— Qui peut bien m’envoyer cela ? fit Gilles en se levant pour descendre chez Mlle Marjon demander qui avait apporté, quelques instants auparavant, le billet rose.
Il le tendit à Winkleried qui, les yeux mi-clos et les pieds sur les chenets de la cheminée, fumait, avec une mine de matou satisfait, une immense pipe, accompagnement logique, pour lui, d’une heureuse digestion.
— Tiens ! fit-il. Tu me diras ce que tu en penses à mon retour.
Mais Gilles n’apprit rien d’intéressant de sa propriétaire. Un commissionnaire comme il en existait des centaines avait apporté le billet sans en révéler la provenance. Il était impossible d’en savoir davantage.
Quand il revint chez lui, Ulrich-August avait ouvert tout à fait les yeux et quitté sa pose détendue. Il tournait et retournait le papier entre ses doigts.
— Alors ? dit-il en levant les yeux sur son ami.
— Rien ! Un commissionnaire ! Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
— Que c’est un billet de femme. La couleur, l’écriture… mais quelle femme ?
— C’est toute la question, dit Gilles en se baissant pour remettre du bois dans le feu. Le 10, rue Neuve-Saint-Gilles, c’est la maison de Mme de La Motte… or, j’y suis encore passé il y a dix jours, cette maison est fermée, vide. Les gens du quartier interrogés ont dit que les La Motte, mari et femme, étaient partis pour Bar-sur-Aube, pour voir ceux de leur parentèle, avec un vrai déménagement…
Près de quatre mois s’étaient écoulés depuis l’entrevue que Tournemine avait eue avec la Reine à Trianon… Quatre mois désespérants au fil desquels Gilles s’était senti mille fois devenir fou à force de monotonie et de silence. Sans l’amitié tonique de Winkleried, il eût peut-être repris le chemin des États-Unis mais le Suisse, considérant la patience comme la vertu capitale par excellence, s’employait de son mieux à calmer les rages de son ami. Ainsi Judith, cent fois décrite, lui était devenue à ce point familière que la rencontrant dans une rue, il l’eût reconnue sans l’ombre d’une hésitation. Mais il n’ignorait rien non plus de son caractère difficile et les homélies à tournure philosophique qu’il délivrait périodiquement à son ami se terminaient généralement par une phrase lapidaire du genre :
— Les femmes de caractère ça fait des épouses admirables mais il y a des moments où ça vous empoisonne sérieusement l’existence. Je ne suis pas du tout pressé de marier Ursula, moi ! Un jour viendra peut-être où tu regretteras le joyeux temps du célibat !
— Je donnerais cher pour être certain d’en arriver là un jour, soupirait Gilles, et les deux amis, armés chacun d’une pipe s’enfonçaient alors dans un silence peuplé de pensées et de songes.
Ceux du Breton étaient rarement gais. Il voyait autour de lui le ciel s’assombrir. Judith avait disparu sans laisser plus de trace que si quelque main géante l’avait tout à coup effacée de la surface de la terre. Quant à Madame de Balbi l’aventure forcée que Gilles vivait avec elle en était venue à lui peser singulièrement car il n’avait jamais éprouvé d’amour pour elle et le désir, privé des ailes de la passion, s’émoussait rapidement.
Elle était trop intelligente pour ne pas s’en rendre compte et la plupart de leurs rencontres se muaient peu à peu en scènes désagréables, violentes de sa part à elle, excédées de celle du chevalier qui cherchait à rompre un lien dont on refusait farouchement de le libérer.
— Je sais que tu ne m’aimes pas, mais cela m’est égal, disait-elle. Ce que je veux c’est te garder autant que je le souhaiterai. Prends garde ! S’il te prenait fantaisie de m’abandonner avant que je n’aie décidé notre séparation ! Prends garde, non à toi mais peut-être à ceux qui te sont chers…
Alors, pour que Judith, dont il ne savait rien mais dont elle savait peut-être quelque chose, n’eût pas à souffrir des rancunes de cette femme, il restait…
À Paris l’atmosphère n’était pas meilleure. Force était aux serviteurs de la Royauté de constater que la popularité de la Reine se détériorait avec une vitesse effrayante sans que d’ailleurs elle en eût conscience le moins du monde.
L’annonce de sa nouvelle grossesse était accueillie, grâce aux nombreux pamphlétaires à gages de Monsieur ou des Orléans, par des libelles insultants et des sarcasmes dont le moins sordide chantait sur un air de gavotte :
« Belle Antoinette
Qu’importe d’où nous vient cet enfant
C’est sans doute quelque planète
Qui nous a fait ce doux présent
Belle Antoinette… »
Et le nom de Fersen, de Fersen qui était justement à Paris au moment de la conception de l’enfant, de voltiger sournoisement sur certaines bouches malintentionnées. On disait même que le comte de Provence avait l’intention de protester contre la légitimité des enfants de son frère par une lettre secrète adressée au Parlement. On disait… Que ne disait-on pas ? Et, durant ces tristes semaines, le fourreau de l’épée du Gerfaut alla s’abattre plus d’une fois sur les épaules d’un libelliste dont il avait réussi à découvrir l’identité, souvent aidé d’ailleurs par celui d’Ulrich-August qui voyait dans ces expéditions punitives une espèce de sport.
— La saison de la chasse est ouverte ! disait-il en rossant joyeusement un scribouillard terrorisé qu’il finissait par arroser du contenu de son encrier.
Mais il était plus difficile de lutter contre l’immense campagne de dénigrement qui se développait autour de Marie-Antoinette et à laquelle, malheureusement, elle ne fournissait que trop d’aliments.
Dans les cafés, les clubs et sous les galeries neuves du Palais-Royal dont les travaux attiraient les curieux, on s’indignait des nouvelles de Versailles. Il y avait d’abord l’affaire du château de Saint-Cloud : pour achever justement ses énormes travaux, le duc d’Orléans souhaitait vendre son plus beau château et Marie-Antoinette poussait le Roi à le lui acheter pour la somme de six millions 1.
— Trianon ne lui suffit plus ! Il lui faut Saint-Cloud à présent, grondait la foule indignée. Elle arrivera bien à nous ruiner !
Infiniment plus grave, cependant, était l’affaire des bouches de l’Escaut intervenue au mois d’octobre entre l’empereur Joseph II, frère de la Reine, et les Pays-Bas qui avaient tiré sur un brigantin autrichien tentant de forcer la sortie du fleuve. Tout de suite on avait fait des préparatifs de guerre et tandis que l’Empereur levait une armée de 80 000 hommes, la France, protectrice des Pays-Bas, envoyait deux corps d’armée aux ordres du prince de Condé, en Flandre et sur le Rhin. Alors, Marie-Antoinette, oubliant qu’elle était reine de France et manœuvrée depuis Vienne par son frère par le truchement de l’ambassadeur autrichien Mercy-Argenteau, avait exercé sur Louis XVI un indigne chantage au sentiment, exigé de lui qu’il retirât ses troupes et convainquît les Pays-Bas de faire des excuses à l’Autriche et même participât financièrement à l’indemnisation.
De garde aux appartements du Roi, quelques jours plus tôt, Tournemine n’avait rien perdu des imprécations de la Reine et de la scène violente qu’elle avait faite au comte de Vergennes, farouchement hostile naturellement à une politique aussi inféodée à l’Autriche, allant même jusqu’à exiger une démission que Louis XVI heureusement lui avait refusée.
Bien entendu, l’officier avait enfermé au fond de son cœur les paroles entendues et la profonde tristesse qu’il en avait ressentie mais Versailles était une sorte de moulin ouvert à tous les vents et, le soir même, la nouvelle de cette scène courait vers Paris, envahissait les salons et les places publiques. Un cri avait jailli alors, dans le tumulte d’un café, une insulte qui, désormais, allait coller à la Reine comme la tunique de Nessus et jusqu’à l’heure de sa mort :
— À bas l’Autrichienne !
Cette fois, force était à l’épée de Tournemine de rester au fourreau. Comment s’en prendre à un peuple entier… surtout quand ce peuple a raison ? Mais son instinct d’enfant de la vieille terre bretonne lui faisait sentir qu’un orage allait venir et que le trop bon, mais hélas trop timide Louis XVI aurait besoin d’un rempart solide d’hommes fidèles et de dévouements inconditionnels pour lutter et défendre son trône.
Ce roi dont ils connaissaient la bonté, la générosité, la piété, l’honnêteté et la culture profondes, Gilles et Ulrich-August brûlaient à présent de le défendre, au besoin contre une épouse abusive et capable de se servir de l’amour qu’elle inspirait sans le rendre pour mieux se dévouer aux intérêts de la Maison d’Autriche.
— Peut-être avons-nous le goût des causes perdues, disait Gilles. Je n’aime pas jouer les oiseaux de mauvais augure mais j’ai peur que les folies de la Reine ne mènent le Roi aux abîmes. Elle sait, cependant, combien ses ennemis, Provence ou Orléans, sont à l’affût de son moindre faux pas pour l’amplifier et s’en faire des armes ! Pourtant elle accumule les erreurs et les défis. Elle est intelligente, cependant…
— Non, coupa Winkleried. Elle a de l’esprit, du charme, de l’éclat… mais elle n’est pas vraiment intelligente sinon elle ne demeurerait pas enfermée dans Versailles tandis que l’hiver ravage les campagnes et cause tant de misères ! Elle sera la seule reine de France qui n’aura jamais mis les pieds hors de Versailles et Paris…
Les premiers jours de décembre, en effet, l’hiver s’était abattu sur Paris comme une malédiction, un hiver qui promettait d’être aussi rude et aussi meurtrier que le précédent. Une neige épaisse, charriée par un vent glacial, enveloppait toutes choses et y demeurait attachée, sans fondre si peu que ce soit « en attendant de l’autre ! » comme disaient les paysans. Les vieillards et les malades mouraient dans les galetas sans feu, les oiseaux aussi dans les gouttières ou sur la terre gelée qui refusait aux animaux toute nourriture. Des loups avaient même fait leur apparition dans les bois de Marly. Le Roi, qui distribuait continuellement de larges aumônes, leur avait donné la chasse et en avait tué deux avec cette habileté qui confondait ses courtisans. D’où ce myope qui ne reconnaissait pas un familier à dix pas tirait-il cet étonnant coup d’œil ?
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