Il eut un geste d’impuissance :
— Disparu ! Il n’était pas au Frêne lorsque j’ai rejoint Tudal et j’ai su par la suite qu’il s’était enfui. Sinon il aurait subi le même sort. Mais je ne désespère pas : je sais que je le retrouverai un jour.
Elle se mit à trembler comme une feuille d’automne et sa voix terrifiée ne fut plus qu’un souffle quand elle demanda :
— Pour faire ainsi justice, as-tu donc appris ce qui s’était passé… tout ce qui s’était passé ?
— Tout ! Ne dis plus rien !
Et pour mieux juguler l’épouvante de l’atroce souvenir qu’il sentait revenir il ferma d’un baiser infiniment tendre les lèvres frémissantes de la jeune fille.
— Tu n’as rien à m’apprendre, fit-il seulement quand il s’écarta, sinon ce que tu as fait après ta fuite.
Avec une surprise vaguement irritée, il la sentit alors se raidir, s’écarter et il eut la sensation qu’elle se refermait d’un seul coup.
— Il y a peu de choses à dire, dit-elle avec un petit rire sans joie. Ma vie à moi n’a rien eu d’héroïque. Je savais que ma mère avait une parente éloignée à Paris, une parente dont mes frères ne connaissaient pas l’existence, je crois bien. Je suis allée chez elle et je lui ai tout dit. Elle m’a prise alors sous sa protection et m’a cachée quelque temps, le temps de me trouver une position qui me mette à l’abri.
— C’est elle qui t’a fait entrer comme lectrice de la comtesse de Provence ?
— O… ui, mais…
— Et c’est elle encore, naturellement, qui t’a fait connaître ce merveilleux médecin italien, cet excellent comte de Cagliostro !
Du coup, Judith s’arracha de ses bras, sauta sur ses pieds et Gilles eut à nouveau devant lui la Judith d’autrefois, méfiante, combative et impatiente.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Peu importe comment je le sais. Est-ce vrai ?
— C’est vrai. Elle m’a procuré la sécurité d’une maison royale, la bonté de Madame qui m’aime bien et me protège.
— Sous un faux nom !
— Bien sûr sous un faux nom ! Devais-je risquer, en m’avouant Judith de Saint-Mélaine, de voir mes frères me retrouver, me reprendre ? Grâce à tante Félicité j’ai cessé d’avoir peur.
— Et grâce à ce fameux Cagliostro, qu’as-tu obtenu ?
— La fin de mes terreurs, la possibilité de vivre à nouveau normalement, la guérison ! Sais-tu ce qu’ont été mes nuits, durant des semaines, après… Trécesson. Je ne pouvais plus dormir, je ne voulais plus dormir par crainte de retrouver l’abominable cauchemar, toujours le même, que je refaisais sans cesse ! Je ne pouvais plus supporter l’obscurité ! J’étais malade, délirante, à moitié folle. Alors tante Félicité qui ne savait plus que faire a fait chercher le comte. Il l’avait guérie jadis d’une maladie de langueur et elle était demeurée en correspondance avec lui parce qu’elle éprouve, pour cet homme de bien, vénération et amitié. Il est venu, de fort loin d’ailleurs, et, sous ses mains, j’ai enfin retrouvé la paix, la santé, presque la joie. C’est un homme merveilleux… plus qu’un homme même !…
— Eh bien ! Quelle apologie ! Disons un dieu et n’en parlons plus !
— Et moi je veux en parler, s’écria Judith avec une brusque colère. Pourquoi serais-je ingrate, indifférente envers un homme qui m’a rendu la raison ?
Une amère jalousie envahissait lentement l’âme de Gilles. Il avait tant souhaité, lorsqu’il retrouverait celle qu’il aimait, être pour elle le refuge, la barrière et le défenseur, le confident, l’ami et l’amant tout à la fois et voilà qu’un autre était déjà pour elle presque tout cela, un autre qui possédait en outre le pouvoir de guérir. Et comme elle refusait l’amant, cela ne lui laissait plus grand-chose…
Irrité à son tour, il ne put retenir les mots cruels qui lui venaient parce que l’être humain est ainsi fait qu’il éprouve le besoin de rendre coup pour coup, blessure pour blessure.
— On dirait que les médecins ont beaucoup d’importance dans ta vie. Le malheureux que tu avais épousé et que tes frères ont tué le jour de ton mariage était bien médecin, il me semble ?
Il comprit qu’il lui avait fait mal à la crispation soudaine de ses traits et il en éprouva un remords immédiat mais il ne pouvait plus reprendre ses paroles.
— Pauvre Job Kernoa ! murmura-t-elle. Il était bon et doux… Il m’avait trouvée à moitié morte et il m’avait soignée sans rien me demander. Je crois qu’il m’aimait.
— Et toi, tu l’aimais ?…
— Je l’aimais bien. Il était si gentil, si prévenant… cela n’a pas été facile de lui faire avouer son amour.
— Si je comprends bien, ce n’est pas lui qui t’a épousée, c’est toi qui en as fait ton mari ! Qu’est-ce qui t’obligeait à te marier ? Ne m’avais-tu pas promis de m’attendre trois ans ?…
— Attendre quoi, attendre qui ? J’étais persuadée que tu ne reviendrais jamais et puis j’avais peur de mes frères, tu entends : peur ! Tu sais ce que c’est que ça, la peur ?
— Oui, je sais ce que c’est ! Oh ! Judith, Judith ! nous sommes là à nous disputer stupidement alors que nous ne devrions échanger que des mots d’amour !… Que faisons-nous dans ce parc au lieu de partir ensemble, la main dans la main ?… Sais-tu que je te croyais enfermée au fond d’un couvent ? J’ai appris que tu avais écrit chez Madame pour demander la permission d’abandonner son service et de te faire nonne ?
— Tu sais cela aussi ? Mais tu es le Diable ! Qui a bien pu te renseigner ?
— Je n’ai pas le droit de te le dire mais je le sais. Pourquoi as-tu écrit cela ?
— Parce qu’on me l’a conseillé. Le comte pensait qu’il fallait m’éloigner le plus possible de la maison de Madame… et de Monsieur. Il disait que je n’y étais plus en sécurité. Le couvent était l’explication la plus simple, la plus normale…
— Et moi j’aurais pu mettre le feu à tous les moutiers de France et de Navarre pour te retrouver… alors que tu étais ici. Mais, au fait, où sommes-nous ? Quel est ce château ?
L’étonnement fit tomber momentanément la colère de la jeune fille, de la même façon que la pluie abat le vent.
— Tu ne le sais pas ? Mais comment es-tu venu, alors ?
— On m’avait fait boire je ne sais quelle drogue. J’étais inconscient.
— Qui t’a amené ?
— Une femme que je ne connais pas. Je ne sais d’elle qu’un prénom : Anne.
— Vraiment ? Et… comment est-elle, cette Anne ?
Un peu inquiet à cause de la dureté soudaine de la voix de Judith, Gilles fit de sa geôlière un portrait exact mais succinct, s’efforçant surtout de ne pas s’attarder sur le charme voluptueux de la dame.
— Je vois !…
Le ton glacial de la jeune fille n’avait rien de rassurant. Et, brusquement, elle éclata, sans cris, mais d’une voix sifflante qui cinglait comme la lanière d’un fouet :
— Quelle sorte de menteur êtes-vous devenu, Gilles Goëlo ? Vous prétendez appartenir à la Maison du Roi, vous fréquentez la Cour et vous osez me dire que vous ne connaissez pas la comtesse de Balbi, la toute-puissante maîtresse de Monsieur ? Que vous ne connaissez pas non plus les demeures des princes du sang ? Peut-être que vous ne connaissez pas Versailles non plus !…
— Mais ceci n’est pas Versailles, j’imagine !
— Non. C’est Grosbois ! Seulement moi qui ne connais qu’à peine la Cour, qui ne mets pratiquement jamais les pieds à Versailles, il se trouve que je connais bien Anne de Balbi, que je sais qu’elle trompe le prince avec tous les hommes dont elle a envie et que, si elle prend la peine de droguer un imbécile et de l’amener dans un château désert, ce n’est certainement pas pour lui apprendre à tricoter des mitaines ! Qu’avez-vous fait ici ensemble ?
— Mais… rien, absolument rien ! articula Gilles un peu démonté en face de cette jeune furie dont les yeux lançaient des éclairs et qui semblait prête à se jeter à sa figure toutes griffes dehors.
— Vous mentez ! Oserez-vous jurer que vous n’avez jamais couché avec elle ? Oserez-vous le jurer ?… tiens, sur la mémoire de votre père !
— Non, je ne le jurerai pas. Mais, bon dieu ! gronda Gilles à qui la moutarde commençait à monter au nez, je suis un homme, moi, et un homme a besoin de certaines choses qu’une gamine ne saurait imaginer ! Je n’aurais jamais touché une autre femme si tu…
— Je vous interdis de me tutoyer ! Gardez cela pour vos maîtresses, lança-t-elle avec une rage enfantine.
— Je n’ai pas de maîtresse ! Cette femme n’a été pour moi qu’une aventure de rencontre, rien de plus. D’ailleurs, si je l’avais aimée, aurait-elle eu besoin de me faire avaler un somnifère pour m’obliger à la suivre ?… Judith, il faut me croire : je n’ai aimé, n’aime et n’aimerai jamais que vous !
Mais elle ne l’écoutait pas. Debout à quelques pas de lui, elle mordillait le bout de ses doigts et semblait fouiller dans sa mémoire pour y trouver quelque chose.
— Judith ! reprocha le jeune homme doucement, vous ne m’écoutez même pas !…
— Tournemine… Tournemine ! marmotta-t-elle les yeux au ciel. Cela me rappelle quelque chose ! Où ai-je entendu parler de Tournemine ?…
— Mais… chez nous, en Bretagne ! C’est l’un de nos plus vieux noms, l’un des plus…
Elle laissa tomber sur lui un regard aussi tendre que le basalte.
— Je connais l’armorial breton, figurez-vous, car je l’ai étudié avant vous ! Je connais les Tournemine, leurs armes, leurs titres, leurs terres, leurs devises et leurs légendes même. Je sais…
Elle s’arrêta net comme si une soudaine illumination venait de lui venir du ciel. Puis, avec une douceur aussi soudaine qu’inquiétante.
— Dites-moi un peu, mon ami… est-ce que vous ne seriez pas ce compagnon de La Fayette à qui les Indiens ont donné un nom d’oiseau ? Mais oui !… le Tournemine qui a ressuscité le fameux Gerfaut, ça doit être vous ?
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