LA FEMME AU VOILE BLEU
Le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried était un homme qui ne gaspillait pas sa sympathie et qui ne distribuait son amitié qu’avec parcimonie. Mais lorsque quelqu’un lui plaisait, il était capable de se couper en mille morceaux pour lui rendre service, lui être utile ou simplement lui simplifier la vie.
Il avait promis à son nouvel ami Tournemine de lui trouver un logis commode à Versailles et, dès le surlendemain de leur rencontre, le jeune homme emménageait rue de Noailles, au premier étage d’un petit pavillon niché dans un jardin ombreux et situé presque en face de la maison où demeurait le jeune Suisse. L’endroit était charmant. Le jardin, pas trop bien entretenu, abritait sous deux marronniers, trois tilleuls et un bosquet de lilas, un fouillis de fleurs à demi sauvages dont la plus grande partie poussait là par habitude sans que personne, en dehors d’un vieux jardinier sujet aux rhumatismes, se mêlât de leur imposer sa loi.
Du premier coup d’œil, Gilles aima ce jardin qui lui rappelait un peu celui de sa mère, à Kervignac. C’était exactement l’asile qui convenait à une âme en peine et il était sûr, au moins, d’y trouver le calme et la tranquillité.
La propriétaire, Mlle Marguerite Marjon, était une aimable demoiselle, contemporaine du feu roi Louis XV et qui d’ailleurs n’avait jamais consenti à admirer, dans sa vie, un autre homme que le défunt Bien-Aimé.
Elle accueillit son candidat locataire avec grâce, lui fit visiter les quatre pièces claires et fraîchement repeintes qui lui étaient destinées. Les meubles en étaient simples, anciens, de bonne qualité et confortables et l’ensemble aurait laissé supposer qu’il avait été disposé pour accueillir une dame plutôt qu’un jeune officier si une tenace odeur de tabac n’y régnait en maîtresse.
— Je reconnais volontiers que j’eusse aimé accueillir une personne ayant un peu les mêmes goûts et le même âge que moi, soupira la propriétaire, mais, bien que les peintures aient été refaites, il a été impossible d’enlever cette odeur. Aussi, bien que le prix de location soit, je crois, raisonnable, je n’ai pu décider aucune dame ou demoiselle à la supporter.
— Votre précédente locataire était cependant bien une dame à ce que l’on m’a dit. Elle ne fumait tout de même pas ?
— Eh bien si ! Voyez-vous, Mademoiselle d’Éon n’était pas une femme comme les autres. Elle était charmante, avec le meilleur ton et de grandes manières. Elle appartenait à la meilleure noblesse de Bourgogne et elle portait des robes ravissantes que lui fournissait la modiste de la Reine, Mlle Bertin, mais elle était… bizarre. D’abord, elle avait une voix un peu rude pour une dame et puis elle ne recevait jamais personne à l’exception, dans les derniers temps, d’une dame russe fort jolie d’ailleurs qui ne la quittait plus et avec laquelle elle est partie pour l’Angleterre.
— Ce n’est pas si bizarre…
— Peut-être, mais, ce qui l’était davantage, c’était sa manière de vivre : elle griffonnait toute la journée dans le salon qu’elle avait transformé en bibliothèque, tout en fumant une longue pipe. Une manie qu’elle avait prise, paraît-il, dans ses nombreux voyages.
— Bah ! J’ai vu souvent, chez les Indiens d’Amérique, des femmes fumer la pipe. Le tabac est chez eux un médicament et j’avoue que personnellement j’en use volontiers. Ainsi l’odeur ne me gênera pas. Est-ce tout ?…
C’était tout, encore que Mlle Marjon tînt visiblement en réserve toute une collection d’histoires concernant son ancienne locataire. On se mit d’accord sur le prix qui était des plus raisonnables et, le soir même, Pongo, aidé de Niklaus, le valet de Winkleried, transportait dans le nouveau logement les vêtements de son maître, les siens propres, leurs armes à l’un et à l’autre et le sac-médecine qu’il avait apporté depuis les forêts de Virginie. Après quoi le Breton et le Suisse s’en allèrent sceller, autour d’un bon souper, une amitié destinée à traverser les années sans se ternir même d’un grain de poussière.
La lettre promise par Madame Patri arriva quelques jours plus tard. Elle ne contenait que quelques mots, avec un simple P. comme signature, mais ce qu’elle disait était inattendu.
« Mademoiselle de Latour a écrit pour faire part de son désir de quitter le service de Madame et d’entrer au couvent. Je ne sais rien de plus. P. »
Envahi par un curieux sentiment de colère, de soulagement et d’inquiétude tout à la fois, le chevalier chercha à analyser lequel des trois l’emportait et finit par décider que le soulagement prévalait. Que Cagliostro eût choisi un couvent pour Judith l’irritait mais, d’autre part, c’était certainement l’endroit du monde où elle serait le mieux à l’abri des retombées éventuelles du complot dans lequel l’inconsciente était ainsi engagée. Restait à savoir de quel couvent il s’agissait : il y en avait tellement essaimés à travers le royaume ! Restait à savoir également si la jeune fille était pleinement consentante et pour quelle durée elle était enfermée. C’était si commode un couvent pour s’y débarrasser d’un être devenu gênant.
Enfin… restait à savoir si c’était vrai ou si le sorcier italien n’avait pas trouvé là un bon moyen d’enlever et de garder pour lui une adorable créature à laquelle il semblait attaché… Parvenu à ce stade de ses cogitations, le jeune homme sentit son sang bouillir. La pensée de sa jolie nymphe de l’estuaire entre les mains endiamantées de l’Italien, livrée sans recours possible à ses caprices, à ses caresses, lui faisait voir rouge !
— Ce couvent, il faut que je le retrouve. Il faut que je sache où il est !…
— Ce ne sera pas facile, fit Winkleried qui, à présent, n’ignorait plus rien des soucis de son ami. Il y en a plusieurs centaines en France. Comment savoir ?
— En cherchant ! Même s’il faut tous les visiter l’un après l’autre, je la retrouverai. Mais je pense qu’il y a peut-être des régions où la chance serait plus grande…
— En Bretagne par exemple ?
— Je ne crois pas qu’elle accepterait d’y retourner. Néanmoins, pour ne rien laisser au hasard, je vais écrire au recteur d’Hennebont, l’abbé de Talhouët, mon parrain, pour lui demander de vouloir bien se renseigner. Il n’aura aucune peine et si Judith est retournée là-bas, il le saura. Non, je pense plutôt à la région de Bordeaux puisque ce damné médecin habite là-bas. En admettant que ce soit vrai et qu’il y ait bien un couvent…
— Pourquoi aurait-elle envoyé une lettre mensongère ?
— Pourquoi pas ? Sous la contrainte on écrit n’importe quoi et Cagliostro peut vouloir brouiller les pistes…
Décidé à tout tenter, à frapper à toutes les portes pour retrouver la jeune fille, Tournemine se souvint alors avec un peu de remords de ses amis Cabarrus, d’Antoinette et de Thérésia qu’il n’avait pas revues depuis leur arrivée à Paris. Par leurs relations familiales dans toute la région du Sud-Ouest elles pouvaient lui être d’un grand secours, et ce secours, il était bien certain qu’elles ne le lui refuseraient pas. Sous ses airs évaporés Antoinette était une excellente créature. Quant au cœur de Thérésia, il était de ceux auxquels on ne s’adresse jamais en vain. Lorsqu’elle le saurait malheureux, elle lui prendrait la main et le ferait asseoir près d’elle en déclarant de sa petite voix chantante :
— Venez là, señor Gilles, et dites vos chagrins à votre amie Thérésia…
La réalité fut tout autre.
En arrivant chez ces dames, il put constater, avec quelque étonnement, que mère et fille, lancées avec enthousiasme dans un véritable tourbillon mondain, rivalisaient à présent de frivolité et de folies.
La ravissante Thérésia, qui semblait avoir singulièrement grandi en quelques jours, l’accabla de reproches sur le mode précieux touchant « l’affreux abandon » où il l’avait laissée, lui tendit sa petite main à baiser avec des airs de duchesse, lui déclara qu’elle n’avait pas beaucoup de temps à lui consacrer parce que, devant danser le soir même chez le comte de Laborde, elle avait un rendez-vous urgent chez sa couturière Mme Eloffe, lui fit jurer d’assister au bal qu’elle et sa mère comptaient donner prochainement. « … Et ne vous avisez pas de me rejouer le tour de la Pradera de San Isidro ! J’ai promis à mes amies de leur montrer le célèbre Gerfaut, l’amoureux de la princesse indienne, et je ne veux pas être ridicule… » Puis, sans même prendre le temps de respirer, elle disparut dans un tourbillon de gaze et de rubans rose tendre.
Quant à Antoinette, qui régnait sur un salon plein d’insupportables bavardes, elle lui offrit une tasse de thé à l’anglaise tout en gémissant sur les incommodités et douleurs que lui causait son logis actuel qu’elle jugeait mesquin.
— Cela ne peut durer. Thérésia tient à donner un bal et c’est impossible ici. Nous aurions l’impression de donner à danser chez la concierge ! Aussi ai-je écrit à mon époux pour qu’il vienne, toutes affaires cessantes, constater l’état lamentable où nous sommes réduits, les enfants et moi, et qu’il nous sorte de ce taudis !…
La cause était entendue. Préférant ne pas insister et plaignant de tout son cœur François Cabarrus, Gilles laissa Antoinette à son « taudis » qui se présentait pour l’heure présente sous les aspects d’un salon aux boiseries claires, plein de fleurs et d’invités élégants, ouvert sur un jardin ombreux et fleurant bon le thé frais et les pâtisseries vanillées. Il rentra à Versailles, furieux.
Comment avait-il pu être assez stupide pour espérer trouver de l’aide auprès de deux pécores uniquement préoccupées de leur entrée dans la bonne société parisienne et dont les pensées les plus élevées ne dépassaient pas la mesure d’une contredanse ou l’échafaudage d’une coiffure ? Une chose était certaine : bal ou pas bal, à aucun prix il ne reviendrait dans cette maison ! Le rôle de bête curieuse qu’on lui imposait en était venu à l’exaspérer et plus encore ce personnage de don Juan iroquois qui faisait pâmer les belles désœuvrées en quête de sensations nouvelles !… C’en était fini, pour lui, de l’ère des salons !
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