— Compréhensif ! rectifia Gilles machinalement. Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Que le Cagliostro avait quitté Bordeaux pour Lyon où il avait à fonder un logement en maçonnerie pour des Égyptiens…
— Une loge maçonnique, tu veux dire ! Mais pourquoi des Égyptiens ?
— Je ne sais pas. De toute façon, il ne faisait que passer à Lyon. Le cardinal m’a appris comme la bonne nouvelle que le Cagliostro avait enfin décidé de venir s’installer à Paris et même que son secrétaire, un certain Ramón de Carbonnières, était chargé de lui trouver une maison pour lui et sa famille.
— Il a donc une famille ?
— Il a au moins une femme et même une belle ! C’est une grande dame romaine, paraît-il, qu’il appelle Sérafina. Maintenant, ne me demande pas où tout ce monde se trouve à cette heure parce que je n’en sais absolument rien. Parlons d’autre chose maintenant et dis-moi…
— Encore un mot ! Pongo m’a dit que Judith voulait rester auprès de moi et qu’on l’en a empêchée. Sais-tu pourquoi ?
— Pas vraiment… Peut-être est-elle en danger. Le médecin lui a dit : « Vous savez bien que vous n’avez rien à craindre tant que vous demeurerez sous ma protection… » N’empêche qu’il a dû lui jurer sur toutes les divinités possibles que tu allais guérir pour qu’elle accepte enfin de le suivre… Mais, au fait, comment sais-tu tout cela, toi ? Tu étais presque mort et le Cagliostro avait exigé le secret…
— Je crois que c’est justement parce que j’étais presque mort que j’ai vu, tu entends, « vu » comme un spectateur devant une scène de théâtre, ce qui s’est passé dans cette chambre. Je sais qu’il y avait, autour de mon lit, Cagliostro, Judith, toi, Pongo et Mme d’Hunolstein, mais personne d’autre. Que dis-tu de cela ?
— Que c’est une très bizarre chose et, dans ce cas, qu’il vaut mieux ne pas dire à ton… hôtesse que tu sais. Elle a une redoutable peur du Cagliostro.
— Je commence à croire que tout le monde a peur de tout le monde ici ! Mais tu as raison : je ne lui dirai rien…
Il n’avait d’ailleurs plus de questions à poser. Il savait qu’il n’était pas fou, il savait que le médecin italien allait venir s’installer à Paris et il savait, surtout, que Judith l’aimait d’un amour égal au sien. Il pouvait prendre sa guérison en patience.
La longue convalescence qu’il dut subir se révéla d’ailleurs, à l’usage, une agréable période de rémission. L’Hermitage était une charmante maison et Aglaé une charmante hôtesse qui faisait de son mieux pour distraire et fortifier un malade auquel visiblement elle s’attachait, mais qui le lui rendait bien. Le charme de la jeune femme était de ceux qui séduisent et retiennent.
Chez Tournemine, cet attachement se doublait d’une vive reconnaissance mais, chose étrange si l’on considérait la qualité de beauté essentiellement voluptueuse de la belle Provençale, elle n’éveillait en lui que des sentiments purs de tout désir. S’il l’aimait, c’était avec la chaude tendresse d’un frère pour une sœur aînée très belle et très admirée mais rien de plus…
Grâce à elle les amis de Gilles prirent l’habitude de se réunir quotidiennement ou presque autour du lit, puis de la chaise longue où il redevenait lentement lui-même. Winkleried d’abord, lorsqu’il n’était pas de service, accourait depuis Versailles apportant toujours, avec le vent de ses chevauchées forcenées, une saine bouffée de l’air vif du dehors. Barras ensuite, qui vivait du jeu, plutôt mal que bien, et parfaitement désœuvré en dehors de ses nuits passées dans les tripots, venait se chauffer les pieds au feu de la cheminée en buvant force tasses de chocolat et en racontant les derniers potins de Paris. L’excellente Mlle Marjon, elle aussi, fit plusieurs fois le voyage depuis la rue de Noailles afin d’assurer elle-même son pensionnaire de son affection… et de lui apporter les lettres qui s’entassaient chez elle, lettres parfumées à la rose dont Gilles devinait trop bien la provenance et qu’il la priait régulièrement de remporter sans même les avoir ouvertes.
— Le mieux est, si l’on vient vous interroger, que vous prétendiez ignorer tout de l’endroit où je me trouve. Cela vous sera plus facile si vous pouvez éventuellement rendre ces lettres à leur propriétaire.
Elle s’exécutait de bonne grâce, regrettant vivement dans son for intérieur de n’avoir pas le plaisir de veiller elle-même sur la convalescence de son locataire. Mais, instruite par l’assaut dont sa maison avait été le théâtre, elle admettait sans peine que l’Hermitage, enclos dans un domaine des Orléans, assurait une sécurité que son pavillon était incapable d’offrir.
Le duc de Chartres, qui apparut un matin flanqué du Lieutenant de Police Lenoir, en avait assuré lui-même le jeune homme.
— C’est en mon nom que l’on vous a attaqué, chevalier, lui dit-il. Il y va donc de mon honneur que vous ne quittiez cette maison qu’entièrement guéri et seulement quand vous serez en état de reprendre votre service à la Maison du Roi. J’y tiens essentiellement et, si vous le voulez bien, c’est un sujet que nous ne discuterons plus car je ne sais personne d’assez fou pour oser s’en prendre à l’un de mes amis sur mes terres. À présent, veuillez écouter ce que souhaite vous dire Monsieur le Lieutenant de Police.
Lenoir venait, en fait, recueillir la déposition du blessé car, il n’en fit aucun mystère, l’enquête, ordonnée cependant par le Roi en personne que Winkleried avait averti et exigée par Chartres, piétinait lamentablement. Le sieur Beausire avait disparu sans laisser plus de traces qu’un oiseau dans l’air et sa maîtresse, une certaine Nicole Legay, dite Oliva, la femme qui ressemblait à la Reine, s’était elle aussi volatilisée. Il n’était jusqu’à leur maison qui n’eût subi un nettoyage si minutieux qu’il était impossible de soupçonner que le sang y avait coulé en telle abondance.
Tout avait dû y être disposé dans ce but car, si la défense désespérée de la victime et l’aide inattendue qu’elle avait reçue n’avaient conduit le combat jusqu’au-dehors, ameutant le quartier, personne n’aurait jamais pu soupçonner quoi que ce soit. Gilles eût été effacé de la surface de la terre sans qu’il fût possible de savoir ce qu’il était devenu…
Cependant, aux questions de Lenoir, le jeune homme opposa une fin de non-recevoir. Il ignorait tout de ceux qui composaient la troupe de ses assassins.
— Le garçon qui vous a porté secours, et qui d’ailleurs n’a pas reparu, a déclaré en arrivant ici que vous aviez reconnu le chef de la bande mais qu’il n’avait pas compris le nom que vous aviez prononcé. Nous l’avons fait chercher cependant aux carrières de Montmartre mais nul ne sait ce qu’il est devenu.
— Il s’est trompé d’ailleurs, répondit Tournemine qui répugnait au rôle de dénonciateur même envers des misérables tels qu’Antraigues ou Reteau. Il se peut que j’aie cru, à certain moment, reconnaître quelqu’un mais comme je n’en ai eu aucune assurance vous comprendrez aisément qu’il m’est difficile de donner un nom.
— Laissez-nous le soin d’en juger ! Vous avez failli être assassiné, Monsieur ! Aucun code de l’honneur ne vous oblige envers des meurtriers.
— Ni à accuser sans preuves un innocent ! Je regrette, Monsieur le Lieutenant de Police, mais je ne puis rien vous dire de plus.
Lenoir se leva en soupirant. Policier dans l’âme, mais dans la grande tradition des La Reynie, il avait appris depuis longtemps à connaître les hommes et bien peu pouvaient se vanter de pouvoir dissimuler le fond de leur âme à son œil à la fois perçant et taciturne. Mais il y avait des exceptions et il en prenait parfois conscience avec quelque mélancolie.
— Je n’en crois pas un mot, Monsieur, soupira-t-il. Mais après tout, il s’agit de votre vie et je ne puis être plus royaliste que le Roi. Je vous souhaite le bonsoir… Réfléchissez néanmoins…
Le duc de Chartres ne repartit pas avec lui. Il avait encore apparemment quelque chose à dire.
— J’admire votre discrétion, chevalier, fit-il en se plantant en face du jeune homme, les mains nouées au dos qu’il chauffait devant le feu. Pourtant… si j’en crois Mme d’Hunolstein, votre délire, naguère, a été moins… hermétique. Vous avez prononcé un nom. À plusieurs reprises même ! Un nom que la baronne connaît fort bien car c’est celui d’un de ses amis… et des miens. Est-ce parce que j’étais présent que vous avez refusé de parler du comte d’Antraigues ?
— Certainement pas, Monseigneur ! Je respecte profondément Votre Altesse Royale mais elle me pardonnera, j’espère, de lui avouer que je n’ai pas peur d’elle. Je n’ai rien dit parce que, recouvrant chaque jour un peu de mes forces grâce aux soins de Mme d’Hunolstein et espérant fermement en retrouver bientôt la totalité, je n’ai pas la moindre raison de m’en remettre à la Police du soin de régler mes propres affaires. Je me suis déjà trouvé en face de Monsieur d’Antraigues l’épée à la main et cela n’a pas été pour son bien. La prochaine fois je le tuerai, voilà tout !
Le visage rouge du prince s’éclaira d’un sourire qui n’alla pas jusqu’aux yeux demeurés attentifs et froids.
— Au fait… êtes-vous bien certain qu’il s’agisse d’Antraigues ? Il n’était pas à Paris en décembre et, lorsque vous avez été attaqué, il était parti depuis trois jours pour ses terres du Vivarais afin d’y passer le Noël en famille. Il doit y avoir une erreur quelque part.
Le sourire de Gilles répondit à celui du prince sans qu’il y fît, lui non plus, participer son regard.
— Si Votre Altesse Royale le dit, cela doit être vrai ! fit-il tranquillement. Vous voyez bien, Monseigneur, que j’ai eu raison de garder le silence… puisque le comte n’était pas là. J’ai dû voir, ou entendre, un fantôme…
Il y eut un petit silence que les deux hommes employèrent à se jauger mutuellement, mais Philippe de Chartres le rompit brusquement d’un éclat de rire.
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