— Ce n’est qu’une question de temps. Elle est vivante, elle est sans doute à Paris et le Prévôt Boulainvilliers a remis l’affaire entre les mains de M. Lenoir, le lieutenant de Police. C’est un homme habile et, dès qu’il aura des nouvelles, il te fera prévenir où que tu sois. Il en a engagé sa parole.

— On peut toujours espérer, soupira Gilles. Voyons tes autres chemins…

— Tu peux rester ici, te faire paysan et fouiller, chercher, creuser partout, démolir le château pierre à pierre pour trouver ce trésor… mais ça peut être long.

— C’est surtout absurde !

— Je le pense aussi mais je voyais là… une image poétique un peu dans le style du père Rousseau. Le troisième chemin, tu le connais, c’est celui de l’Espagne. Imite-moi : demande l’autorisation de servir un temps le Bourbon de là-bas au titre du Pacte de Famille. Tu partiras avec le grade de capitaine et, là-bas, je me fais fort de te faire gagner une fortune. C’est le pays d’Europe où il y a le plus d’or.

— Tes amis les banquiers, toujours ?

— Eh oui ! Tu as tout intérêt à ce qu’ils deviennent aussi les tiens. L’Espagnol paie bien et, entre leurs mains, même la solde d’un simple officier peut prendre d’intéressantes proportions. Alors, que décides-tu ?

Le jeune homme ne répondit pas, incapable justement de se décider. Il s’était mis à parcourir la grande salle qui, contemporaine des premières fondations du château, avait dû voir briller les colliers d’or sur les plumes blanches de Taran, le gerfaut légendaire. Ses mains s’attardaient à caresser les vieux murs rugueux, les lourds piliers noircis où s’appuyait la voûte. Les racines profondes de sa race, enfouies dans cette terre bretonne, avaient fait surgir de vigoureux surgeons, aussi durs que des chaînes, aussi solides que ces lianes tropicales qui s’emparent d’un homme et ne le lâchent plus, des pousses vivaces qui s’enfonçaient à présent au plus profond de sa chair et qu’il n’était plus possible d’arracher sans blessures. C’était ici « sa » maison, « son » toit, « son » foyer. C’était ici que, navigateur des tempêtes, passager des vents sauvages, il voulait bâtir son nid avec celle, aussi farouche que lui-même, qu’il s’était choisie pour compagne…

Mais un autre possédait ce domaine qu’il sentait sien si intensément et, paradoxalement, il lui fallait, pour le conquérir, s’en éloigner. Le château, pareil à quelque dieu impitoyable, exigeait déjà de lui un sacrifice cruel : quitter la France, s’arracher encore de la terre natale pour s’en aller demander à l’Espagne un peu de l’or qu’elle extrayait toujours, avec le sang et les larmes, de son Amérique à elle où elle n’avait cependant d’autres droits que ceux de la conquête et de la redécouverte par un mercenaire illuminé.

Pire encore : s’exiler c’était renoncer à chercher lui-même la trace, chaque jour plus ténue, de Judith ; c’était confier à d’autres, à des fonctionnaires capables peut-être mais indifférents, cette quête de la bien-aimée, pour lui tendre et douloureuse à la fois…

La voix de Pongo perça le silence obstiné où il s’enfermait en contemplant, des larmes au fond des yeux, l’écu rongé d’humidité des Tournemine.

— Quitter terre des ancêtres est cruel, dit-il. Mais dans pays indien, Sages qui cherchent vérité dans cœur brûlant du feu disent que Vallée Heureuse s’ouvrir seulement après long et difficile chemin avec épines et pierres tranchantes. Savoir choisir chemin difficile c’est souvent choisir victoire… et c’est être homme vrai !

— « … car le chemin est malaisé et la porte étroite ! » récita gravement Batz. On dirait qu’entre la sagesse indienne et l’Évangile il existe bien des points communs. Allons, chevalier mon ami, bois un peu de cet excellent rhum pour chasser les humeurs noires et dormons ! Demain tu décideras de ta route : celle de Madrid via Versailles avec moi… ou celle de Pontivy tout seul !

Gilles saisit la gourde, en lampa une longue rasade, s’essuya la bouche à sa manche puis rendit le flacon à son ami. Son regard était redevenu clair.

— Celle de Madrid, morbleu ! Et que le Diable t’emporte !…

Alors seulement le vieux Joel qui, debout, aussi immobile qu’une pierre, derrière la porte, avait écouté passionnément leur conversation, se signa d’un geste large, murmura quelques paroles d’actions de grâces puis, appuyé sur son bâton noueux, s’éloigna vers son logis. Il souriait, heureux depuis bien longtemps car il avait l’espoir de voir revenir un jour le jeune maître. En attendant, avec Pierre, il allait reprendre les recherches du trésor, interroger les vieilles pierres, les troncs noueux, les souterrains écroulés, ce qu’il s’était toujours refusé à faire. Mais à présent, il savait pour qui lui et son petit-fils allaient peiner…



1. Voir Le Gerfaut des Brumes.

2. Notre actuel Opéra-Comique mais le bâtiment fut reconstruit en 1883.

3. Voir Le Gerfaut des Brumes.

4. Il s’agit de livres or, donc d’une très forte somme.

PREMIÈRE PARTIE

LA NUIT D’ARANJUEZ

Printemps 1784

CHAPITRE PREMIER

LA REINE DE MAI

Les notes d’une chanson montaient dans l’air bleu du matin portées par les voix joyeuses d’une troupe de jeunes filles. Elles venaient des profondeurs du jardin et grandissaient d’instant en instant. C’était comme si la rivière avait choisi de remonter le coteau pour rafraîchir le parc et à l’approche de la chanson, les oiseaux se taisaient.

Soudain, près du boulingrin, il y eut, sous les arceaux de la vigne, comme un bouquet de fleurs mais un bouquet singulièrement animé. Les jupons rouges et les tabliers bariolés dansaient autour des chevilles, minces dans leurs bas blancs bien tirés, sur lesquels s’entrecroisaient les rubans des espadrilles neuves. Les longues franges des châles voltigeaient dans le vent léger.

Les filles allaient deux par deux, celles qui venaient en tête portant un grand arceau fleuri de lilas, les autres des bouquets de ces hautes bruyères bleuâtres qui adoucissent la rudesse de la sierra ; la dernière, enfin, tenait entre ses mains avec la gravité d’un évêque portant le saint sacrement une légère couronne de jasmin et d’églantines.

Sur le point de quitter la demeure de ses amis Cabarrus, le château de San Pedro de Carabanchel où il avait passé la nuit, pour regagner Aranjuez, Gilles, occupé à mettre ses gants avant d’enfourcher Merlin que lui amenait un laquais, s’arrêta, surpris par la nouveauté du spectacle.

— Qu’est-ce qui nous arrive là ?

L’homme sourit largement :

— Le cortège de la Reine de Mai, señor ! Nous sommes aujourd’hui le 3 mai et chaque année, à pareille date, les jeunes filles des villages élisent la plus belle d’entre elles afin qu’elle règne toute la journée sur le pays. Probable qu’aujourd’hui, elles ont choisi notre demoiselle.

— Il est vrai que, malgré son jeune âge, il est difficile d’en trouver une plus jolie.

À cet instant, un tourbillon de mousseline blanche et de rubans roses jaillit des portes-fenêtres et se précipita impétueusement sur lui.

— Chevalier ! Mon beau chevalier ! Vous n’allez pas partir déjà ?

Thérésia avait dû s’échapper des mains de sa camériste car la masse noire de sa chevelure croulait en désordre sur son dos. D’ailleurs ladite camériste arrivait derrière elle une brosse à la main, suivie de près par la gouvernante derrière laquelle trottait la petite Madame Cabarrus. Le père, le banquier François Cabarrus, fermait la marche avec plus de retenue. Le jeune homme sourit.

— Il le faut, Thérésia ! Je suis de garde à Aranjuez ce soir et, vous le savez, le propre des Gardes du Corps est de rester toujours le plus près possible de la personne du souverain.

Les magnifiques yeux sombres de la fillette – elle n’avait que onze ans, même si sa taille et les formes de son corps lui en donnaient quinze – s’emplirent de larmes.

— Cela, c’était la vérité d’hier. Mais aujourd’hui, regardez, Gilles, je vais être reine, moi aussi, Reine de Mai ! Il faut que vous restiez auprès de moi. Si vous n’êtes pas là, cette fête n’aura plus aucun sens !

Elle avait joint les mains. De grosses larmes rondes roulaient déjà sur ses joues dont l’ambre se teintait si délicatement de rose. En même temps elle souriait et ce sourire avait tant de charme que le jeune homme dut faire appel à toute sa force de caractère pour lui résister. Il y avait de la magicienne, dans cette gamine, et l’on pouvait, en toute sécurité, parier que les années feraient d’elle une assez dangereuse sirène. Mais si, depuis son arrivée en Espagne, Gilles s’était pris pour elle d’une véritable affection, son cœur, bien protégé, ne risquait pas de lui jouer un tour en cet endroit.

— Savez-vous qu’il y a près de douze lieues entre Carabanchel et Aranjuez ? Il faut les faire !

Pour éviter que les « demoiselles » de la jeune reine ne trouvassent leur souveraine en pleurs, François Cabarrus intervint :

— Une plaisanterie pour les jambes d’acier de votre beau coursier, mon ami ! Restez au moins jusqu’après la messe… le temps de saluer notre Thérésia sur son trône.

— Pas du tout ! intervint la fillette. Je veux qu’il reste jusqu’au bout ! Je veux danser avec lui ce soir.

— Cette fois tu en demandes trop. Un soldat est prisonnier de son devoir. Et tu ne voudrais pas que notre ami soit mis aux arrêts pour un caprice ?

La menace fit son effet. Pourtant, Thérésia, suspendue au bras de Gilles, ne se décidait pas à lâcher prise.

— S’il reste jusqu’après la messe, je veux bien le laisser aller, dit-elle enfin sans trop d’enthousiasme, mais j’y mets encore une condition.