— Bien sûr, c’est moi, mais…

— Oh !… Et vous osez encore m’adresser la parole, me tutoyer ? Si je ne m’étais pas défendue, vous me violiez, ma parole ? Vil suborneur ! Coureur de jupons ! Allez donc retrouver vos sauvagesses, vos filles perdues et vos catins de haut vol ! Vous êtes mort pour moi !

Elle vira sur ses talons et, rassemblant la mousse de ses jupons virginaux, elle partit en courant à travers les arbres en direction d’une construction basse dont on apercevait vaguement les murs.

Furieux, et très ennuyé car il se souvenait de ce que lui avait dit Mme de Balbi – puisque tel était son nom – des récits sur lui et sa belle Indienne qui couraient les salons de Paris, Gilles s’élança derrière elle et n’eut aucune peine à la rattraper. Il l’empoigna fermement par les deux bras et réussit à l’immobiliser malgré les efforts qu’elle faisait pour se libérer.

— Allez-vous enfin cesser de dire des sottises ? J’ignore quelle sorte de potins vous avez bien pu entendre dans vos sacrés salons parisiens, mais je me doute de ce que cela pouvait être. Les gens de ce pays semblaient n’avoir rien d’autre à faire que causer à tort et à travers sur les uns ou les autres mais surtout de ce qu’ils ne connaissent pas ! Vous voulez la vérité, vous voulez vraiment l’entendre ?

— Je vous mets au défi de la dire !

— Parfait ! Vous l’aurez voulu ! C’est vrai, j’ai eu pour maîtresse l’épouse d’un grand chef iroquois. Elle était d’une très grande beauté et j’ai cru, un moment, que je pourrais l’aimer parce que j’aimais son corps.

— Taisez-vous ! Je vous ordonne de vous taire !

— Trop tard ! Où est votre célèbre courage ? Vous avez voulu la vérité et croyez-moi vous allez l’entendre tout entière. Cette femme a été ma maîtresse et elle n’est pas la seule parce que je suis un homme fait de chair et de sang et parce que le corps de l’homme a besoin de celui de la femme pour vivre en équilibre. J’ai été l’amant d’autres femmes, de petite naissance ou nées sur les sommets de la société. Toutes étaient charmantes et certaines étaient plus que belles. Pourtant mon cœur n’a jamais réussi à vous oublier. Vous entendez ? Pourtant j’ai quitté toutes ces femmes pour vous chercher, vous retrouver, vous avoir à moi parce que, au milieu des millions de femmes qui peuplent le monde, il n’en existe réellement qu’une seule pour moi, une seule, la plus belle, la plus adorable, la seule qui ait le pouvoir de me faire souffrir et de me faire connaître l’enfer. Cette femme c’est vous, c’est toi… mon amour, mon terrible et merveilleux amour, mon aimée… Cesse de te défendre contre moi, contre nous ! N’avons-nous pas été assez malheureux ?

Peu à peu, ses bras s’étaient refermés sur elle, l’emprisonnèrent. Contre sa poitrine il sentait battre le cœur affolé de Judith qui s’abandonnait contre lui, amollie, comme vidée de toute son énergie. Il baissa la tête, s’empara de sa bouche avec passion et sentit que son visage était mouillé de larmes.

Longuement, il prolongea son baiser, envahi pour elle d’une immense tendresse, d’un besoin profond de la garder toujours ainsi, fragile et vulnérable, à l’abri de ses muscles solides et de son amour. Dans un instant, il allait l’enlever de terre, l’emporter loin de ce château désert, de ce refuge que l’inquiétant Cagliostro lui avait trouvé au fond de ce parc et où il la maintenait dans la crainte d’on ne savait quelle fumeuse menace, l’emmener jusqu’à sa petite maison de la rue de Noailles où Mlle Marjon saurait si bien prendre soin d’elle. Ensuite, ils partiraient tous deux, le plus loin possible, pour y fonder leur bonheur sur des bases solides, telles qu’il était impossible d’en creuser dans le sable d’une cour royale…

Repris par son vieux rêve d’une maison blanche dans une prairie de Virginie, il desserra un peu son étreinte pour soulever le corps léger de la jeune fille mais, d’une bourrade, elle le repoussa si violemment qu’il trébucha. La gifle qu’elle lui assena acheva de le déséquilibrer et il se retrouva assis dans l’herbe tandis que Judith reprenait sa course vers la petite construction dont une fenêtre éclairée brillait au fond d’un layon.

Avec un affreux juron, il se releva d’un bond, s’élança à sa poursuite mais elle courait avec la légèreté d’une biche poursuivie et il s’était tordu un pied en tombant. Quand il arriva devant la maison ce fut juste à temps pour se faire claquer la porte au nez.

Furieux, il allait se jeter sur cette porte de toute sa force pour tenter de l’enfoncer mais une voix de femme, douce et affectueuse, lui parvint :

— J’allais aller au-devant de vous, mon enfant. J’étais inquiète. Vous ne devriez pas vous attarder tellement dans le parc lorsque le château est vide. Mais, vous pleurez ?

— Ce n’est rien… je suis tombée et je me suis fait mal. Ne soyez pas en souci, bonne amie, je n’irai plus dans le parc… jamais. Je crois bien avoir aperçu un rôdeur. Vous devriez dire à Pierre de faire une ronde…

— C’est une bonne idée. J’y vais tout de suite…

Il eût été dangereux de rester plus longtemps. Non loin de la maisonnette, Gilles aperçut, sous la lumière de la lune, le mur du parc et s’élança vers lui sans demander son reste, se promettant bien de revenir dès le lendemain. Il y avait une bonne chance pour qu’un chemin longeât ce mur.

Quand il eut atteint le faîte, il vit que c’était une large route et que des lumières brillaient assez loin au bout de cette route : le village, sans doute. Sautant à terre, il allait marcher vers ces lumières mais le roulement d’une voiture qui se rapprochait rapidement l’incita à demeurer caché et il se tapit dans les herbes hautes du fossé.

Un instant plus tard, la voiture, une élégante berline, passait tout près de lui, se dirigeant au galop vers la grille du château dont il pouvait apercevoir les lanternes. C’était très certainement Mme de Balbi qui revenait comme elle l’avait promis et la pensée de sa déception, de sa colère peut-être quand elle s’apercevrait de sa fuite lui arracha un sourire. Mais c’était une raison de plus pour ne pas s’attarder…

En quelques minutes il eut atteint les lumières qu’il avait vues briller au loin. C’étaient celles d’un relais de poste, celui du village de Boissy-Saint-Léger, et il n’eut aucune peine à y trouver un cheval puis, renseigné par un postillon qui lui indiqua le chemin à suivre, il sauta en selle et s’élança, à bride abattue, sur la route de Versailles.

Quand il y arriva, le hâtif jour d’été commençait à poindre allumant l’or aux grilles et aux girouettes du palais. Le soleil n’allait pas tarder à bondir dans le ciel et à déverser ses rayons sur les jardins endormis où les jardiniers étaient déjà à l’œuvre ratissant les allées et nettoyant les canalisations des jeux d’eaux.

Les rues étaient désertes, paisibles et Gilles se sentait étonnamment dispos malgré les émotions des dernières heures. La course dans le vent frais du petit matin lui avait fouetté le sang et atténué la déception causée par la gifle de Judith. À présent il pouvait en sourire car, à la réflexion, il en était venu à ne plus y voir qu’une défense ultime et désespérée, une réaction de jeune fille contre sa propre faiblesse. Elle s’était vengée sur lui de n’avoir pu s’empêcher de répondre – et avec quel abandon ! – au dernier baiser qu’il lui avait imposé. Et puis, la nuit prochaine, il retournerait à Grosbois avec Winkleried et leurs serviteurs. À eux quatre, ils sauraient bien enlever la rebelle et la ramener à Versailles.

« Dès demain, échafaudait le chevalier, je demanderai audience à la Reine afin qu’elle accorde à Judith sa protection et dans une semaine nous nous marions ! »

Ces agréables pensées l’accompagnèrent jusqu’au bout du voyage mais, quand il atteignit la rue de Noailles, ce fut pour constater que son arrivée déclenchait une manière de révolution en miniature. Mademoiselle Marjon, sa propriétaire, qui, enveloppée de coiffes imposantes, était tout juste en train de fermer sa porte pour se rendre à la première messe au moment où il sautait de cheval dans le jardin, lâcha tout à la fois ses clefs et son livre de messe en poussant un cri :

— Mon Dieu ! Le voilà !

Le cri fit apparaître Pongo qui dégringola de l’arbre où il était installé, une carabine à la main, et Niklaus, le valet de Winkleried, qui surgit d’un buisson de framboisiers armé d’une paire de pistolets. Presque simultanément l’une des fenêtres de la chambre de Gilles s’ouvrit pour laisser passer la tête hirsute d’Ulrich-August qui, lui, tenait son épée d’une main et un pistolet de l’autre.

— Eh bien ! cria-t-il, c’est pas malheureux ! Je commençais à croire que tu étais mort ! D’où viens-tu donc ?

— De l’enfer et du paradis en même temps ! Mais je te jure que c’est le paradis qui l’emportera !…

Un moment plus tard, tout le monde était réuni chez Gilles autour d’un grand pot de café odorant comme savait admirablement le préparer Niklaus et Mlle Marjon, oubliant pour la première fois de sa vie ses devoirs religieux et ses principes, mettait Gilles au courant de ce qui s’était passé l’avant-veille et qui tenait, à vrai dire, en peu de mots : à la nuit noire, des hommes masqués avaient envahi le jardin et l’avaient enfermée chez elle en la menaçant de brûler sa maison si elle bougeait seulement le petit doigt.

— Quelque chose a-t-il pu vous suggérer qui pouvaient être ces hommes ?

— Non. Je n’ai remarqué que les yeux noirs de leur chef qui étincelaient derrière les trous de son masque et son allure générale qui était celle d’un gentilhomme. Il était grand avec une voix assez métallique… ah !… et un léger accent qui pouvait venir du Midi. Mais je n’ai guère eu le temps d’en voir davantage.

— Vous avez dû avoir une peur horrible ! Je suis navré…