L’envie ne manquait peut-être pas au jeune garnement d’envoyer l’officier visiter l’Orangerie ou un lointain bosquet mais la carrure de Tournemine et son regard peu rassurant pouvaient laisser prévoir une suite de représailles et ce fut assez poliment qu’il indiqua les marches menant au parterre de Latone.
— Sa Majesté est là avec ses dames et ses gentilshommes. Vous la trouverez sur un banc près du bassin aux Lézards…
La Reine était bien là, en effet. Vêtue cette fois d’une simple robe blanche, en linon moucheté, coiffée de l’un de ces charmants demi-bonnets vaporeux que l’on appelait des « Thérèse », un mantelet de mousseline sur les épaules et un grand éventail à la main, elle était assise sur un banc au milieu d’un demi-cercle de dames et de gentilshommes dont le plus âgé mais non le moins bavard était le colonel des Cent-Suisses, le baron de Besenval, l’un des boute-en-train de la petite bande.
Une des femmes de chambre de la Reine, Mlle Dorvat, était assise près d’elle, l’autre côté étant tenu par la ravissante et indolente duchesse de Polignac dont les yeux bleus semblaient toujours noyés dans les brumes d’un rêve et que Marie-Antoinette tenait affectueusement par la main. Debout devant elles, une jeune femme laide mais d’une laideur nerveuse et pleine d’élégance avait entamé avec Besenval une sorte de discours en duo qui devait être fort amusant car toute la compagnie riait de bon cœur. C’était la comtesse Diane de Polignac, belle-sœur de la duchesse et sans doute la plus mauvaise langue de la Cour.
N’osant s’approcher davantage, Gilles prit position derrière l’un des ifs taillés bordant l’allée semi-circulaire en pente douce qui descendait vers les bassins en dominant le banc où se trouvait Marie-Antoinette.
Peu à peu la foule qui errait sur la Terrasse et le Parterre d’Eaux se clairsema. Vers minuit il n’y avait plus grand monde et la musique entamait son dernier morceau quand Tournemine qui commençait à trouver le temps long tressaillit : des profondeurs obscures du parc, un homme venait de surgir, un homme dans lequel il reconnut avec stupeur le dandy aux cheveux rouges qui servait de secrétaire à Mme de La Motte.
Le nouveau venu s’approcha du groupe joyeux qui s’ouvrit pour lui et vint saluer très profondément la Reine à laquelle il dit quelque chose à voix trop basse pour que Gilles pût entendre. Mais aussitôt Marie-Antoinette se leva.
— Eh bien, allons ! s’écria-t-elle joyeusement. Je crois que nous allons nous amuser !…
Il y eut une défection. Mme de Polignac, peut-être lasse, demanda la permission de rentrer, fit la révérence et s’éloigna au bras de son mari. Marie-Antoinette prit celui de Mlle Dorvat et tout le groupe suivit le secrétaire qui repartait vers l’épaisseur obscure du parc. Gilles s’élança sans hésiter sur leurs traces marchant dans l’herbe pour étouffer le bruit de ses pas. De toute évidence la Reine n’allait pas à Trianon. Mais alors où allait-elle ainsi à la suite d’un personnage si étroitement lié à une aventurière ?
Le cortège descendit jusqu’à l’Allée de l’Automne, contourna le Bosquet de la Salle de Bal et s’enfonça dans l’ancien Labyrinthe de Louis XIV que l’on avait redessiné, replanté d’une foule d’arbres aux essences rares et rebaptisé Bosquet de Vénus 1.
C’était un endroit frais et obscur, situé en contrebas des murs soutenant le gigantesque Escalier des Cent Marches et bien protégé des regards curieux par plusieurs rangs de charmilles étayées par des treillages de bois et délimitant des allées circulaires.
Le regard de Gilles n’avait aucune peine à suivre les robes claires de la Reine et de ses dames dans cette obscurité. Une fois dans le Bosquet, ce fut un jeu, en passant de l’autre côté d’une charmille, de s’en approcher suffisamment.
Le groupe était à présent arrêté entre deux frêles murailles vertes embaumées par le parfum des acacias et des tulipiers de Virginie. Aucun bruit ne se faisait entendre. La Reine et ses amis observaient un profond silence. Mais soudain, la silhouette sombre d’une femme apparut qui plongea dans une révérence.
— Eh bien, comtesse ! chuchota la Reine, est-ce prêt ?
— Tout à fait prêt, Madame, répondit l’arrivante qui n’était autre que Madame de La Motte. Si Votre Majesté veut bien jeter un regard à travers les feuilles, elle pourra apercevoir la femme. Quant à lui, on l’amène dans un moment.
— Est-ce qu’elle me ressemble beaucoup ?
— Votre Majesté jugera…
« Apparemment, pensa Gilles, il s’agit là d’une scène intéressante que l’on va jouer au milieu du Bosquet ! Il serait bon que je puisse, moi aussi, applaudir les acteurs…
Et, silencieusement, il franchit l’une des portes percées dans le feuillage pour mettre en communication les différentes allées mais en s’éloignant suffisamment du groupe royal pour n’en être pas vu. Enfin, à son tour, il s’approcha de la charmille dont il écarta les branches avec mille précautions.
Ce qu’il vit le plongea dans un étonnement sans limites.
Au milieu du Bosquet une femme était debout, une rose à la main. Elle était grande, élancée, toute blanche. À cet instant, un mince quartier de lune sortant de derrière un nuage l’éclaira faiblement mais suffisamment pour qu’il fût possible à des yeux perçants de voir qu’elle ressemblait beaucoup à la Reine et qu’elle était vêtue exactement comme elle.
Cette femme semblait nerveuse. De l’observatoire où il se cachait, Gilles pouvait l’entendre respirer. Elle avait peine à rester en place et faisait, de temps en temps, quelques pas hésitants. Soudain, la comtesse, qu’il était malaisé de reconnaître parce qu’elle portait un domino noir, reparut accompagnée d’un homme vêtu de noir, lui aussi, d’une sorte de lévite fermée jusqu’au cou et les traits dissimulés sous un chapeau à large bord.
Mme de La Motte lui désigna la fausse Reine. L’homme recula comme si une balle venait de le frapper et porta sa main à sa poitrine. Puis, ôtant son chapeau pour se courber en un salut si profond qu’il était presque agenouillé, il s’avança ensuite d’un pas d’automate jusqu’à la blanche silhouette devant laquelle, comme si ses forces venaient de l’abandonner brusquement, il tomba lourdement à genoux avant de se prosterner comme devant une divinité. Gilles l’entendit murmurer avec un sanglot dans la voix :
— Oh Madame, Madame !… Enfin Votre Majesté veut bien pardonner ?…
Or, cet homme, c’était celui que le chevalier avait vu chez Cagliostro par la fente d’une porte. Cet homme qui se prosternait devant une femme, c’était un prêtre. C’était même le Grand Aumônier de France, le cardinal Louis de Rohan.
Avec stupeur, il le vit étreindre les pieds du fantôme royal, y poser ses lèvres cependant que celui-ci laissait tomber sur lui la rose qu’il tenait à la main et murmurait :
— Vous savez ce que cela veut dire…
À cet instant, une voix se fit entendre, celle du dandy-secrétaire
— Alerte ! Voici Madame et Madame la comtesse d’Artois qui viennent par ici !
Mme de La Motte se précipita, arracha le cardinal à sa prosternation et, presque de force, l’entraîna à sa suite vers l’autre bout du Bosquet, lui laissant tout juste le temps de ramasser la rose sur laquelle il pressa ses lèvres. Cependant le secrétaire, escorté d’un homme que Gilles n’avait encore jamais vu, rejoignait la fausse reine, lui jetait un manteau sur les épaules et l’emmenait dans une autre direction.
Le silence retomba sur le Bosquet lorsque le bruit de leurs pas précipités se fut éteint. Alors, tout à coup, un éclat de rire fusa, léger, argentin, puis un autre, et un autre…
— On a envie d’applaudir, fit une voix d’homme. Nous pouvons féliciter la comtesse. Elle s’entend parfaitement à monter la comédie ! Vous devriez, Madame, lui confier votre théâtre de Trianon…
— Elle y ferait peut-être merveille – cette fois c’était la voix de Marie-Antoinette –, en tout cas il y a longtemps que je ne me suis autant amusée. Était-il assez ridicule ce malheureux homme ? L’avez-vous vu se prosterner ? J’ai cru un instant qu’il allait se mettre à pleurer.
— Mais qui est cette femme ? dit une autre voix. C’était peut-être le costume, mais dans cette obscurité presque totale, car on ne peut compter la lune pour éclairage, elle m’a paru faire assez bien illusion…
— Voilà pourquoi je dis que ce cardinal est un imbécile et un misérable, fit la Reine avec un début de colère, car savez-vous avec qui, lui, prince de l’Église, lui Grand Aumônier de France, lui ancien ambassadeur à Vienne auprès de l’Impératrice ma mère, m’a confondue ? Le savez-vous ? Avec une fille des rues : une certaine Oliva, barboteuse de ruisseau qui vit de ses charmes au Palais-Royal ! Vrai, c’était impayable et j’aurais donné mes plus beaux diamants pour que le Roi et toute la Cour le puissent voir délirant aux pieds d’une roulure !
Une voix de femme, une voix douce et apitoyée, se fit entendre :
— Madame, Madame !… Comme Votre Majesté le hait ! Je ne l’ai pas trouvé si ridicule, moi, mais plutôt pitoyable et bien malheureux ! Songez qu’il aime passionnément, qu’il aime qui le déteste… et qu’il se croit délivré de son cauchemar !
— Qui le déteste ? Qui l’exècre, voulez-vous dire ! Allons, mon enfant, vous avez de la pitié à revendre. Vous avez vu un amoureux quand je n’ai vu moi qu’un ambitieux insolent et téméraire car, savez-vous de quoi rêve cet homme ? D’être Premier ministre et il espère y arriver en me séduisant, moi, la Reine de France !
— Lui, un Rohan ! lança audacieusement la voix d’homme qui avait entamé la discussion. Avez-vous oublié, Madame, la devise de cette haute maison : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis » ? Il ne doit pas y voir de si grande impossibilité… les Rohan sont plus anciens que les Habsbourg !
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