— Rue de Cléry, no 15… chez un exempt de police, un certain Beausire ! Mais, pour l’amour de Dieu, ne faites semblant de rien. On nous observe. Plus haut, elle ajouta : Je suis navrée que vous deviez partir, chevalier, mais vous reviendrez, n’est-ce pas ?

Elle lui tendait la main. Il la prit, la baisa.

— Je n’y manquerai pas, comtesse, et j’aurai plaisir à revenir chaque fois que vous voudrez bien m’y autoriser…

Il repassa dans le premier salon. La partie faisait rage mais il était impossible de partir sans prévenir Lecoulteux. Il alla l’avertir discrètement.

— Êtes-vous si pressé ? dit le banquier. C’est stupide, nous sommes au fort de l’action…

— Il faut que je rentre. Je dois être au palais de bonne heure demain matin.

— Prenez au moins ma voiture pour vous ramener place Louis-Le-Grand et vous lui direz de revenir me chercher. Il fait un temps du diable !…

Gilles remercia, salua à la ronde et rendit la solide poignée de main, à l’anglaise, que lui assenait Barras, accompagnée d’un « À bientôt » tout sonore de joie méridionale.

En se dirigeant vers la porte, il dut passer tout près du cardinal de Rohan qui, las sans doute de jouer, s’était levé et faisait quelques pas avec son hôtesse, pour chercher refuge dans l’embrasure d’une fenêtre. Il salua le couple et, sans le vouloir, saisit au vol la phrase que Jeanne, redevenue très souriante, lançait au galant prélat :

— Ma foi, je n’ai pu résister à ma curiosité de femme, Éminence. Ce tantôt, je suis allée contempler le fameux collier de Messieurs Boehmer et Bassange… Quelle merveille !… Et quelle pitié que notre Reine ait dû renoncer à une telle parure…

Un instant plus tard, rencogné dans la voiture chaude et parfumée du banquier, il roulait vers la rue de Cléry sans se douter un seul instant qu’une voiture le précédait de peu, une voiture dans laquelle avait pris place l’élégant Reteau de Vilette auquel Jeanne avait glissé quelques mots tandis que Tournemine faisait ses adieux aux joueurs de pharaon…

Il ne savait plus trop que penser de Jeanne. Était-elle vraiment une victime, comme elle l’avait laissé entendre, au lieu de la redoutable aventurière qu’il avait cru découvrir dans les bosquets de Trianon et de Versailles ? En ce cas, elle devait avoir sur elle-même un immense empire pour avoir joué son rôle avec cette perfection. Mais la misère, cet implacable dissolvant de toute dignité humaine, n’était-elle pas capable de dévoyer un être fragile qui, né dans le confort et la sécurité, n’eût peut-être jamais quitté le droit chemin ?… Au fond, le principal coupable dans cet immense complot dont Tournemine avait décelé quelques parcelles, ce n’était pas la femme aux yeux brillants de larmes qu’il avait eue devant lui tout à l’heure, même si elle jouait son rôle sans résistance, c’était l’homme qui la manœuvrait froidement, c’était le prince avide, ambitieux et félon, c’était le glacial calculateur qui, au fond de ses palais, tissait, avec une patience d’araignée, la toile mortelle où il espérait engluer son propre frère sans s’apercevoir que la couronne qu’il en retirerait n’en sortirait pas sans souillures. Si, grâce à elle, Judith lui était rendue, Gilles tenterait peut-être d’aider Jeanne à sortir de ce qui, après tout, devait être pour elle un cauchemar…

Arrivé rue de Cléry, il n’eut aucune peine à découvrir le logis de l’exempt Beausire. C’était une maison étroite et haute, à la façade vétuste et à l’apparence modeste, coincée entre un grand hôtel datant du siècle précédent mais soigneusement rénové, et le magasin aux volets clos d’un marchand drapier. Ayant trouvé l’endroit, il renvoya sa voiture à Lecoulteux comptant, sa reconnaissance terminée, trouver une voiture de place sur le boulevard tout proche, près de la porte Saint-Denis où il y avait une station.

Ancienne voie plutôt mal famée, la rue où avait vécu Corneille presque jusqu’à sa mort avait cependant subi de notables transformations depuis qu’elle avait eu l’honneur de voir naître la marquise de Pompadour. La plupart de ses maisons étaient, sinon fastueuses, du moins fort convenables. Beaucoup avaient des jardins et les lanternes axiales, dont les lumières tremblantes faisaient, sur la neige, de grandes taches pâles, avaient le mérite de fonctionner toutes, ce qui n’était pas donné à toutes les rues.

Lorsque la voiture eut disparu à l’angle du boulevard, plus aucun bruit ne se fit entendre. Il était plus de dix heures et la plupart des habitants devaient dormir mais, dans la maison qui intéressait Gilles, un peu de lumière filtrait sous un volet du dernier étage ainsi d’ailleurs que dans l’hôtel voisin où l’écho étouffé de harpes se faisait entendre.

Gilles s’approcha de la porte, souleva le marteau de bronze mais le reposa doucement, évitant au contraire le moindre bruit parce qu’il venait de s’apercevoir que le vantail était entrouvert sur l’obscurité d’un couloir filant vers les profondeurs d’une cour qui, sans la neige qui la tapissait, eût été difficilement visible.

Il sortit son briquet et le battit pour se procurer un peu de lumière. Il y avait, en effet, une porte percée dans le mur du couloir mais, faite de grosses planches mal équarries, elle ne devait ouvrir que sur une cave ou un bûcher et le jeune homme avança jusque dans la cour.

Là, tout au fond, une porte, au-dessus de laquelle une imposte éclairée montrait une lumière rougeâtre, se dressait au-dessus de deux marches déclives, usées par le temps et les pas. En face, desservant le bâtiment de façade, s’ouvrait le trou noir d’un escalier mais, tout naturellement, Gilles alla vers la lumière. Les habitants de ce logis n’étaient sans doute pas encore couchés et pourraient lui indiquer au moins où habitait l’exempt Beausire.

Doucement, puis plus fort, il frappa à la porte sans obtenir de réponse. Cependant il devait y avoir quelqu’un sinon à quoi rimait cette lumière ? Il frappa encore, appuyant la main gauche sur le clapet qui joua tout naturellement. La porte s’ouvrit sans autre protestation qu’un léger grincement et Gilles se trouva dans un petit vestibule, pauvrement meublé de deux chaises de paille et d’un coffre sur lequel une chandelle brûlait dans un bougeoir de cuivre.

Il fit quelques pas sans prendre la peine de les étouffer sur le carrelage rouge qui dallait l’entrée, espérant voir apparaître quelqu’un mais rien ne bougea.

Au fond du couloir, il y avait une porte fermée. Une autre se découpait en face du coffre, et sous celle-là filtrait un rai de lumière. Ce fut à celle-là que Gilles frappa.

— Entrez ! fit une voix étouffée.

En s’ouvrant, la porte découvrit une pièce d’assez belles dimensions qui devait servir à la fois de salon et de salle à manger. Une table, quelques chaises tendues d’un tissu râpé, un buffet, trois fauteuils couverts d’indienne à fleurs criardes, une petite commode et une horloge en formaient tout le mobilier. Une femme était assise dans l’un des fauteuils, tournant le dos à la porte et les pieds appuyés sur les chenets d’une cheminée où flambait un grand feu.

— Madame, commença Gilles, je vous supplie de me pardonner une intrusion parfaitement insolite à cette heure, mais je voudrais savoir si Monsieur Beausire habite bien cette maison.

La dame se leva lentement, comme si elle avait des difficultés à se mouvoir, et en s’appuyant des deux mains aux bras de son fauteuil. Elle était grande, blonde et, quand elle se tourna vers lui, le chevalier retint une exclamation de surprise car cette femme, c’était celle qu’il avait vue dans le Bosquet de Vénus, c’était celle qui ressemblait à la Reine… En outre elle était fort peu vêtue, d’un peignoir de mousseline transparente qui, visiblement, fermait mal.

— C’est bien ici, Monsieur ! Puis-je savoir ce que vous désirez ?

Sa voix était à peine audible et elle paraissait terrifiée, mais Gilles n’eut même pas le temps de lui demander pourquoi : une tenture dissimulant sans doute l’entrée d’une autre pièce venait de se soulever. Deux hommes parurent, masqués de noir et l’épée à la main, au moment même où trois autres sortaient de ce qui devait être la cuisine…

Le jeune homme demeura un moment immobile tandis que la femme, avec un faible cri, se jetait sur lui comme pour lui faire un rempart de son corps en jouant, mal d’ailleurs, la comédie du désespoir.

— Sauve-toi ! Sauve-toi si tu m’aimes ! balbutia-t-elle d’une voix étranglée.

Gilles la repoussa si brutalement qu’elle alla choir à la renverse dans un fauteuil qui s’effondra avec elle puis tira son épée dont il abaissa lentement la pointe devant lui.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ! fit-il froidement.

L’un des deux hommes apparus en premier s’avança vers lui en donnant tous les signes d’une indignation grotesque.

— C’est à vous de nous le dire, misérable, vil suborneur ! Il y a longtemps que je me doutais de quelque chose mais enfin je vous prends la main dans le sac, mes tourtereaux ! Vous êtes témoins, messieurs, que je viens de surprendre ma femme à peu près nue, en compagnie de son amant.

Il y eut un murmure approbateur. Gilles éclata de rire.

— J’imagine que vous êtes le sieur Beausire ? Eh bien, mon garçon, je ne vous fais pas mon compliment : vous êtes un piètre comédien. Quant à cette femme que je ne connais pas, j’admets volontiers qu’elle est bien faite mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?

— Vous l’entendez, hurla l’autre. Vous l’entendez ? Non seulement je le surprends avec ma femme dans les bras…

Il sauta en arrière avec un cri de douleur. D’une brusque détente de son bras armé, Gilles avait tranché l’un des cordons de son masque qui tomba, découvrant un visage qui eût été beau s’il n’avait été si vulgaire et sans les traces visibles d’une ivrognerie habituelle. Une coupure saignante en marquait à présent la joue.