— Je ne sais pas, Monsieur, je n’ose pas le toucher…

— Tu as raison. Il faut du secours…

Et le vicomte Paul de Barras alla se pendre à la cloche du grand hôtel d’où venaient toujours des échos de musique. En même temps il se mit à crier d’une telle voix de stentor qu’en un instant il y eut, pataugeant dans la neige, une demi-douzaine de bourgeois en bonnet de nuit emballés de manteaux et de couvertures sur leurs chemises de nuit et qui se mirent à crier tous à la fois sans apporter aucune aide appréciable. Barras apprit seulement d’eux qu’une troupe d’hommes s’était enfuie après avoir tenté d’assassiner le gentilhomme et le jeune garçon qui était agenouillé près de lui.

— Ouais ! marmotta Barras pour lui-même… quand le cocher de Lecoulteux a dit qu’il l’avait conduit 15, rue de Cléry, c’est-à-dire chez ce truand de Beausire, j’ai eu raison de me méfier. Malheureusement !… Ah, vous voilà tout de même !

Le grand portail de l’hôtel venait enfin de s’ouvrir livrant passage à une foule d’hommes et de femmes d’aspect étrange aussi bien pour l’époque que pour la saison car, sous d’énormes manteaux de fourrure, ils portaient tous des toges et des tuniques grecques taillées dans les plus belles soieries de Lyon. Cet hôtel était celui qu’habitait un couple de peintres, le célèbre Lebrun et sa non moins célèbre jeune femme, Madame Vigée-Lebrun, portraitiste attitrée de Marie-Antoinette et des plus jolies femmes de la Cour. Le couple donnait ce soir-là une de ses célèbres soirées « antiques » où l’on s’efforçait d’oublier les grâces du XVIIIe siècle pour vivre un instant à l’heure de la Grèce de Périclès.

— Je ne sais pas à quoi vous jouez, s’indigna Barras qui les considérait avec stupeur, mais vous feriez mieux de vous préoccuper de ce qui se passe à votre porte quand on y égorge les officiers du Roi !

— Holà, vous autres, cria Lebrun à l’adresse d’une escouade de valets qui accouraient avec des flambeaux, moins de lumières et plus d’aide ! Un brancard, des couvertures ! Que l’on transporte les blessés dans la maison. Et que chacun rentre chez soi, ajouta-t-il superbement à l’adresse des bourgeois qui ne se le firent pas dire deux fois, trop heureux de se remettre bien vite les pieds au chaud.

Avec d’infinies précautions, le corps sanglant de Gilles fut emporté sur une civière jusque dans l’antichambre illuminée et fleurie tandis que l’on soutenait Gildas qui semblait frappé de stupeur. Barras dirigeait les opérations avec autant d’autorité que s’il eût été chez lui.

— Allez chercher un médecin ! ordonna-t-il.

— Je suis médecin ! déclara un jeune homme blond au visage ouvert qui, gracieusement couronné de roses, surgissait à cet instant des profondeurs d’un salon en compagnie d’une jeune personne dont la coiffure, un brin déséquilibrée, était assez révélatrice du genre de conversation qu’ils y tenaient.

— Eh bien, voilà de l’ouvrage ! fit Barras superbement.

Arrachant sa couronne de roses, le jeune homme écarta sans douceur la foule des « Athéniens » qui se pressait autour du brancard près duquel Mme Vigée-Lebrun, agenouillée, essuyait avec un mouchoir fin la neige et la boue qui maculaient le visage blême de Gilles.

— Comme il est beau ! soupira une femme.

— Quelle pitié ! dit une autre. Si jeune ! Est-ce qu’il est vraiment mort ?

— Comment voulez-vous que je le sache, grogna le jeune médecin. Laissez-moi au moins approcher.

— Mon Dieu !… Mais je le connais, s’écria une ravissante créature drapée dans une lourde soie blanche agrafée d’un cabochon d’émeraudes qui rendait pleinement justice à une admirable silhouette.

Vivement, Aglaé d’Hunolstein alla vers Gildas que l’on avait fait entrer dans une curieuse salle à manger où la grande table habituelle était remplacée par une série de lits disposés comme les rayons d’une roue, et fait asseoir près du feu. Un valet le débarrassait de sa souquenille noire trempée et déchirée tandis que Lebrun lui versait un verre de vin.

— Que s’est-il passé ? demanda la jeune femme d’un ton tellement autoritaire qu’il perça l’espèce de stupeur de Gildas. Qui a fait cela ?

Le jeune Breton leva vers elle un regard qui reprenait vie.

— On nous a dit… que c’était Monseigneur le duc de Chartres.

Aglaé poussa un cri indigné

— L’horreur !… Qui a pu prétendre une chose pareille ? Jamais le duc ne donnerait l’ordre d’assassiner quelqu’un, et surtout pas un officier du Roi. Il n’est pas fou !

— Je suis de votre avis, Madame, intervint Barras qui avait entendu. Je connais le duc. Il est violent, emporté, orgueilleux mais c’est un vrai gentilhomme. Eût-il été offensé par ce jeune homme qu’il eût exigé réparation par les armes… mais il n’eût jamais ordonné qu’on le massacre lâchement dans un coupe-gorge ! Il faut d’ailleurs l’en avertir. Oh ! Je saurai le fin mot de tout cela !…

Un murmure de satisfaction arriva du vestibule en même temps que les porteurs qui amenaient la civière. Le jeune médecin venait de déclarer :

— Il n’est pas encore mort. Il est vrai qu’il n’en vaut guère mieux. Il me faudrait un vrai lit, une chambre… je dois l’examiner en détail.

Le joli visage du peintre de la Reine se décolora :

— Ici ? Vous êtes fou, Corvisart ! Cette histoire trouble est capable de nous brouiller aussi bien avec Versailles qu’avec le Palais-Royal tant que les responsabilités ne seront pas établies. Ne peut-on le transporter ailleurs ? Je ne sais pas, moi… chez un ami ?…

— Chez moi ! coupa sèchement Mme d’Hunolstein. Ce sera la meilleure manière d’affirmer que le duc Philippe n’est pour rien dans ce lâche attentat. Peut-on l’emporter, docteur ?

Nicolas Corvisart haussa les épaules.

— Il faudra bien ! De toute façon, il peut aussi bien mourir pendant qu’on lui fera monter l’escalier.

— Alors, vite, mes gens, ma voiture ! Sans vous compromettre trop, ajouta-t-elle en se tournant vers le couple de peintres : vous me prêterez bien des couvertures, des fourrures, des chaufferettes pour éviter le refroidissement ? Venez aussi, mon garçon, dit-elle à Gildas. Puis, tournée vers le jeune médecin : vous venez aussi, Monsieur, j’espère ?

— Le temps de reprendre un vêtement plus convenable, même pour un disciple d’Esculape. Où habitez-vous, Madame la baronne ?

— J’occupe actuellement le pavillon de l’Hermitage, près du château de Bagnolet qui est à Monseigneur le duc d’Orléans. Par les boulevards nous y serons vite.

Un instant plus tard, Gilles emballé comme un ver à soie dans son cocon, était transporté sur les coussins de velours crème d’une belle voiture dont le confort douillet avait été soigneusement étudié pour une femme délicate. Mme d’Hunolstein s’y installa de façon que la tête du blessé reposât sur ses genoux. Corvisart et Gildas, que l’on avait pansé et auquel on avait donné une houppelande fourrée, prirent place sur le devant, Barras reprit son cheval.

— Faites vite, Florentin ! jeta la baronne à son cocher, mais essayez d’éviter le plus possible les cahots…

D’une main légère, le cocher enleva ses chevaux ferrés à glace et l’équipage, glissant sur la neige plus qu’il ne roulait, partit le long du boulevard que les feux allumés par les différents postes de garde ponctuaient de brasiers rougeoyants. La porte de l’hôtel Lebrun se referma, cependant que, dans la maison d’à côté, le sieur Beausire entreprenait de débarrasser son logis des cadavres qui l’encombraient avec l’aide du seul de ses complices qui n’avait pas pris la fuite. Il n’avait aucune envie d’être pendu pour une poignée d’écus. Heureusement pour lui, la neige se remit à tomber dru, recouvrant les taches de sang et les traces du combat…



1. L’achat devait se réaliser en février 1785, à peine deux mois plus tard.

2. Place Vendôme actuelle.

3. La famille comptait 13 branches.

4. Place des Vosges actuelle.

CHAPITRE XIII

AGLAÉ

La chambre ressemblait à une infirmerie de campagne tandis que Nicolas Corvisart achevait de panser les blessures de Gilles. Ce n’étaient partout que paquets de charpie, linges sanglants, débris de vêtements découpés aux ciseaux qu’une camériste, à genoux par terre, rassemblait dans un panier. Le corps absolument inerte, étendu sur une table afin de faciliter l’examen et les soins, avait la beauté d’un marbre antique et l’immobilité tragique d’un transi de cathédrale. À chaque bout de la table un valet en livrée bleue brandissait un buisson de hautes bougies pour éclairer le médecin qui s’activait, les manches de sa chemise haut retroussées sur ses bras vigoureux. Assise non loin de la table, dans une débauche de dentelles blanches, Aglaé d’Hunolstein, presque aussi pâle que Gilles, regardait avec des yeux agrandis le visage aux yeux clos envahi d’une inquiétante teinte bleuâtre. On n’entendait rien d’autre que la respiration haletante du blessé, le cliquetis léger des instruments du médecin et, parfois, l’éclatement d’un tison dans la cheminée…

— Allez-vous pouvoir le sauver ? murmura enfin la jeune femme.

— Sincèrement je n’en sais rien !… Il est en piteux état. S’il n’y avait que les quatre blessures faites à l’épée j’en répondrais à coup sûr mais le coup de poignard dans le dos est beaucoup plus grave car le poumon est atteint… La fièvre monte…

Il se mit avec deux doigts à taper de petits coups secs sur la poitrine découverte comme s’il cherchait à éveiller les échos de ses profondeurs.

— Que faites-vous donc ? dit Aglaé.

— J’emploie une nouvelle méthode d’examen, celle du médecin viennois Auenbrugger. Mon maître, Desbois de Rochefort, estime que c’est une méthode d’investigation infiniment plus précise que la palpation, surtout dans les affections de poitrine. Elle permet de délimiter le mal beaucoup plus sûrement 1… Avez-vous enfin convaincu l’autre blessé d’aller se coucher et de boire le calmant que je lui ai préparé ?