Le salon s’emplissait. De nouvelles personnes arrivaient. Sortir sans être vu eût été la chose du monde la plus simple mais Gilles n’avait aucune envie de se couvrir de ridicule aux yeux de Lecoulteux. Avec un sourire rassurant à l’adresse de Mlle Colson qui, derrière son éventail déployé, l’épiait avec une sorte d’angoisse, il alla d’un pas nonchalant prendre, à la table, la place que lui avait gardée le banquier, tira un louis de sa poche, le jeta sur le tapis et s’efforça de s’intéresser à la partie mais sans y mettre d’acharnement car il considérait le jeu comme une simple distraction tandis que la plupart des autres, et Lecoulteux en particulier, s’y adonnaient avec une passion qui leur mettait le feu aux joues et des éclairs dans les yeux.

Naturellement, comme tous les néophytes, il gagna, et bientôt un petit tas d’or commença à s’amasser devant lui.

— Je vous avais bien dit que la chance vous sourirait ! remarqua son compagnon.

— J’en suis le premier surpris.

— Vous devriez vous retirer, lui conseilla son voisin de gauche. C’était ce jeune vicomte de Barras qui s’intéressait de si près à l’apathique Mlle de Saint-Rémy de Valois. Il devait être plus riche de noblesse que d’écus et c’était sans doute l’opulence toute neuve de cette maison qui l’intéressait mais il offrait un curieux mélange d’arrogance et de timidité qui n’était pas sans charme.

— Me retirer ? Pourquoi donc ?

— Parce que la chance est encore plus capricieuse qu’une jolie femme. C’est la première fois que vous jouez, n’est-ce pas ?

— Cela se voit à ce point ?

— Non, pas vraiment, mais on a toujours de la chance la première fois. Vous pouvez juger d’après la mienne qu’elle me connaît peut-être depuis trop longtemps, ajouta-t-il avec un sourire qui rendit son âge exact – vingt-neuf ans – à un visage aux traits agréables, auréolé d’une chevelure blonde et bouclée, mais déjà marqué par la débauche. Sa main fine balaya devant lui le tapis résolument vierge de toute pièce.

— Si vous partez, nous partirons ensemble ! dit-il encore mais avec un soupir qui en disait long sur ses regrets.

Gilles entreprit de couper en deux son propre gain.

— Partageons ! proposa-t-il obéissant à une impulsion soudaine.

Les yeux verts de Barras s’effarèrent.

— Êtes-vous fou ? Vous ne m’avez jamais vu. Je suis peut-être un truand…

— Bah ! J’en accepte volontiers le risque ! Voyez-vous, je n’arrive pas à considérer cet argent comme m’appartenant réellement. Et puis… vous portez un nom que j’ai appris à respecter à Newport et durant la campagne d’Amérique.

— Je n’y étais pas ! fit l’autre d’un ton où entraient à la fois un défi et un regret.

— J’ai connu, pourtant, à Newport un amiral de Barras !

— Mon oncle ! Le héros d’une famille dont j’ai l’honneur d’être la brebis galeuse. Tandis qu’il atteignait à la renommée en Amérique, je me faisais dévorer par les moustiques à Pondichéry sans y trouver pour autant les trésors de Golconde.

— De toute manière vous êtes un frère d’armes. Alors… acceptez ! Vous me rendrez cela quand la chance vous reviendra.

Quelque chose qui ressemblait à une émotion passa sur le visage froid et sarcastique du jeune Provençal.

— Après tout, vous êtes peut-être un saint !… Mais je vous remercie et j’essaierai de vous revaloir cela, d’une façon ou d’une autre.

Il se remit au jeu avec une ardeur qui disait assez sa joie. La chance lui revint comme par miracle et, une heure après, il pouvait restituer à Gilles la somme qu’il lui avait prêtée.

— Vous êtes un sacré porte-veine, mon ami ! lui dit-il en lui tendant la main. Je ne suis pas près de vous oublier !

— Mais personne ici n’a envie d’oublier Monsieur de Tournemine ! fit derrière eux la voix aimable de la comtesse. C’est plutôt lui, il me semble, qui, dans l’ardeur du jeu, oublie son hôtesse… une hôtesse qui n’a encore jamais eu l’occasion d’échanger plus de trois paroles avec le fameux Gerfaut et qui cependant en meurt d’envie !

Gilles se leva instantanément.

— Pardonnez-moi, Madame ! Mais me voici à vos ordres !

— Ah ! non, comtesse, vous n’allez pas l’enlever ! protesta Barras. C’est une hérésie ! La chance est avec lui !

Il reçut pour la peine un léger coup d’éventail qui effleura sa joue.

— Vous êtes un insolent, vicomte ; et si vous souhaitez devenir mon frère, je vous conseille d’en user autrement avec moi. Qui vous dit que je n’ai pas une chance meilleure que la vôtre à offrir ?

Le vicomte haussa les épaules.

— Tout dépend, ma chère, de ce que vous pensez lui offrir, fit-il avec impertinence. Il est bien certain qu’une jolie femme dispose de trésors auprès desquels ceux d’une banque ne sont que poussière ! Eh bien, bonne chance, chevalier, mais revenez-nous vite !

— Laissons ce malotru, chevalier, et allons boire ensemble un verre de « Giroflée du Dauphiné » ou une tasse de café… Rien de tel pour faire connaissance que partager le pain et le sel…

Ils s’éloignèrent ensemble vers la salle à manger où, sur une grande table ovale garnie d’une pyramide de fruits et de deux belles aiguières de cristal et d’argent, un buffet était disposé. Gilles accepta une tasse de café et attendit que Jeanne entamât la conversation. Mais elle ne semblait pas pressée et même, depuis qu’ils avaient quitté la table de jeux, elle n’avait pas prononcé une parole, se contentant de lui sourire avec grâce tandis qu’ils traversaient les deux salons au rythme des battements nonchalants de son éventail de dentelle noire.

Elle buvait, elle aussi, du café et ses yeux bleus l’observaient attentivement par-dessus le bord doré de la tasse mais elle ne disait toujours rien.

À la lumière jaune des bougies ses prunelles verdissaient et accentuaient sa ressemblance avec une jolie chatte en train de se pourlécher avec une tendresse cruelle en face de la souris qu’elle va griffer puis croquer dans un instant…

— Eh bien, comtesse, dit le chevalier avec un nonchalant sourire, de quoi souhaitez-vous parler ?

— De vous !… de moi !… pourquoi me détestez-vous sans me connaître ? fit-elle à brûle-pourpoint. Est-ce parce que je ressemble à quelqu’un que vous aimez… beaucoup ?

— Qui vous a dit que je vous détestais, Madame ?

— Personne. Ce n’est qu’une… impression.

— Une impression erronée. Comment pourrais-je vous détester alors que nous nous voyons pour la première fois ?

— Nous nous parlons pour la première fois. Mais nous nous sommes déjà vus… Souvenez-vous, dans cette même rue, un soir. Vous sembliez attendre quelque chose et j’ai cru naïvement que c’était moi, que… je vous plaisais. Alors qu’en fait c’était une autre que vous attendiez, une autre qui est venue plus tard et que vous aimez ! Car vous l’aimez, n’est-ce pas, cette Julie de Latour ?

— Je vous aurais peut-être aimée si je vous avais connue avant elle, fit Gilles, surpris par la soudaine tristesse qui pesait dans la voix de la comtesse.

Elle haussa ses blanches épaules.

— Certainement pas ! Je ne suis pas de celles que peut aimer un homme d’honneur, n’est-ce pas ?

— Madame ! Votre époux…

Elle reposa la tasse que le tremblement soudain de ses mains fit tinter. Des larmes mal contenues brillaient à présent dans ses yeux.

— Ne me parlez pas de lui, se plaignit-elle à voix basse. Il est le mauvais génie de la pauvre fille que j’ai été… que je suis peut-être encore mais que pouvais-je espérer d’autre ? Avez-vous jamais connu la misère, chevalier ?

— La misère, non, mais une grande pauvreté, oui, Madame, dit-il gravement.

— Ce n’est pas pareil ! La faim, le froid, la neige comme cette nuit quand on ne sait comment s’en défendre et qu’on n’est qu’une toute petite fille, ce sont des choses qu’on ne peut oublier… Pour éviter le retour de ce cauchemar on ferait n’importe quoi…

Surpris par cette douleur soudaine et incapable de résister à la pitié que faisait lever en lui toute souffrance il prit doucement la main que Jeanne crispait sur les branches fragiles de son éventail.

— La misère est loin, à présent ; elle ne reviendra plus jamais. Vous avez des amis riches, puissants…

— Que sont des amis riches, puissants auprès d’un amour vrai ? souffla-t-elle avec une sorte de rage. Vous qui le connaissez, cet amour, gardez-le, gardez-le précieusement. Et tenez… partez, chevalier, partez à l’instant même. Ne restez pas plus longtemps dans cette maison. Mon mari… vous déteste, vous craint, je ne sais pourquoi.

— Votre mari ? Mais que lui ai-je fait ?

— Rien, sans doute, mais avec lui cela suffit.

Elle semblait tout à coup si inquiète, si fébrile, qu’il lui sourit d’un air encourageant. Était-ce là ce danger dont avait parlé Mlle Colson ? Il n’était pas bien grand dans ce cas mais, pour une vieille demoiselle, La Motte pouvait prendre aisément des allures de croquemitaine.

— Je pars, dit-il… et je vous remercie. Mais n’aviez-vous pas quelque chose à me dire, ou bien ce qu’annonçait le billet rose n’était-il qu’un appât ?…

— Le billet… mon Dieu, c’est vrai, j’allais oublier !… Non, ce n’est pas seulement un appât. On a réussi à reprendre Julie à ce démon de Cagliostro, ce mage maudit qui s’en sert pour ses expériences démoniaques, mais…

— On ? Qui, on ?

— Je ne puis vous le dire mais elle est obligée de se cacher, car le Diable est puissant, rusé. Il semble avoir des yeux partout.

— Dites-moi où elle est, rien de plus, et je m’en vais…

Elle jeta un regard circulaire autour d’elle comme si elle craignait d’être entendue, déploya son éventail et l’agita doucement tandis qu’un sourire revenait sur ses lèvres.