En s’inclinant sur la petite main chargée de bagues qu’elle lui tendit, au seuil d’un élégant salon tendu d’étoffe brochée sur fond bleu, Gilles se surprit à penser que sa beauté justifiait assez le lyrisme de Lecoulteux.

Sous la lumière dorée d’une profusion de bougies roses, sa ressemblance avec Judith était moins évidente. Elle était plus âgée d’abord et son visage avait plus de mollesse que celui de la jeune fille. Elle n’avait pas non plus cette façon insolente qu’avait Mlle de Saint-Mélaine de porter bien haut sa petite tête fière ni l’éclat quasi transparent de sa peau, ni le scintillement de diamant noir de son regard. Ses yeux à elle étaient bleus, emplis d’une vraie coquetterie et d’une fausse candeur que le jeune homme jugea désagréables. Mais il ne trouva rien à reprendre à la gorge éblouissante que découvraient plus qu’à demi les mousseuses dentelles noires d’un grand décolleté carré et fort généreux que limitait à peine un fort beau collier d’or et de topazes, assorti aux pendants d’oreilles et aux bracelets qui chatoyaient sur la peau de la jeune femme.

— Monsieur Lecoulteux de la Noraye mérite de chauds remerciements pour vous avoir décidé à venir nous rejoindre, Monsieur. C’est un privilège que vous n’accordez pas facilement m’a-t-on dit ?…

— Vous êtes trop bonne, Madame, de considérer la visite d’un simple officier des Gardes comme un privilège ! Il vous suffisait de la demander vous-même : on ne saurait rien refuser à une dame aussi séduisante.

— Vraiment ? C’est ce que nous allons voir ! Venez que je vous présente…

Elle passa une main souple sous son bras et glissa avec lui vers les profondeurs d’un salon illuminé et peuplé de silhouettes vêtues de soie et de velours qui appartenaient en grande majorité à des hommes. Là, dans le grand miroir rectangulaire au-dessus de la cheminée flambante, Gilles vit s’avancer à sa rencontre sa propre image bleu et argent avec, au bras, une femme noir et or qui souriait et dont la tête poudrée à frimas semblait vouloir à chaque instant se poser sur sa large épaule. L’expression tendue de son propre visage bronzé que la blancheur de la perruque faisait plus sombre encore le surprit et il se força à sourire pour qu’aucun de ces gens ne devinât la vague inquiétude, l’instinctive méfiance plutôt, qui s’était emparée de lui quand la main de Jeanne s’était posée sur sa manche.

On le présenta à « Mlle de Saint-Rémy de Valois », sœur de la maîtresse de maison, grosse fille blonde et plutôt fade qui n’avait rien du charme piquant de sa sœur mais auprès de laquelle s’empressait cependant un fort beau jeune homme à l’énigmatique regard vert qui portait un uniforme d’officier un peu râpé et que l’on annonça comme étant « le vicomte Paul de Barras, un aimable Provençal et le chevalier servant attitré de notre chère Marie-Anne… ».

Une dizaine de personnes environ évoluaient autour des tables disposées dans le grand salon : une grande où un « banquier » taciturne disposait les cartes et les jetons du pharaon et plusieurs petites où joueraient au whist ou au nain jaune ceux qui le préféreraient. Mais, en dehors de la comtesse et de sa sœur, la seule femme était une vieille fille sèche et malicieuse auréolée d’un fantastique bonnet à rubans couleur de feu qui s’annonça elle-même pour être « Mlle Colson, lectrice de Madame… quand il lui arrive de lire et sa cousine par distraction ! ».

Les hommes appartenaient au monde de la finance ou de la haute administration. Il y avait là, outre le mari, bellâtre vantard et trop souriant que Tournemine jugea aussitôt foncièrement antipathique, l’intendant de Champagne Rouillé d’Orfeuil, le comte de Saisseval, un joueur impénitent, le Receveur Général Dorcy, l’abbé de Calbris, Conseiller au Parlement. Un soldat, mais d’importance : le comte d’Estaing que le chevalier considéra avec quelque stupeur : qu’est-ce que ce général transformé brusquement en amiral par la vertu d’un décret, qu’est-ce que le héros du combat de la Grenade pouvait bien faire dans cette galère ?… Décidément, les combattants d’Amérique remportaient de grands suffrages, rue Neuve-Saint-Gilles !

La voix de Jeanne, qui s’était chargée d’une douceur accrue, le tira de sa brève méditation en roucoulant :

— Voici à présent l’un de nos plus chers amis, Monsieur le chevalier Reteau de Vilette, un écrivain de talent et un délicieux poète…

Et Gilles se retrouva en train de saluer courtoisement le dandy secrétaire, plus dandy que jamais, dans un étonnant frac bleu lumière à boutons d’or fin. À le voir de plus près, il put constater qu’il devait être d’une vigueur à peu près égale à la sienne propre et que ce délicat poète était pourvu de mains de déménageur.

« Quelle recrue cela ferait pour les galères !… » se surprit-il à penser.

Le dernier personnage de cette bizarre collection était un moine, aussi incongru dans ce tripot déguisé en salon qu’une rosière dans une maison close. Mais le père Loth, Supérieur des Minimes de la Place Royale 4, semblait étonnamment à son aise au milieu des joueurs et se qualifia lui-même « d’ami de la famille et confesseur particulier de la comtesse Jeanne… ».

— Commettez-vous donc de si gros péchés, comtesse, qu’il vous faille garder constamment votre confesseur à portée de la main ? chuchota Gilles à l’oreille de son gracieux mentor.

Elle se mit à rire mais baissa les yeux.

— Ne sommes-nous pas tous pécheurs, chevalier ? soupira-t-elle. Dans les temps difficiles que nous vivons, une bonne part de nos actions de chaque jour sont autant d’offenses au Seigneur.

— Le jeu par exemple ?…

— Comment oserais-je me permettre de croire que le jeu offense Dieu quand les plus grands de ses serviteurs ne dédaignent pas de s’y adonner. Voyez plutôt…

Et lâchant enfin le bras du jeune homme qui en éprouva un bizarre soulagement, peut-être parce qu’il n’avait pas aimé cette façon qu’elle avait eue de claironner son nom aux quatre coins de son salon comme si elle tenait essentiellement à ce qu’aucun des assistants ne l’oubliât, Jeanne s’avança vivement vers la porte au seuil de laquelle venait d’apparaître l’imposante silhouette du Cardinal de Rohan.

Le beau prélat était vêtu comme il l’était lors de sa visite à Cagliostro mais son visage, alors tendu et inquiet, était éclairé, ce soir, par un sourire dont il enveloppa la jeune femme avec une extraordinaire expression de joie et de tendresse.

— Chère comtesse ! Enfin vous voilà de retour ! Vous nous avez tellement manqué !…

Tandis que la jeune femme s’inclinait pour baiser l’anneau de Son Éminence, Gilles, qui avait rejoint Lecoulteux près de la cheminée, ne put s’empêcher d’entendre ce que murmurait l’abbé de Calbris, qui lui tournait le dos, à son voisin l’intendant de Champagne.

— Elle lui a peut-être manqué, mais j’imagine que sa trésorerie a dû se trouver bien de l’absence en question. Notre belle Jeanne lui coûte une fortune… Le décor de la maison a changé du tout au tout depuis quatre mois !

— Et vous pensez que c’est le cardinal qui…

— Bien sûr, voyons ! Jeanne est sa maîtresse. Tout le monde sait cela…

— On dit pourtant que la Reine se montrerait extrêmement généreuse…

— La Reine ? Elle n’a jamais assez d’argent. Et d’ailleurs les Polignac ne permettraient pas qu’elle distribue à d’autres qu’eux-mêmes ou leurs amis, des libéralités de cette importance.

Le personnage principal de la soirée étant arrivé, accompagné d’ailleurs d’un de ses amis, le baron de Planta et d’un jeune secrétaire : Ramón de Carbonnières, on prit place aux tables de jeu. Gilles nota alors que la belle Jeanne n’avait pas jugé utile de le présenter au Cardinal. Elle avait même mis une certaine hâte à installer l’Éminence à une table de whist avec l’amiral d’Estaing, le baron de Planta et l’abbé de Calbris sans lui laisser beaucoup le temps d’entrer en conversation avec les autres personnages réunis dans son salon.

Le jeune homme se disposait à rejoindre Lecoulteux à la table de pharaon quand la pittoresque Mlle Colson l’interpella :

— Vous qui êtes jeune et qui semblez avoir d’excellents yeux, chevalier, voulez-vous venir à mon secours ?

— Bien volontiers, Mademoiselle. Je suis tout à votre service.

— Merci. Alors voyez donc si vous n’apercevez pas quelque part mes besicles ? Je les perds à longueur de journée et sans elles je n’y vois goutte… Allez donc jouer dans ces conditions-là !…

Suivi par elle, il entreprit le tour du salon, scrutant les consoles, les dessus de commodes, le manteau de la cheminée. Soudain, alors qu’ils se penchaient ensemble sur les rayons d’une petite bibliothèque de femme, il l’entendit murmurer très vite :

— Trouvez un prétexte quelconque mais partez ! Si vous restez ici, il vous arrivera malheur…

— Que voulez-vous dire ? chuchota-t-il sans que son visage souriant eût subi la plus légère altération.

— Je ne sais pas ! Je n’ai entendu que quelques paroles. Mais ce que je sais bien c’est qu’on ne vous veut, ici, aucun bien…

Elle se redressait déjà et, dans le mouvement qu’elle fit, il vit soudain entre ses mains à demi couvertes de mitaines noires les fameuses besicles qu’elle faisait mine de chercher.

— Ah ! Vous êtes un ange ! s’écria-t-elle très haut. Maintenant allez vite jouer et pardonnez-moi de vous avoir retardé.

Il hésita un instant. La première idée de Winkleried avait donc été la bonne : le billet rose était un piège ourdi vraisemblablement par la comtesse. Elle avait dû apprendre, d’une manière ou d’une autre, qu’il était son ennemi et elle s’apprêtait à se venger.

L’avis que lui donnait cette aimable demoiselle, si sympathique avec sa figure de furet et ses joyeux yeux bruns, était certainement un conseil de sagesse mais il lui déplaisait de fuir devant une femme. Et puis, qui pouvait dire s’il n’apprendrait pas, tout de même, quelque chose touchant Judith ? Enfin, il portait une épée au côté, il savait se battre et, à toute extrémité, il était fermement décidé à vendre chèrement sa peau.