— Moi, la maîtresse du duc de Chartres, bientôt duc d’Orléans car son père décline, moi qui serai dans un camp différent du vôtre un jour, un camp ennemi car la rancœur s’amasse lentement dans le cœur de Philippe qui n’est pas vraiment mauvais. Lentement mais sûrement. Un jour, elle l’envahira entièrement. Il aurait pu être un mouton heureux de vivre, les tracasseries de Versailles en feront un loup enragé. Ce jour-là, oui, vous commencerez à me détester.

— Jamais ! Même si Orléans entrait en révolte ouverte, vous me resteriez chère entre toutes les femmes…

— Vous en êtes bien certain ?

— Sur mon honneur… et ma tendresse pour vous !

Elle lui sourit, rejetant sur son front une mèche de cheveux que le vent faisait voltiger.

— Dieu veuille que je n’aie jamais à vous rappeler ce serment, mon ami…



1. C’est cette méthode qui allait conduire Laennec, élève de Corvisart, à la découverte du stéthoscope.

2. Le sang de l’hémorragie interne passe dans les bronches et s’écoule par la bouche.

3. Le sang s’accumule dans la cavité de la plèvre.

4. Le premier véritable et grand pharmacien parisien.

5. Ponction du liquide accumulé dans la plèvre au moyen d’un trocart.

6. Célèbre médecin suisse, partisan de la médecine naturelle, qui était au service du duc d’Orléans. Mort en 1781.

CHAPITRE XIV

DEUX CŒURS DE FEMMES…

Deux mois plus tard, Gilles de Tournemine et Merlin, enfin ressoudés, contemplaient ensemble la façade muette de la maison de Cagliostro.

Dans la lumière indécise du crépuscule, la demeure du sorcier avait l’air d’attendre quelque chose, tapie derrière le triple abri des arbres du boulevard, d’un fossé assez profond pour se donner des allures de douves et de grands murs hérissés d’artichauts de fer qui ne laissaient apercevoir que les fenêtres de l’étage supérieur et les hauts combles à la Mansart, habillés d’ardoise. Elle avait assez l’air d’un gros chat patient, roulé en boule sur lui-même mais toujours prêt à lancer une patte preste sur toute imprudente souris passant à sa portée… La rue Saint-Claude ouvrait à son flanc un boyau en pente raide qui plongeait vers le couvent des Filles du Saint-Sacrement. C’était sur ce côté que donnait la porte cochère de l’hôtel, une porte cochère rébarbative à souhait avec les énormes clous qui la renforçaient et la féroce tête de griffon en bronze qui lui servait de marteau.

Pourtant, jamais demeure royale, éclatant Versailles ou délicieux Trianon n’avait inspiré au chevalier une joie aussi vive que cet hôtel austère et vaguement inquiétant. Il ne savait pas très bien quelle sorte de paroles allaient s’échanger entre lui et le médecin italien. Peut-être seraient-elles aussi dangereuses que les balles d’un duel car il fallait qu’elles fussent définitives…

Dans le valet qui vint ouvrir le portail, à l’appel du marteau, Gilles reconnut le gigantesque et fugitif concierge de l’hôtel Ossolinski. Mais si celui-ci reconnut le jeune homme il n’en montra rien.

Il acquiesça d’un signe de tête quand on lui demanda à voir son maître, appela d’un geste un palefrenier qui se chargea du cheval et guida le visiteur vers le fond de la cour où, sous un portique vaguement grec, s’ouvrait un large vestibule et s’enroulait la dernière volée d’un bel escalier de pierre blanche. Des banquettes couvertes de velours rouge étaient disposées au pied de cet escalier pour les nombreux visiteurs qui, journellement, assiégeaient la demeure du thaumaturge avec autant d’ardeur qu’ils avaient, tout récemment encore, assiégé le fameux baquet magnétique de Mesmer ; mais l’heure était déjà tardive et Gilles s’y trouva seul quand on le pria, du geste, d’y prendre place. Puis le valet disparut dans les hauteurs de la maison : il allait prévenir son maître…

Un silence absolu régnait. Aucun bruit ne se faisait entendre : ni le grincement d’une porte, ni le craquement d’un parquet, ni l’écho d’un pas, comme si la maison cherchait, par son ambiance de mystère, à préparer dès le seuil l’esprit de ceux qui y pénétraient. Mais ce silence n’en fit éclater qu’avec plus de majesté le fracas du carrosse qui pénétra dans la cour quelques instants après Tournemine.

Les valets d’écurie se précipitèrent. Les laquais accrochés aux ressorts du magnifique véhicule dont la laque pourpre se rehaussait d’armes imposantes sautèrent à terre, ouvrirent la portière et abaissèrent le marchepied pour permettre au cardinal de Rohan, superbe et rayonnant sous la pourpre cardinalice, de faire son apparition…

Le prélat mit pied à terre, pénétra dans la maison d’un pas vif et s’élança dans l’escalier en homme qui connaît les lieux et qui n’a aucun besoin d’introducteur. Gilles vit la robe rouge onduler sur les marches et disparaître. Il y eut le bruit d’une porte que l’on ouvre et que l’on referme, l’écho d’une voix puis plus rien… La maison retomba dans le silence…

Le gigantesque valet reparut sans faire plus de bruit qu’un chat, informa Gilles, dans un mauvais français, que le comte le priait de patienter un moment puis disparut, laissant le jeune homme à des réflexions qui manquaient de gaieté : si le cardinal en avait pour longtemps l’attente risquait d’être longue…

Mais, au bout d’une demi-heure, le cardinal reparut, et seul, ce qui était assez extraordinaire car les usages voulaient qu’un visiteur fût reconduit jusqu’à sa voiture par le maître d’une maison, à plus forte raison quand il s’agissait d’un prince de l’Église. En le voyant descendre l’escalier, Gilles se leva, salua tandis qu’à sa surprise le prélat venait vers lui.

— Nous nous sommes déjà rencontrés, Monsieur de Tournemine, dit-il aimablement, mais je n’ai pas eu le plaisir que l’on vous présente à moi… Les jolies femmes ont de ces étourderies. Vous êtes breton, naturellement… et vous êtes l’homme que les Indiens ont surnommé le Gerfaut ?

— En effet, Monseigneur. Votre Éminence me fait beaucoup d’honneur en se montrant si renseignée à mon sujet.

— Vous êtes Tournemine, Monsieur, et je suis Rohan. Nos maisons sont aussi anciennes l’une que l’autre en Bretagne.

— Mais la mienne a moins d’éclat, fit Gilles avec ce sourire qui lui donnait tant de charme. Le cardinal y fut sensible.

— N’importe. Bien souvent nos ancêtres ont combattu côte à côte. En outre, j’ai eu l’occasion d’entendre parler de vous de façon plus intime, voici quelques mois, par un jeune Suisse qui a virtuellement pris mon hôtel d’assaut, quelque peu rossé mes gens et fait, dans mon cabinet, une irruption tout à fait spectaculaire. Vous avez de bons amis, Monsieur !

— Le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried n’est pas l’homme des demi-mesures, Éminence. L’ouragan est son élément normal. Évidemment, il ne m’avait pas dit que les choses s’étaient passées de cette manière… tumultueuse et j’en demande bien pardon pour lui. Son excuse est qu’il était, je crois, sous le coup d’une grosse émotion.

— Il n’a pas besoin d’excuses. Vous étiez mourant… une très vilaine histoire si j’ai bien compris, et ce pauvre garçon avait besoin du seul être qui pût, effectivement, agir puissamment en votre faveur. Lorsque quelqu’un cherche le grand Cagliostro, je me trouve tout de suite en communion d’idées avec lui. Je vois d’ailleurs que le miracle s’est produit une fois de plus. Vous êtes vivant et en parfaite santé apparemment.

— En parfaite santé, en effet. Mais puis-je demander à Votre Éminence si Winkleried lui a appris comment… et grâce à qui j’avais été ainsi… endommagé ?

La cardinal hocha la tête tandis que son regard bleu s’assombrissait.

— Il l’a fait… mais je lui ai dit que j’avais peine à le croire. Il doit y avoir une confusion quelque part. La charmante comtesse est…

— Une femme dangereuse, Monseigneur ! Sur la mémoire de tous ces vieux Tournemine qui furent souvent bons serviteurs des Rohan je supplie Votre Éminence d’y prendre garde.

— C’est étrange ! Savez-vous que vous me dites, presque mot pour mot, ce que vient de me faire entendre Cagliostro ? J’admets qu’il y ait chez elle des bizarreries, des contradictions, des idées folles parfois mais, j’en suis certain, son cœur est bon et elle a fait pour moi des merveilles telles qu’il m’est impossible de les oublier. Mes paroles peuvent vous sembler obscures. Pourtant bientôt vous pourrez les comprendre mieux quand le Destin m’aura élevé à une place si haute que plus rien n’aura d’importance pour moi, sinon… la joie que j’aurai à m’entourer de gens tels que vous, Monsieur, et à leur faire tout le bien que je pourrai…

Le souvenir de ce qu’il avait vu et entendu dans la nuit du Bosquet de Vénus revint à la mémoire de Gilles et surtout les paroles pleines de colère de la Reine ? « Savez-vous de quoi rêve cet homme ? D’être Premier ministre… » De quelle illusion insensée l’infernale comtesse de La Motte bernait-elle cet homme trop confiant ?…

— Monseigneur… commença-t-il.

Mais déjà Rohan prêt à se retirer lui offrait son anneau à baiser et le courbait sous le poids du respect religieux.

— J’aurai toujours plaisir à vous voir, Monsieur de Tournemine, ne l’oubliez pas !…

Malgré l’incorrection qu’il y avait à poursuivre un entretien contre la volonté d’un prince, Gilles allait se risquer à le retenir mais quelqu’un toucha sa manche et il s’aperçut que le valet était revenu sans qu’il l’entendît seulement approcher et lui faisait signe de le suivre… Le cardinal, d’ailleurs, était déjà remonté dans sa voiture.

À la suite de l’homme il gagna le premier étage, traversa une antichambre sans fenêtres mais éclairée par une profusion de bougies et dont le mur était orné d’une grande plaque de marbre noir gravée de caractères orientaux et d’une sorte de prière dont les premiers mots étaient :