— Hélas non ! Il a voulu repartir à tout prix… il parlait d’une sœur infirme qui deviendrait folle d’inquiétude s’il n’était pas là au matin et quand je lui ai proposé d’envoyer chercher cette enfant, il a eu un drôle de sourire et il m’a dit que mes gens ne reviendraient peut-être pas vivants s’ils allaient là où il habite… « Les carrières de Montmartre ne sont pas un lieu où il fait bon se promener la nuit, Madame la baronne, a-t-il ajouté. Il faut que j’y aille moi-même… »
— À Montmartre, par cette neige, à pied et blessé ? Mais c’est de la folie ! Il n’arrivera pas vivant !
— Rassurez-vous. Je lui ai donné des vêtements chauds, un peu d’or pour qu’il fasse quitter à sa sœur cet abominable endroit et il vous attend dans le vestibule. Mon cocher le déposera à la Barrière des Martyrs après vous avoir déposé chez vous. Et il m’a promis de revenir…
— Jamais de la vie ! Nous le déposerons avant moi. Je veux m’assurer de son état, sinon je le ramène moi-même aux carrières.
Tout en parlant, le jeune médecin avait fini de poser son dernier appareil. Il alla se laver les mains à une cuvette d’eau chaude que lui tendait une servante, puis il revint examiner son patient que deux valets vigoureux étaient en train d’installer dans le lit soigneusement bassiné, le dos soutenu par une pile d’oreillers pour prévenir le retour de l’hémoptysie 2 qui s’était produite au moment de l’arrivée à l’Hermitage. Il le considéra un moment, sourcils froncés.
— Vous êtes inquiet ? demanda Madame d’Hunolstein.
— Oui, je l’avoue. Je n’aime ni cette respiration difficile ni cette fièvre qui monte trop vite. Le temps qu’il a passé dans la neige après sa blessure peut être fatal en entraînant la pleurésie et je ne sais pas si je ne préfère pas l’hémoptysie à l’hémothorax 3. De toute façon, je reviendrai à l’aube avec les drogues convenables que je passerai prendre chez Baumé 4, mais si vous le permettez j’amènerai avec moi Philippe Pelletan, notre meilleur chirurgien, car il sera peut-être bon de pratiquer rapidement une thoracentèse 5… à moins que vous ne préfériez que je remette le malade à votre médecin personnel ?
— Je n’ai pas de médecin personnel, ma santé est excellente et, depuis la mort de Tronchin 6, je n’ai pas pris confiance en son successeur.
— Bien. Puis-je cependant vous conseiller un peu de repos ? Il suffira de faire veiller le patient par un serviteur.
— Je préfère le veiller moi-même. Aussi bien je n’ai pas sommeil.
Corvisart baissa ses manches, enfila son habit et considéra attentivement la jeune femme.
— Pourquoi faites-vous cela ? Vous connaissez à peine ce garçon, m’avez-vous dit. Une simple rencontre dans un « restaurant », n’est-ce pas ? Et cependant voilà que vous bouleversez votre vie pour lui. Est-ce seulement pour défendre la réputation de la maison d’Orléans ?
Elle haussa ses belles épaules avec une désinvolture que démentait la mélancolie du regard.
— Est-ce que je sais ? Peut-être parce qu’il y a des moments où je suis lasse d’une existence vouée uniquement au plaisir, à la futilité et, tout compte fait, à une certaine solitude. Mon époux ne quitte guère ses terres de Lorraine, mes fils leur collège. Quant à l’amour auquel vous pensez, n’est-ce pas, sachez que ma place auprès du duc de Chartres est davantage celle d’une indispensable amie plus que d’une sultane favorite. Alors pourquoi donc n’userais-je pas un peu de ce temps dont j’ai à revendre pour venir en aide à l’un de mes semblables ?
Le médecin retint un sourire, admirant avec quelle aisance une femme d’esprit pouvait atteindre à bon compte aux sublimations du dévouement et se gardant bien de dire que l’action eût été sans doute moins facile et plus méritoire si le « semblable » de la belle Aglaé eût été vieux et laid. Le superbe animal qui gisait présentement sous le baldaquin azuré du lit avait tout ce qu’il fallait pour susciter l’intérêt passionné de toute femme digne de ce nom sans distinction d’âge ou de condition. Restait seulement à savoir s’il quitterait ce lit pour celui de la belle Provençale ou pour les quatre planches d’un cercueil car non seulement il n’avait pas encore repris connaissance mais la fièvre augmentait encore et le délire n’était pas loin….
Lorsque le blessé émergea du coma, un peu plus tard dans la nuit, personne ne s’en rendit compte, pas même lui. Une fièvre ardente le dévorait, desséchant ses lèvres et brûlant sa poitrine. Elle faisait resurgir de son inconscient des bribes incohérentes de l’heure sanglante qu’il avait vécue rue de Cléry mêlées à des images plus lointaines, de guerre et de mort. À d’autres instants un vertige l’emportait au fond de cratères enflammés où des rochers d’un poids intolérable s’abattaient sur lui pour l’écraser cependant qu’éclataient à ses oreilles les hurlements de hordes démoniaques. L’enfer lui-même semblait vouloir s’ouvrir devant son âme torturée que son corps ne retenait plus qu’avec peine.
Prisonnier d’une succession ininterrompue de cauchemars effrayants, Gilles subissait cependant toutes les souffrances de son corps déchiré. Il étouffait interminablement cependant que le feu qui le dévorait refusait de s’éteindre.
Durant des jours et des nuits, son organisme en proie à un délire violent lutta inconsciemment contre la mort. La fièvre lui arrachait des cris, des supplications, des appels qui terrifiaient tous ceux qui l’approchaient et faisaient pâlir la femme immobile à son chevet. Parfois, aux prises avec ses phantasmes, le blessé hurlait des malédictions, des défis et des accusations si étranges qu’Aglaé, inquiète, allait s’assurer que portes et fenêtres étaient bien fermées pour que les domestiques, au moins, n’entendissent pas.
Mais parfois aussi la voix haletante s’adressait, suppliante, à un fantôme invisible qu’elle appelait Judith, avec des accents d’amour si passionnés, si déchirants aussi que la silencieuse gardienne laissait ses larmes couler tandis que les doigts brûlants étreignaient sa main. Et, à d’autres instants, elle appliquait ses deux paumes sur ses oreilles, pour ne plus rien entendre.
Alors, Pongo qui ne quittait la chambre de son maître ni de jour ni de nuit, la prenait doucement par le bras et la conduisait jusqu’au salon voisin où il l’obligeait à s’asseoir dans un fauteuil.
— Cris mauvais !… dangereux, disait-il, causés par esprit mauvais ! Femme trop faible pour supporter…
Winkleried et l’Indien étaient arrivés, en effet, comme une tempête une douzaine d’heures après que Gilles fut tombé sous les coups des meurtriers. Dès l’aube, Paul de Barras avait couru chez Lecoulteux pour se faire donner l’adresse du blessé et il avait galopé jusqu’à Versailles afin de prévenir la famille du jeune Breton si d’aventure il en avait eu. Il avait trouvé au moins aussi bien, sous les traits de Mlle Marjon qui avait éclaté en sanglots avant de se ruer à la plus proche église sans même prendre le temps de mettre un chapeau, sous ceux de Pongo qui n’avait pas soufflé mot mais qui était devenu gris et enfin sous ceux de Winkleried qui, fou de rage, avait failli l’étrangler pour lui arracher plus vite les renseignements.
Guidés par Barras, les deux hommes étaient arrivés à l’Hermitage juste à temps pour en voir sortir le duc de Chartres qui se trouvait alors au château de Bagnolet et qu’Aglaé avait fait prévenir.
— Je vous conseille de faire comme moi, messieurs : attendez, dit le duc qui avait reconnu le Suisse du premier coup d’œil. Les médecins sont auprès de votre ami. (Puis, se tournant vers Barras qui était un habitué du Palais-Royal et qu’il connaissait bien :) J’espère, vicomte, que vous aurez assuré à ces messieurs que je ne suis pour rien dans l’ignoble traquenard tendu à votre ami ? Je me rends de ce pas chez le Lieutenant de Police Lenoir pour exiger de lui qu’il fasse, sur cette lamentable affaire, une lumière pleine et entière. Je ne me tiendrai pour satisfait que lorsque le vrai responsable sera sous les verrous…
— Monseigneur, coupa Ulrich-August, je crois être l’interprète du chevalier de Tournemine en suppliant Votre Altesse Royale de n’en rien faire. Elle causerait à Monsieur Lenoir des soucis bien encombrants car il ne pourra jamais prendre le véridique coupable.
— Comment cela ? Voulez-vous dire…
— Que le coupable est hors d’atteinte parce qu’il est placé trop haut ? dit Barras qui avait attentivement examiné le visage embarrassé du jeune Suisse. Je le croirais assez volontiers pour ma part…
Philippe d’Orléans regarda tour à tour les trois hommes, hocha la tête.
— Je vois. Eh bien ! nous nous contenterons pour commencer des comparses tels que ce Beausire par exemple… Vous n’avez rien contre, Barras ?
Le Provençal se mit à rire.
— Rien du tout, mais de ce côté-là aussi, Votre Altesse fera chou blanc. Je connais le bonhomme. Il aura tiré au large sans attendre son reste.
— Eh bien, soupira le prince, il nous reste à espérer que le blessé ne mourra pas et pourra nous renseigner. Il aurait reconnu le chef de ses assassins ? C’est du moins ce que prétend le jeune homme qui l’a sauvé mais il n’a pas compris le nom prononcé par le chevalier…
Jean-Nicolas Corvisart et Philippe Pelletan qui sortaient à ce moment de la chambre interrompirent la conversation. Mme d’Hunolstein les suivait et leurs mines à tous trois étaient si graves que chacun des assistants sentit son cœur se serrer.
— Eh bien ? demanda le duc.
— Il faut attendre, Monseigneur, dit Pelletan. Nous ferons de notre mieux mais la vie du patient est dans la main de Dieu. Sa jeunesse et sa vigoureuse constitution sont sans doute ses meilleures armes…
Sans un mot, alors, Pongo était entré dans la chambre. Un long moment, il avait regardé Gilles puis, sous l’œil effaré de la baronne, il avait ôté sa perruque, découvrant son crâne rasé et la mèche de cheveux noirs qui en ornait le sommet, ouvert sa chemise pour prendre sur sa poitrine le petit sac de peau qui ne le quittait pas et qui contenait ses talismans personnels et il l’avait passé au cou du moribond.
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