— Moi rester ici auprès de seigneur Gerfaut ! déclara-t-il avec hauteur à la jeune femme stupéfaite. Moi ne plus quitter jusqu’à ce que Grand Esprit décide de vie ou de mort. Si c’est mort, elle devra passer sur corps de Pongo !
Puis, les jambes croisées et l’échine aussi raide qu’une baguette de fusil, il s’était assis sur le tapis, au pied du lit et, croisant ses bras sur sa poitrine, il avait entamé une interminable attente qu’il n’interrompait qu’à de très rares intervalles et seulement pour quelques instants, afin de satisfaire aux obligations naturelles d’un corps humain ou pour calmer d’un mot, d’un geste, les angoisses de la baronne.
Or, si la présence de l’Iroquois impressionnait les domestiques de la maison et faisait régner autour de la chambre une sorte de crainte sacrée, Aglaé s’habitua très vite à voir dressée au pied du lit cette statue de cuivre qui ressemblait à quelque dieu tutélaire venu là pour défier la mort d’approcher. Ils passaient de longues heures face à face sans prononcer une seule parole et la jeune femme tirait un curieux réconfort de cette longue confrontation car Pongo savait rendre ses silences plus éloquents que les plus longs discours.
Quant à Winkleried, il avait complètement disparu depuis le premier jour, se bornant à informer Mme d’Hunolstein qu’il serait sans doute absent pendant quelque temps. On ne l’avait pas revu.
Une nuit, alors que Gilles était aux prises avec l’un de ses rêves affreux et s’agitait dans son lit à tel point que Pongo ne parvenait plus à le maîtriser, les démons qui assiégeaient l’esprit enfiévré du jeune homme disparurent brusquement. Leurs images grimaçantes firent place à un regard fixe et étincelant tout à la fois, deux yeux immenses, sombres et lumineux qui plongeaient jusqu’à l’âme du blessé et lui apportaient le soulagement en lui faisant rompre soudainement ses amarres. C’était comme si l’esprit se dégageait du poids intolérable de la chair souffrante et planait au-dessus d’elle à la manière d’un oiseau sur une bête abattue.
À cet instant, Gilles « se » vit lui-même étendu dans un lit aux draps en désordre au milieu d’une chambre qu’il ne connaissait pas. Il vit une femme brune, très belle, dont le visage ne lui était pas inconnu. Il vit Pongo debout, les bras croisés au fond de la pièce, impassible auprès d’un Winkleried couvert de boue et qui semblait exténué. Enfin, il vit… Judith qui sanglotait à genoux auprès de ce lit où gisait son double de chair, la tête contre le drap dans la position même qu’il lui avait vue à Hennebont, la nuit où était mort son père.
Il y avait encore un autre homme, et en fait c’était lui qui tenait le centre du tableau. Un homme de taille moyenne, vigoureusement bâti, entièrement vêtu de noir mais avec des mains admirables et couvertes de pierreries qui effectuaient devant les yeux clos du moribond des gestes étranges, doux et cependant pleins de force, qui arrachaient des éclairs à ses bagues. En même temps il murmurait des mots bizarres dans une langue inconnue et cet homme c’était Cagliostro…
Gilles le reconnut sans surprise, sans colère non plus comme si sa présence devant son lit de mort eût été chose toute naturelle. Des hauteurs où son âme planait les gangrènes morales de la terre perdaient toute signification et elle pouvait sentir alors que les intentions du médecin étaient bonnes.
Lorsque ses mains eurent achevé leur curieux ballet, le médecin tira de sa poche une petite fiole de verre brun, en versa quelques gouttes dans la bouche entrouverte du blessé et tendit le flacon à Pongo qu’il avait appelé d’un geste.
Et puis il n’y eut plus rien. L’esprit déjà errant du chevalier réintégra son enveloppe épuisée et sombra avec elle, enfin apaisée, dans un sommeil aussi profond que l’océan, un sommeil sans rêves tandis que la mort, déjà embusquée derrière le ciel de lit, s’envolait dans la nuit plus noire du petit matin…
Le bienfaisant sommeil dura longtemps. Lorsque Gilles posa, pour la première fois depuis plusieurs semaines, un regard intelligent sur ce qui l’entourait, la douleur n’était plus qu’une légère difficulté à respirer et la fièvre, sous la forme d’une sueur abondante qui avait obligé ses gardiens à changer ses draps par deux fois, avait enfin abandonné le champ clos.
Ses yeux découvrirent une grande chambre claire tendue d’un tissu bleu semé de fleurs, au milieu desquelles des bergers d’opéra-comique et des moutons enrubannés folâtraient, une cheminée de marbre blanc où flambait un feu de sapin qui embaumait, des meubles laqués blancs, d’un élégant modernisme, et puis, insolite à souhait dans ce décor résolument féminin, Pongo qui se tenait accroupi, jambes croisées, sur le grand tapis décoré de bouquets blancs et roses. Il était tellement immobile qu’il ressemblait à sa propre statue mais ses yeux brûlaient comme des chandelles dans son visage amaigri.
— Pongo !… appela Gilles d’une voix si ténue qu’elle ne lui parut pas franchir la limite de ses lèvres.
Mais l’ancien sorcier des Onondagas n’avait pas besoin d’entendre pour accourir. Déjà il était debout.
— Maître ! souffla-t-il d’une voix incrédule où la joie n’osait pas encore dire son nom. Maître… toi… vivant. Toi voir, toi entendre ?…
Pour la première fois de sa vie, Gilles vit une larme rouler sur la joue creuse de l’impassible Indien.
— Oui… je crois, fit-il en essayant un sourire qui n’atteignit évidemment pas la perfection. Mais, dis-moi…, où est-ce que nous sommes ?
— Vous êtes chez moi…
Précédée d’un petit plateau d’argent où fumait une tasse, Aglaé, fraîche comme une laitue nouvelle dans une robe vert feuille, ses beaux cheveux noirs sans poudre haut relevés et brillants sous un soupçon de mousseline verte baptisé bonnet, faisait son entrée dans la chambre. Le sourire qui découvrait ses dents très blanches illuminait son visage.
— Dieu merci ! fit-elle en déposant son plateau sur la table de chevet. Je crois que nous pouvons respirer et que vous voilà sauvé ! Comment vous sentez-vous ?
— À peu près aussi solide qu’une poignée de sable. Mais je croirai vraiment que je vais mieux si je peux faire suffisamment travailler mon pauvre cerveau ramolli et découvrir sans aide en quel lieu et en quelles circonstances nous nous sommes rencontrés, Madame.
— Le beau compliment que voilà ! Eh bien, cherchez ! Vous avez de la chance de nous avoir fait si peur car bien peu de femmes apprécient que l’on oublie leur première rencontre. Mais vous avez toutes les excuses. Voulez-vous que je vous aide ?
— Non, non… Ma mémoire n’est seulement pas encore bien débarrassée de ses brouillards. Attendez… Il me semble… Oui ! Le salon du sieur Hue, le restaurateur ! Vous m’avez sauvé d’un crime de lèse-altesse contre le duc de Chartres… Malheureusement on ne m’a pas dit votre nom.
— Bravo pour la mémoire ! Quant au reste, je suis Aglaé de Barbentane, baronne d’Hunolstein. Cette demeure est un pavillon qui se nomme l’Hermitage, situé sur la route de Bagnolet, aux confins du parc du château. Je la loue à son propriétaire, un gouverneur de province, parce que je m’y trouve près de mes amis d’Orléans et plus à l’aise que dans mon hôtel du faubourg Saint-Germain. Au reste elle est enclavée dans les murs du domaine.
« Et maintenant que vous savez l’essentiel, cessez de parler car vous allez vous fatiguer. Et puis, buvez ceci.
Aidée par Pongo, elle souleva les oreillers afin de permettre au malade de boire la tisane additionnée de miel qu’elle avait apportée. Il l’avala sans protester mais fit la grimace.
— Faut-il que je boive uniquement des herbes ? Je donnerais un semestre de solde pour une grande tasse de café ! Il me semble que cela me rendrait des forces.
— Si le docteur en est d’accord, vous aurez votre café, mais, pour l’amour de Dieu, cessez de parler et de vous agiter ainsi. Songez qu’il y a trente-six heures vous étiez mourant !
Il eut un pâle sourire tandis que les bras amicaux qui le soutenaient le reposaient dans le lit. Ce simple mouvement où, cependant, ses muscles n’avaient joué aucun rôle, l’avait épuisé.
— J’en ai… pleinement conscience, vous savez ? Mais… il y a tant de choses… que je voudrais savoir…
— Vous aurez tout le temps de poser une foule de questions car vous n’êtes pas à la veille de remonter à cheval et de courir les routes… Alors, pour le moment, tenez-vous l’esprit en repos.
Il sortit ses mains des draps, les étendit devant lui. Elles étaient si maigres qu’elles paraissaient interminables : des os articulés recouverts d’un peu de peau.
— J’ai tellement changé ?
— Vous voulez en juger ?
Elle alla jusqu’à une petite table, y prit un miroir à main qu’elle tendit au jeune homme, sans lui dire qu’à plusieurs reprises ce miroir avait servi à s’assurer qu’il respirait toujours.
Ce qu’il y vit n’avait rien d’agréable. Sous la peau irrémédiablement basanée par trop de soleils et de vents marins pour jamais perdre son hâle, la chair avait fondu ne laissant que l’ossature hardie et au fond des orbites creuses deux yeux sans couleur bien définie mais où, dans la grisaille générale, n’apparaissait aucune trace de bleu.
Aglaé, cependant, ne le laissa pas contempler longtemps cet affligeant spectacle. Doucement, mais fermement, elle lui ôta la glace.
— Voilà ! Si j’ai permis que vous vous regardiez, mon ami, ce n’est pas par cruauté c’est pour que vous compreniez qu’il vous faut être très raisonnable si vous voulez retrouver aussi vite que possible votre superbe apparence. Cela dit, je ne vous rendrai cet objet que lorsque ce que vous pourrez y contempler me conviendra ! Et maintenant, dormez ! On vous apportera à manger dès que le médecin vous aura vu.
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