui la regarda sortir avec un mélange de douleur et de colère.

— Vous gagnez, n’est-ce pas ? fit-il amèrement à l’adresse de Cagliostro. J’étais pourtant décidé à ne repartir qu’avec elle…

— Je ne gagnerai pas toujours, dit l’Italien gravement. Un jour vous et elle serez réunis à tout jamais. Cela je peux vous l’assurer. Mais le temps n’est pas encore venu… loin de là ! Il vous faudra beaucoup de patience… beaucoup d’amour aussi !

— Qui m’oblige à vous croire ?…

— Rien ni personne. Le destin se chargera de vous convaincre. Asseyez-vous, maintenant, et acceptez un verre de vin d’Espagne, vous en avez besoin pour entendre ce que j’ai à vous dire concernant les bijoux de la Reine ou plutôt certain bijou que vous connaissez bien !…

Gilles accepta le siège et le vin dont la chaleur le réconforta. Malgré la douceur de ce soir de printemps, il se sentait glacé jusqu’à la moelle des os. Curieusement, il craignait à présent de poser la question que les dernières paroles du thaumaturge suscitaient naturellement. Mais il n’était pas homme à demeurer longtemps sur une impression de crainte.

Vidant d’un trait le précieux verre vénitien gravé d’or, il le reposa.

— Que je connais bien ? reprit-il. Ne me dites pas qu’il s’agit de ce damné collier de diamants ?

— Mais si… c’est bien de lui qu’il s’agit. Vous n’avez pas pu apprendre dans votre hermitage que Boehmer et Bassange avaient enfin vendu l’encombrant objet. La chose devait en effet demeurer très secrète…

— La Reine aurait donc finalement répondu par l’affirmative ? Elle a levé l’option qui expirait en janvier ?

— C’est ce que croit Boehmer. En fait, la Reine ignore complètement qu’elle a acheté le collier !

Gilles fronça les sourcils.

— Vos propos me semblent obscurs, Monsieur le Sorcier ! Comment cela est-il possible ? Comment la Reine aurait-elle pu acheter, sans le savoir, un collier de seize cent mille livres ?

— De la façon la plus simple du monde. C’est le cardinal de Rohan qui l’a acheté pour elle.

— Le cardinal ? Il a donc vu la Reine, fait la paix avec elle ?

— Je me tue à vous dire que la Reine ignore tout ! fit Cagliostro avec impatience. Le cardinal a acheté le collier au nom de la Reine parce qu’il croit, dur comme fer, que la Reine l’en a chargé. Voyez-vous, depuis certaine nuit du mois d’août l’an passé… depuis certaine rencontre dans les jardins de Versailles, le cardinal est intimement persuadé qu’il est devenu l’ami… le tendre ami de la Reine. Avez-vous oublié le Bosquet de Vénus, chevalier ? Il me semble pourtant que vous y étiez !

— Il faut que vous soyez le Diable pour savoir cela ! C’est vrai, j’y étais ! Mais je n’ai vu qu’une assez pauvre comédie ; jouée pour amuser la Reine, une comédie où l’on s’est beaucoup diverti à voir un grand Aumônier de France baiser en tremblant les pieds d’une catin !

— Si vous voulez vivre à l’air libre au lieu de pourrir sur la paille d’une prison tout le reste de vos jours, seigneur Gerfaut, je vous conseille d’oublier que la Reine était alors spectatrice ! Quoi qu’il en soit, le cardinal a tout avalé, l’appât, l’hameçon et même la ligne. Il est persuadé que la Reine l’aime d’un tendre amour, qu’elle n’attend que l’occasion propice pour déclarer hautement, à la face de tous, que non seulement elle ne garde plus aucun ressentiment contre lui mais encore qu’elle souhaite lui voir occuper à l’avenir la charge de Premier ministre. Il se voit Mazarin plus encore que Richelieu ! Aussi il n’est rien qu’il puisse désormais refuser à celle qu’il appelle son Maître !… et à son intermédiaire bien entendu.

— Mais la Reine l’exècre ! Je l’ai entendue le dire, de mes oreilles !

— Dites cela à Rohan, il n’en croira pas un mot. Il est sûr d’être aimé. Il a des preuves, des lettres… Cela ne servirait à rien, non plus, d’essayer de lui faire entendre que la belle Jeanne n’est qu’une misérable et une voleuse. Il pense qu’il sera bientôt ministre grâce à elle !

— Je sais. Il m’en a touché deux mots tout à l’heure.

— Vous voyez bien ! Elle peut en tirer ce qu’elle veut. Ainsi, peu de temps après l’affaire du Bosquet, elle lui a dit que la Reine avait besoin de 120 000 livres pour des aumônes à une famille digne d’intérêt, qu’elle était gênée et notre dupe, bien qu’ayant elle-même des ennuis de trésorerie, a donné les 120 000 livres sans un battement de paupières…

— Les 120 000 livres qui sont à l’origine de la subite aisance des La Motte, j’imagine ?

— Exactement ! Notre comtesse aurait pu se contenter de cela mais… l’appétit vient en mangeant. Et puis… il y a dans l’ombre un personnage qui tire de loin toutes les ficelles de ce beau pantin, un personnage qui a compris depuis longtemps quel parti l’on pouvait tirer des habitudes de dissipation de Marie-Antoinette, de sa passion pour les diamants et de l’amour du cardinal pour sa souveraine. Ce personnage avait espéré que Jeanne parviendrait à faire rentrer en grâce le cardinal, qu’il réussirait à séduire la Reine.

— Séduire la Reine ? Songez-vous à ce que vous dites ?

— C’est une question que vous devriez poser, Monsieur, à votre ami Fersen dont les mauvaises langues prétendent qu’il est le père du jeune duc de Normandie, né en mars !… Mais la Reine a l’aversion tenace. On a donc trouvé un autre moyen, plus subtil. Et Jeanne a eu simplement à dire que la Reine avait le cœur déchiré de ne pouvoir faire acheter le collier par le Roi – avec les six millions de Saint-Cloud, cela eût causé une révolution ! –, qu’elle garderait une éternelle gratitude à qui réussirait à s’entremettre pour le lui assurer et notre cardinal s’est rué chez Boehmer. Le 24 janvier, il achetait le collier au nom de la Reine en effectuant un premier versement de 100 000 livres et en stipulant que le reste serait payé par quartiers de 400 000 livres payables de six mois en six mois. Et, le 1er février, le cardinal, entré en possession du collier, le portait à Versailles, place Dauphine chez Mme de La Motte où il pouvait le remettre à un soi-disant valet de chambre de la Reine… qui n’était en fait que l’ineffable Reteau déguisé…

— Mais le collier… qu’est devenu le collier ?…

— Il n’y a plus de collier ! Le chef-d’œuvre de Boehmer et Bassange ne doit plus être, à cette heure, qu’un tas de diamants démontés que l’heureuse Jeanne écoule par fractions, ici et en Angleterre !

Gilles se leva si brusquement que le fauteuil dans lequel il était assis s’abattit sur le sol avec un grand bruit. La sueur coulait le long de son dos et il avait l’impression qu’un abîme sans fond venait de s’ouvrir sous ses pas. Le coup d’œil qu’il jeta à l’Italien était chargé à la fois d’horreur et de colère.

— Quel homme êtes-vous donc ? Vous savez tout cela, vous savez que l’on a abusé du nom de la Reine, que l’on entraîne le Grand Aumônier de France dans une mare de boue et vous restez là sans rien faire ? Mais qu’attendez-vous pour courir chez le Lieutenant de Police, chez le cardinal, chez la Reine même ?

— Pour être envoyé à la Bastille… ou à la rigueur à Charenton ? Calmez-vous, mon ami, et sachez bien que tout ce que je pourrais dire à présent ne servirait à rien. Le mal est fait, le collier est vendu, il a disparu. Il est trop tard, on n’y peut plus rien. Croyez-vous que je n’aie rien dit au cardinal lorsqu’il m’a annoncé cette belle opération ? Je jure que j’ai voulu le mettre en garde. Il n’a fait que rire, aveuglé qu’il est par son rêve d’amour et de portefeuille…

— Que le cardinal soit fou, je ne dis pas le contraire, mais le Roi, lui, ne l’est pas ! Demain il saura la vérité !

Le jeune homme, saisissant son chapeau sur une chaise, s’élançait déjà hors de la pièce. Cagliostro se jeta derrière lui et le retint d’une main de fer.

— Qu’allez-vous faire ? Vous aimez le Roi, n’est-ce pas ? Alors, comment allez-vous dire à cet homme, à cet époux profondément épris de sa femme, que son Grand Aumônier, se croyant l’amant de cette femme, ou tout comme, s’est permis de lui acheter le collier jadis commandé par Louis XV pour une courtisane ? Vous vous sentez vraiment le courage de lui dire cela en face ? À moins que vous ne préfériez lui apprendre que son frère est un misérable qui ourdit dans l’ombre les complots les plus noirs contre sa couronne, son honneur… ou même sa vie ?

Brisé dans son élan, les jambes fauchées, Gilles se laissa tomber sur une banquette sous la plaque de marbre noir où s’étalait la prière de Pope.

— Non… vous avez raison, je ne pourrai jamais ! Pourtant il va bien falloir qu’il l’apprenne un jour !

— Ce n’est pas obligatoire. Le coup de la comtesse… et de son complice a été bien monté : elle pense qu’au moment du premier paiement le cardinal, s’apercevant qu’il a été trompé, n’aura rien d’autre à faire qu’à payer sans bruit le collier pour échapper au ridicule et à la honte. Ce ne sera pas sans peine mais il vendra des terres, des abbayes, que sais-je ? Malgré la faillite récente du prince de Guéménée, les Rohan sont encore riches. Ils étoufferont l’affaire.

— Mais la Reine, la Reine saura inévitablement ! Alors, que fera-t-elle ?

— Si elle était avertie, je ne saurais dire comment elle réagirait car elle est imprévisible et je n’ai pas le secret des pensées qui n’existent pas encore. Mais il est possible que tout se résolve entre le cardinal et les bijoutiers. Ceux-ci viennent d’être nommés joailliers de la Couronne en survivance de M. Aubert qui vient de mourir. Ils sont au pinacle et je les vois mal allant compromettre leur dignité nouvelle en déchaînant sur Versailles un affreux scandale. Selon moi les choses se passeront dans l’ombre. À moins que…