Cet opulent personnage s’appelait don Francisco de Goya y Lucientes. Il avait trente-sept ans. Il était peintre du Roi depuis quatre ans…

Gilles de Tournemine l’avait rencontré peu de temps après son arrivée à Madrid, sur la Plaza Mayor, au cours de la dernière corrida où il s’était rendu parce qu’on lui avait dit que c’était un spectacle à ne pas manquer. Mais il n’avait pas tardé à regretter sa curiosité et, en fait, il n’avait jamais vu la fin de ladite corrida. Le spectacle d’une arène ponctuée de cadavres de chevaux éventrés par les cornes du taureau avait soulevé à la fois son horreur et son indignation.

Sans accepter d’en voir davantage et peu habitué à cacher ce qu’il pensait, il avait fait connaître son sentiment à la ronde à haute et beaucoup trop intelligible voix. Ses protestations déchaînèrent alors une mini-révolution chez les fanatiques qui l’entouraient. En un instant il se trouva affronté à une meute hurlante fermement décidée à l’étriper pour mieux lui faire apprécier les mérites de la tauromachie.

Trop furieux pour juger le danger à sa juste valeur, Tournemine tira son épée dont quelques moulinets purent tenir un moment à distance la foule des aficionados outragés. Mais de longs couteaux étaient apparus dans quelques mains et le jeune homme finalement aurait succombé immanquablement sous le nombre si l’homme qu’il appelait à présent si familièrement Paco ne s’était frayé un chemin jusqu’à lui.

— Vous insultez l’honneur espagnol pour des charognes sans intérêt ? Vous devez être fou, señor !

— Je n’ai jamais considéré les chevaux comme des charognes sans intérêt ! J’aurais plutôt tendance à réserver ce vocable au genre humain. Le cheval, monsieur, est le plus noble animal sorti des mains de Dieu ! Il n’a pas été créé pour des massacres imbéciles.

— Dès l’instant où l’homme joue sa vie, qu’importe le cheval ? Vous deviez voir la corrida jusqu’au bout avant de juger !

— J’en ai vu assez… à moins que vous ne m’assuriez le plaisir de voir le taureau venger les chevaux !

Un hurlement de fureur salua cette déclaration. Gilles salua ironiquement de l’épée.

— À votre disposition, messieurs ! Je peux aussi bien jouer le rôle du taureau.

— Pas question, coupa vivement l’homme. Vous allez vous battre avec moi d’abord !

— Ce sera un plaisir… mais vous n’avez pas d’épée.

— N’en concluez pas que je ne sais pas m’en servir. Simplement je ne l’ai pas avec moi. Mais j’ai des poings, ajouta-t-il en mettant sous le nez du Français des poings gros comme des jambonneaux. Nous nous battrons à ma manière, si vous le voulez bien. Évidemment un gentilhomme ne doit pas connaître ce genre de combat…

— Croyez-vous ?… Essayons toujours !…

Au milieu d’un large cercle, les deux hommes s’empoignèrent et ne tardèrent pas à rouler dans la poussière. L’inconnu était d’une force redoutable mais plus petit et moins rapide que Gilles, lequel avait poussé à la perfection, avec Pongo, la science de la lutte indienne acquise dans les forêts de Virginie. Le combat fut dur, s’éternisa sans parvenir à une conclusion. Au bout d’un temps qu’aucun d’eux ne put mesurer, les deux hommes se retrouvèrent assis par terre, face à face, à bout de souffle… et parfaitement seuls à l’exception d’un gamin déguenillé qui les contemplait en mangeant un morceau de pastèque : leur public, lassé, avait préféré retourner au spectacle plus épicé de l’arène. L’Espagnol alors éclata de rire.

— Je crois que nous pouvons nous en tenir là ! De toute façon, vous ne risquez plus d’être massacré…

— Autrement dit, vous ne vous êtes battu que pour me sauver ? J’avoue ne pas en voir la raison… à moins que vous ne soyez pas espagnol.

— Je suis d’Aragon, donc plus espagnol que toute l’Espagne. Mais je suis peintre et j’aimerais faire votre portrait… tout au moins quand vous aurez changé de couleur ! Allons boire un pot d’amontillado à la taverne de Los Reyes qui est voisine pour nous remettre… et je vous expliquerai la corrida. Je la connais bien, il m’arrive parfois encore de « matar el toro… 2 ».

Deux heures plus tard, superbement ivres et toujours aussi sales, les deux adversaires ronflaient avec application de chaque côté d’une table de cabaret… Mais ils étaient désormais amis à la vie à la mort.

Gilles se pencha pour voir ce que dessinait son ami. C’était le trône de la Reine de Mai environné de ses suivantes et de ses adorateurs.

— Un nouveau carton de tapisserie pour l’Académie de San Fernando ?

— Naturalmente ! C’est la seule peinture avec des portraits mondains que ma femme admette que j’exécute, répliqua Paco avec un rien d’amertume teintée de mépris. Gilles savait déjà que son mariage avec Josefa Bayeu, prude, sévère et uniquement tournée vers l’académisme, n’était pas une réussite. « Cela ne durera pas toujours !… » continua le peintre qui, brusquement, fourra son carnet dans sa poche. « Mais assez pour aujourd’hui ! Allons boire un verre de vin, manger des saucisses à l’ail et puis nous irons danser !… »

Le chevalier secoua la tête.

— Impossible, Paco ! Je suis de garde au palais ce soir. Il faut que je rentre. Cela doit t’expliquer pourquoi je n’ai pas l’air plus gai.

— Je vois ! Mais dis-moi, amigo, quel genre de garde montes-tu au palais ?

— Quel genre de… Que veux-tu dire ? Tu es peintre du Roi, tu devrais être au courant du service des Gardes du Corps ?

— En effet. Reste à savoir de quel corps il s’agit. Est-ce celui de notre vieux roi… ou bien celui de la princesse des Asturies ?

Brusquement détendu, Gilles partit d’un éclat de rire.

— Paco, mon ami, tu écoutes trop les mendiants aveugles de la Puerta del Sol qui servent de gazette et chantent à tous les vents les ragots, vrais ou faux, de la Cour.

— Les aveugles disent quelquefois la vérité. Ou bien ai-je rêvé qu’un de tes camarades aux Gardes vient d’être discrètement licencié parce qu’il allait, la nuit, donner des leçons de guitare à Son Altesse ?

— On dit tant de choses, fit Gilles, évasif et peu désireux de s’étendre sur une affaire qui, selon lui, ne le regardait pas.

Goya tira un long cigare noir d’une poche intérieure de sa veste et l’alluma avec grand soin tandis que son œil en coin observait son ami. Puis il tira quelques voluptueuses bouffées avant de déclarer enfin :

— Tu es discret, c’est bien. L’esprit de corps, sans doute ? Quoi qu’il en soit personne n’ignore plus, à Madrid, que la princesse Maria-Luisa est douée d’un tempérament excessif que son gros lourdaud de mari n’arrive pas à contenter et que les Gardes l’intéressent énormément. Ton tour viendra s’il n’est pas encore venu. Mais fais attention !

— À quoi ?

— À trois personnages : la duchesse de Sotomayor, d’abord, la Camerera Mayor qui a l’espionnage dans le sang, le Confesseur du Roi ensuite, l’impénétrable don Joaquin d’Eleta qui est si maigre qu’il doit pouvoir se glisser même dans les fentes des volets, ensuite et enfin, le ministre Florida Blanca qui est en général chargé de faire le ménage dans celui du couple princier. C’est lui qui a si habilement escamoté le guitariste. Mais celui-ci appartenait à une grande famille de Castille. Toi qui es étranger tu pourrais bien être escamoté… définitivement ! Et comme je n’ai pas encore fini ton portrait, cela me ferait de la peine !

— N’aie crainte ! Tu auras tout le temps de le finir. La princesse ne pense pas plus à moi que je ne pense à elle. Entre nous, ton guitariste était un garçon singulièrement courageux et, pour ma part, je préfère de beaucoup les jolies danseuses de Los Reyes ! Adios, Francisco. Je viendrai avant la fin de la semaine te demander à souper.

— Adios, Francés… Je te retiens… mais à mon atelier d’El Rastro. Josefa te ferait faire carême !

Les deux amis s’embrassèrent et, tandis que Paco reprenait son dessin, Gilles rejoignit enfin son cheval, sauta en selle et se prépara à quitter Carabanchel. Il se disposait à rejoindre Thérésia, dont les yeux le cherchaient avec avidité, pour la saluer une dernière fois quand son attention fut détournée par une voiture qui arrivait dans un grand bruit de sonnailles.

C’était, traîné par un cheval andalou particulièrement fringant, un petit cabriolet aux cuivres étincelants que tout Madrid connaissait car il appartenait au plus célèbre matador de l’époque, le grand Pedro Romero qui le conduisait lui-même.

Des « Viva ! » et des acclamations saluèrent l’apparition de l’idole somptueusement vêtue de velours canari brodé d’or et qui souriait de toutes ses dents blanches. Mais Gilles ne lui accorda qu’un regard distrait car, assise auprès de Romero, sur les coussins rouges de la voiture, il venait de reconnaître la seule femme qui eût réussi à éveiller réellement son intérêt depuis son arrivée en Espagne, une superbe maja au regard de feu qui avait fait resurgir brusquement dans son sang le souvenir brûlant de Sitapanoki, la princesse indienne dont l’image, parfois, revenait visiter ses nuits de veille.

L’Espagnole était moins belle que l’Indienne mais une vitalité quasi démoniaque émanait de chaque pouce de sa personne. Une masse de cheveux noirs et bouclés, mal retenus par une résille garnie de rubans multicolores, descendait jusqu’au milieu de son dos, encadrant un pâle visage dévoré par des yeux énormes et dans lequel saignait une bouche capable à elle seule d’éveiller la sensualité d’un ermite hors d’âge. Son corsage noir, garni d’épaulettes en passementerie ton sur ton, s’ouvrait en pointe jusqu’à la large ceinture rouge vif où étaient piquées deux roses sombres traçant entre les seins arrogants un long triangle de peau lumineuse. Un mince collier de corail serrait son cou élégant. Une mouche au coin de l’œil gauche, un étroit ruban noir nouant une autre rose à son poignet fin et un grand éventail de dentelle noire complétaient la parure de la maîtresse du torero car, à voir l’air glorieux dont se comportait celui-ci, la belle maja ne pouvait pas être autre chose…