— Oh ! tu es déjà réveillé ! s’écria-t-elle en allumant un éblouissant sourire. Je pensais que tu en avais bien encore pour deux bonnes heures de sommeil. Mais tu es jeune, donc vigoureux.

Tout en parlant elle alla déposer précautionneusement sur un tabouret le lourd plateau qu’elle portait aussi aisément que s’il eût été couvert de fleurs, lui aussi, au lieu de supporter une lourde et antique argenterie. Cela fait, elle voltigea jusqu’au jeune homme qu’elle contempla d’un air consterné.

— Seigneur ! Mais tu es trempé. Qu’as-tu fait ?

— Un peu de toilette ! Et maintenant si vous m’expliquiez ?

Elle se pencha pour l’embrasser mais il la repoussa sans douceur.

— Je vous en prie ! Nous n’en sommes plus là ! Où sommes-nous ? Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi m’avez-vous joué cette grotesque comédie et, enfin, qui êtes-vous ?…

L’innocente consternation qui se peignit sur le joli visage était un chef-d’œuvre d’art mais Gilles avait eu sa part de théâtre depuis la veille.

— Allons, j’écoute ! fit-il impatiemment.

— Comme tu me parles ! Pourquoi es-tu si dur ? Cette nuit tu disais mon nom assez doucement.

— Votre nom ! Parlons-en ! Un mensonge sans doute comme tout le reste…

— Mais non, je m’appelle réellement Anne.

— Cela ne me suffit plus. Après ?

Le grand cartel de Boulle posé sur la cheminée sonna deux coups et la fit tressaillir.

— Mon Dieu ! Déjà !… Écoute, je n’ai pas le temps de te donner des explications. Sache seulement que je n’ai pas joué la comédie… pas vraiment et moins que tu ne l’imagines. C’est vrai que tu me plais et je n’aime pas que l’on abîme ce qui me plaît avant que j’aie pu y goûter. Or, si je n’avais agi comme je l’ai fait, tu serais mort à l’heure qu’il est !

— Sottise ! Trouvez autre chose !

— Sur la mémoire de mon père, je jure que je dis la vérité. Tu es en danger, en grand danger pour avoir offensé gravement un très haut, très puissant personnage… un personnage qui peut tout contre toi et qui ne connaît guère le pardon.

— Qui est ce personnage ? Dites-le au moins si vous voulez que je vous croie. Son nom et l’offense qu’il me reproche !

— C’est, dit-elle avec un soupir mais en détachant bien les mots, quelqu’un qui n’aime pas être attaqué la nuit dans les jardins et délesté de son courrier.

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites, Madame.

— Vraiment ?

— Vraiment ! Me ferez-vous la grâce de m’apprendre qui je suis censé avoir attaqué, où, quand, et ce que je lui ai pris ?

Elle eut un petit rire agacé, haussa les épaules.

— Que de temps perdu ! Très bien ! Puisque tu veux jouer au plus fin je vais répondre en quatre paroles à tes quatre questions. Monsieur, Trianon, 21 juin, une lettre… Cela te suffit ?

— C’est de la poésie hermétique !

— C’est l’expression de la vérité. Pendant le bal donné pour le comte de Haga, tu as attaqué le comte de Provence pour lui voler une lettre dans les jardins de Trianon…

— Tout simplement ? L’histoire est belle mais… en admettant qu’elle soit vraie, me direz-vous comment elle aurait pu venir jusqu’à vous ? Monsieur ne me fait pas l’honneur de me connaître.

— Je crois qu’à présent il te connaît assez bien. Et si, pour me croire, tu as besoin de savoir comment il a su, alors je vais te le dire : l’intrigue nouée entre la Reine et le comte de Fersen intéresse prodigieusement Monsieur. Imagine un peu que cette sotte se mêle de donner un bâtard à la France ?… Hein ? Le beau scandale ?…

— Très beau, fit Gilles, impassible. Après ?

— Eh bien, cela coule de source. S’intéressant au Suédois, Monsieur le fait surveiller. Tu n’imagines pas comme il est facile, avec un peu d’or ou une menace, d’obtenir l’aide d’un domestique… même dans les hôtels les mieux tenus comme l’hôtel d’York. Tu me crois, à présent ?… Oui, j’ai bien l’impression que tu me crois…

Le chevalier ne répondit rien. Il se revoyait dans la chambre de Fersen, s’apprêtant à lui rendre la lettre de la Reine. Il revoyait aussi la camériste et le valet qui étaient entrés, portant les plateaux du petit déjeuner. Lequel avait parlé ? Lequel était à la solde de Monsieur ? Le garçon, la fille… ou les deux ?

Anne le laissa un instant à ses pensées puis, très doucement, elle ajouta :

— Quant à toi, tu étais attendu chez toi, hier au soir, par des hommes qui avaient ordre de ne te laisser aucune chance. Sur la mémoire de ma mère, je pourrais le jurer. Et c’est cela que je n’ai pas voulu !

— C’est bien aimable à vous, soupira le jeune homme, mais nous sommes en plein délire. Ou alors… vous allez, dans un instant, me dire que vous m’aimez ? C’est cela, n’est-ce pas ? Vous ne m’avez jamais vu, vous ne me connaissez ni d’Ève ni d’Adam mais vous brûlez pour moi d’une inextinguible passion et vous avez tout à coup décidé de me sauver…

— C’est à peu près cela, fit-elle calmement.

Puis, le regard soudain plus trouble, elle vint tout contre lui, se haussa sur la pointe des pieds pour atteindre ses lèvres mais il croisa les bras et tourna le dos sans vouloir entendre le soupir qu’elle poussait.

— Innocent ! Tu es plus connu que tu n’imagines, mon bel oiseau sauvage. On sait tes aventures en Amérique et je ne suis pas la seule femme de Paris qui souhaite coucher avec celui que la Reine appelle en riant « Seigneur Gerfaut… ». J’espérais que tu m’apprendrais comment les Indiennes font l’amour… On parle d’une princesse rouge…

Il haussa les épaules avec rage, furieux de voir encore surgir son aventure indienne, de constater qu’elle en était à courir les alcôves et à exciter une volière de perruches en mal de sensations nouvelles. Mais il se refusa à relever le propos.

— Je croyais que vous étiez pressée ? fit-il durement, les yeux sur la pendule.

— C’est vrai ! Mon Dieu ! Tu as raison ! Écoute, tu ne dois sortir d’ici sous aucun prétexte. D’ailleurs tu ne le pourrais pas. Je dois partir mais cette nuit je reviendrai et je te promets de t’en dire davantage !

— Et… vous avez l’intention de me garder longtemps dans cette boîte sans air ?

Elle eut un sourire provocant qui alluma ses yeux sombres et fit briller sa bouche humide.

— Tant que tu seras en danger… et que j’aurai envie de toi ! Mais rassure-toi, tu ne resteras pas longtemps dans cette maison. Je ne t’y ai amené que pour parer au plus pressé mais dans quelques jours je t’emmènerai ailleurs… dans un coin à moi, un endroit tranquille, perdu. Nous pourrons y comparer nos… talents amoureux et je ne désespère pas d’arriver à te faire oublier ta sauvagesse, car, vois-tu, il y a dans mes veines une part de sang bohémien. Cela ne se sait pas, c’est un secret de famille mais tu comprendras cette nuit même ce que cela veut dire. Je t’ai apporté à manger : restaure-toi, repose-toi afin d’être plein de forces cette nuit : tu en auras besoin !

Elle disparut, laissant derrière elle son parfum de roses et Gilles quelque peu abasourdi. Cette femme était folle, folle à lier ! Un de ces gracieux chefs-d’œuvre de libertinage et de perversion comme on en rencontrait décidément beaucoup dans ce siècle réputé de l’élégance et de l’art de vivre ! Mais qui était-elle ? Sans doute une femme puissante pour oser contrecarrer comme elle le faisait les plans d’un comte de Provence… Seulement, qui dit puissance dit aussi danger et, même pour en savoir davantage, Gilles n’avait aucune envie de demeurer plus longtemps en son pouvoir.

— Si elle tient tellement à faire des recherches sur l’amour chez les Indiens, soliloqua le jeune homme, je lui enverrai Pongo !

La pensée de l’Indien le traversa comme une flèche. Qu’avait dit cette folle ? Qu’une embuscade avait été tendue chez lui, chez lui où Pongo était seul ? Et que ces hommes ne devaient lui laisser, à lui Tournemine, aucune chance d’échapper ? Il connaissait bien le courage impassible de Pongo. Certainement il devait avoir essayé de défendre le logis de son maître, ou simplement la pauvre Mlle Marjon qui devait être affolée mais que pouvait-il faire, seul, contre une troupe d’hommes déterminés qui peut-être auraient trouvé plaisant de se venger sur lui de l’absence du maître ?

À l’angoisse qui s’empara de lui, Gilles put mesurer l’amitié qu’il portait à son serviteur. Et, sans plus attendre il se mit à la recherche des moyens de recouvrer sa liberté. Il fallait qu’il sache ce qui s’était passé rue de Noailles la nuit précédente.

Il commença par aller coller son oreille à la porte pour tenter de saisir les bruits de cette maison. Mais quand se fut éteint le roulement de la voiture qui emportait sa belle geôlière il ne put plus en saisir aucun. Il était entouré d’un silence si épais qu’il en devenait palpable. Pourtant, il était impossible qu’il n’y eût personne, sinon qui donc aurait préparé tout ce qu’il y avait sur le plateau et que d’ailleurs il laissait bêtement refroidir ? Ce n’était sûrement pas l’aristocratique Anne qui s’était mise pour lui à la cuisine ?…

Afin de se donner le temps de la réflexion et de réparer ses forces, il porta le plateau sur le lit et entreprit de déjeuner. Son hôtesse avait bien fait les choses et le menu, qui comportait une poule au pot, un ragoût de champignons, un fromage de Brie et une assiette de gâteaux, le tout arrosé d’une vieille bouteille de Chambertin, était en tout point respectable.

Une fois restauré, il alla d’abord examiner les volets qui obturaient la haute fenêtre. Ils étaient de bois épais et les cadenas qui fermaient leurs gâches étaient eux aussi d’une épaisseur décourageante. Il eût fallu des tenailles pour les ouvrir.

Découragé de ce côté-là, il alla ensuite considérer la porte. Elle était solide, elle aussi, et défendue par une belle serrure de bronze doré qui semblait aussi vigoureuse que les cadenas. Mais s’il était possible de la dévisser du chambranle rien n’empêcherait plus la sortie du jeune homme. La difficulté était de trouver un outil convenable pour attaquer les vis…