« Père de l’Univers, Suprême Intelligence… »

Le valet poussa une porte et le visiteur se trouva en face du maître de la maison…

— Entrez, chevalier, dit Cagliostro. Je vous attendais…

La pièce dans laquelle il se tenait était un grand cabinet sévèrement meublé de chêne sombre et encombré d’une foule d’objets étranges allant des cornues de l’alchimiste à des statuettes égyptiennes verdies par le temps. Des rayonnages chargés de livres montaient à l’assaut des murs. D’autres livres encore, d’énormes in-folio, s’empilaient à même le sol. Une table de travail chargée de papiers et d’échantillons de minéralogie occupait une petite partie de cette pièce dont les vastes dimensions échappaient un peu à la mesure car les murs qui n’étaient pas changés en bibliothèques étaient tendus de velours noir dissimulant sans doute d’autres portes. Une odeur d’encens et de myrrhe brûlée flottait dans l’air portée par la fumée bleuâtre qui montait d’un grand brûle-parfum de bronze posé sur un trépied.

Cagliostro lui-même n’était pas moins impressionnant que son décor composé très certainement pour frapper l’imagination des foules. Son corps vigoureux disparaissait sous les plis d’une dalmatique noire où les signes du zodiaque apparaissaient brodés d’argent et de soie rouge. Ses cheveux, partagés en plusieurs cadenettes, se réunissaient sur la nuque sous un catogan noir et ses mains disparaissaient sous les éclairs lancés par une profusion de diamants et de rubis.

Machinalement, Gilles s’assit dans le fauteuil qu’une de ces mains lui indiquait.

— Vous m’attendiez, dites-vous ? Comment cela est-il possible ? Votre serviteur ne m’a même pas demandé mon nom…

— C’était inutile. Je savais que vous alliez venir comme j’ai su, depuis plusieurs mois, chacune de vos actions.

— Là où j’en étais, ce n’était guère difficile. Il suffisait d’avoir à vos gages l’un des serviteurs de Mme d’Hunolstein.

— Vous me faites crédit de bien peu de puissance, Monsieur ! fit dédaigneusement le médecin. Le bas espionnage ancillaire n’est pas mon fait. Puisque vous doutez de mon pouvoir, voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis vingt-quatre heures ? Vous verrez ainsi qu’aucun serviteur à gages n’aurait pu m’en dire autant.

— Faites !…

— Vous avez quitté le pavillon de l’Hermitage, sans esprit de retour, à deux heures dix, dans la voiture que vous avait amenée votre ami, le baron von Winkleried. Vous lui avez d’ailleurs reproché de vous traiter en vieille femme, assurant qu’il aurait beaucoup mieux fait de vous amener votre cheval, Merlin. Vous avez fait à la baronne des adieux qui lui ont mis les larmes aux yeux. Je crois… qu’elle aurait aimé vous garder un peu plus longtemps, mais elle est destinée à vous revoir ! De là vous êtes rentré directement à Versailles où votre propriétaire vous attendait…

« C’est une bien charmante demoiselle. Ses sentiments pour vous sont ceux d’une mère et elle avait fait, pour vous accueillir, une superbe toilette. Une robe de soie grise, n’est-ce pas, avec des rubans et un bonnet roses ? Elle pensait vous offrir noblement sa main à baiser mais en vous revoyant, elle n’a pas pu résister et elle s’est jetée dans vos bras en pleurant… J’ajoute qu’elle avait préparé pour vous un repas des plus fins. Il y avait, je crois, une alose au beurre blanc, des cailles farcies, des cardons à la moelle, le tout arrosé de ce bourgogne que vous aimez tant. Mais vous n’avez pas voulu vous mettre à table tout de suite. Vous avez couru à l’écurie afin d’y retrouver votre cheval et là vous avez pris sa tête dans vos bras… et vous l’avez embrassé ! Est-ce que cela vous suffit ou bien désirez-vous savoir autre chose ?

— Ma foi non, cela suffit ! souffla Gilles abasourdi. C’est de la magie… de la sorcellerie !

— Disons de la clairvoyance, le mot est plus aimable, moins dangereux aussi, bien qu’en notre siècle de Lumières on ne brûle plus les sorciers.

— Admirable ! En ce cas, et puisque vous semblez posséder le don de lire à votre gré dans la pensée, vous devez savoir aussi pourquoi je suis ici ce soir ?

— En effet ! Encore que votre pensée ne soit pas des plus claires… même pour vous-même ! Vous êtes venu ici partagé entre le désir de me témoigner votre reconnaissance et l’envie de me combattre parce que vous voyez en moi un obstacle à votre bonheur…

Cagliostro s’était assis dans le grand fauteuil de cuir brun, patiné par le temps, de sa table de travail. Les coudes sur la table, le menton dans ses mains, il dardait sur le jeune homme un regard si étincelant que celui-ci se sentit brusquement mal à l’aise. Afin d’échapper à son pouvoir, il se leva, s’éloigna de quelques pas comme s’il souhaitait examiner les objets renfermés dans une vitrine.

— Ne l’êtes-vous pas ? dit-il amèrement.

— En aucune façon !

— Allons donc ! Vous prétendez lire dans les âmes, vous savez donc à quel point j’aime Mlle de Saint-Mélaine, vous savez que je lui ai voué ma vie et qu’il n’est aucune de mes actions, en dehors du service dû à mon roi, dont elle n’ait été l’inspiratrice, le moteur et le but. Cependant, sachant tout cela, vous voulez me faire croire que mon amour peut lui être néfaste ?

— Je ne veux pas vous le faire croire car vous ne le croirez jamais ! Et pourtant cela est ! dit le mage tristement. Parce que vous aimez très profondément et très ardemment vous vous croyez de taille à vaincre tous les obstacles, à combattre toutes les armées du monde pour défendre votre bonheur. Pourtant, vous n’êtes qu’un homme… ainsi que vous venez d’en avoir la preuve tragique. Par mon humble entremise le Créateur vous a rendu la vie, la force… mais pas la paix car votre destin vous pousse en avant. Vous êtes de ceux qui peuvent atteindre à la gloire. Malheureusement votre chemin passe par trop d’embûches, de sang et de drames pour qu’il soit sage d’y attacher une femme.

— Que savez-vous de mon destin ? s’écria Gilles avec colère. Et pourquoi serais-je le seul officier du Roi qui ne devrait pas avoir droit à un foyer, à une famille ? Au nom de quoi empêchez-vous Judith de venir à moi ?

— Du droit qu’elle a, elle, d’être préservée, défendue. Elle n’a que faire de la gloire et de l’aventure. Avez-vous oublié le drame épouvantable qui a marqué sa jeunesse ?

— J’ai tué l’un des deux misérables qui l’avaient jetée vivante au fond d’une fosse boueuse… et je tuerai le second dès que je l’aurai retrouvé !

— Mais vous ne tuerez pas le souvenir ! N’importe quelle femme serait devenue folle. Judith a pu résister, mais elle est demeurée fragile. Elle a besoin de calme, de paix, de sécurité, tout ce qu’elle n’arrive pas à trouver. Regardez où elle en est depuis que vous l’avez revue : elle doit se cacher afin de fuir les trames tortueuses d’un prince dont vous êtes l’ennemi, qui le sait et qui sait aussi qu’il peut vous atteindre à travers sa fragilité !

— Je n’ignore rien de tout cela, figurez-vous, et je veux autant que vous-même lui donner la paix, le bonheur tranquille d’un foyer, la liberté ! Rendez-la-moi et je partirai avec elle. Depuis que je la connais, je rêve de l’emmener en Amérique, là où les hommes ont commencé à apprendre à vivre libres. Nous irons bâtir notre maison en Virginie…

— Vous, l’homme du Roi, vous, l’oiseau chasseur, qui protégez et armez sa main, vous, le Gerfaut… vous partiriez pour aller vous mêler aux querelles des bavards du Congrès, aux sordides luttes d’intérêts qui commencent à se développer là-bas ? Vous abandonneriez vos armes pour les mancherons d’une charrue ?

— Pourquoi pas ? Je suis né paysan. Quant à ce gerfaut que vous me jetez au visage, sachez qu’il est né là-bas et qu’il peut y vivre à l’aise. Il y a assez de place, assez d’immenses forêts, assez de terres vierges pour que les bruits du Congrès n’y atteignent jamais. Je porte l’aigle de Cincinnatus. Je peux, comme son modèle, redevenir laboureur si, en rentrant le soir au logis, je retrouve le sourire de Judith, les bras de Judith, l’amour de Judith… Quand donc aurez-vous compris que je l’aime ?…

— Et elle ? Vous êtes sûr qu’elle vous aime aussi ? Vous ignorez tout de ses sentiments. Peut-être qu’elle ne vous aime pas…

— Si ! Oh si !…

L’une des portières de velours venait de se soulever, presque de voler sous la main nerveuse de la jeune fille qui, avec ce cri, jaillissait de l’obscurité pour se jeter dans les bras de Gilles.

— Oh si, je t’aime ! Ne l’écoute pas !… Il ne peut pas savoir, lui… Il m’avait enfermée mais je t’ai vu arriver !… Oh, tu es là, vivant… bien vivant ! Tu es guéri… et l’on voudrait te faire croire que je ne t’aime pas ? Mais je ne respire que par toi !

Elle l’entourait de ses bras, se serrait contre lui secouée de longs frissons. Avec une infinie tendresse, il prit entre ses deux mains le ravissant visage inondé de larmes brûlantes et baisa longuement ses lèvres tremblantes.

— Ma douce… mon amour, ne pleure pas, ne tremble pas !… C’est fini, nous allons partir !…

— Il ne veut pas, il ne voudra jamais !… Il dit que je ne peux pas être à toi… ni à aucun homme d’ailleurs, que je dois rester vierge pour que l’Esprit demeure en moi !

Farouchement, Gilles enferma la fragile forme blanche entre ses bras tandis que son regard glacé toisait le médecin.

— Si vous m’expliquiez ce nouveau mystère, maître sorcier ? Ainsi, vous vous arrogez le droit de lui interdire l’amour, le bonheur, le don d’elle-même ? À quel titre ? Êtes-vous Dieu ?… Ne seriez-vous pas plutôt amoureux d’elle ? C’est cela, n’est-ce pas ? Vous ne voulez pas qu’elle soit à moi parce que vous voulez la garder pour vous ?

— Imbécile !…

Lentement, Cagliostro alla prendre un candélabre chargé de bougies allumées et le porta jusqu’à une alcôve dans laquelle Gilles aperçut soudain la table au tapis noir et aux objets d’argent qui avait si bien disparu de l’hôtel Ossolinski. Mais cette fois, le miroir tournant était remplacé par une simple carafe de cristal remplie d’eau.