Et puis on lui avait défendu de chercher Mlle de Saint-Mélaine mais on n’avait rien dit de Mlle de Latour…
Le décor du quartier avait changé avec le jour. Le théâtre éteint semblait mort ; par contre les ouvriers avaient repris possession de leurs échafaudages et chantaient sous le ciel bleu où, très haut, filait le vol rapide des hirondelles. Toutes les fenêtres ouvertes montraient les servantes au travail armées de plumeaux et de chiffons ; certaines s’intéressant davantage d’ailleurs à ce qui se passait dans la rue qu’à leur ouvrage. D’autres, un grand panier à chaque bras, allaient vers le marché Saint-Germain ou en revenaient, trottant sous le poids des carottes, navets, poireaux, choux, salades et grosses pêches duveteuses dont débordaient leurs osiers. Beaucoup d’entre elles jetaient un coup d’œil rapide sur le cheval et le cavalier, certaines se retournaient. Or Gilles souhaitait pouvoir s’arrêter sans attirer l’attention.
La chance le servit quand il atteignit la petite rue des Fossoyeurs 3 où il y avait grand concours de monde devant une maison d’assez belle apparence dont les volets clos et les tentures funèbres disaient assez qu’il y avait là un enterrement. Personne ne prit garde à ce jeune officier qui attachait son cheval à l’anneau d’une maison voisine, se mêlait un instant à la foule juste assez pour apprendre qu’il s’agissait d’un sculpteur connu nommé François Vernet et s’éclipsait discrètement pour remonter vers le Petit Luxembourg.
Il n’avait pas de plan précis. Il voulait seulement voir de plus près et en plein jour la maison où vivait Judith… Peut-être aurait-il la chance de l’en voir sortir pour aller à une messe, par exemple à Saint-Sulpice ou au couvent voisin…
Il attendit une grande heure sans que la jeune fille parût. La demeure du comte de Provence était étrangement tranquille et silencieuse. À l’exception des sentinelles qui montaient aux portes leur garde imperturbable, rien n’y bougeait ; toutes les fenêtres sur la rue étaient closes.
Soudain, Gilles vit paraître une femme d’un certain âge vêtue comme une servante de grande maison d’une robe de soie noire sur laquelle un trousseau de clefs pendait. Un élégant bonnet garni de rubans noirs coiffait les cheveux gris et soignés de cette femme qui tenait sous le bras un livre de messe.
Elle semblait pressée mais comme elle traversait la rue de Vaugirard en venant droit sur le jeune homme, celui-ci n’y tint plus : mettant le chapeau à la main, il la salua avec une grande politesse :
— Pardonnez-moi de vous arrêter car vous semblez pressée, Madame, mais vous me voyez dans un grand embarras et je ne vois que vous qui puissiez m’en tirer…
Un coup d’œil inquisiteur et un sourire malicieux sortirent de sous le bonnet de dentelle
— Je n’aurais jamais cru pouvoir être d’un si grand secours aux armées de notre bon roi, fit-elle.
— Pour les armées je ne sais pas mais pour moi j’en suis certain. Vous appartenez, j’imagine, à la maison de Madame ?
— La belle devinette ! Vous venez de m’en voir sortir !
— Soyez indulgente, je vous en prie, et ne me rendez pas la tâche trop difficile. Je voudrais savoir des nouvelles d’une personne qui habite elle aussi cette maison… une personne qui me touche de très près.
— À votre choix, Monsieur, j’imagine, moi, que cette personne est jeune et jolie ! Nous n’en avons pas tellement ici. Me ferez-vous la grâce de me confier son nom ?
— Mlle de Latour.
— Ah !
Ce « ah ! » était si bref que Gilles s’inquiéta.
— Vous la connaissez au moins ?
— Je la connais… Avez-vous oublié… que je vous ai dit mon désir d’avoir de ses nouvelles ?
— Nullement : elle se porte à merveille !
— Madame, Madame, fit le jeune homme au supplice, vous me torturez à plaisir ! Ces nouvelles, je souhaite de tout mon cœur les entendre de sa bouche. Ne pouvez-vous me conduire à elle ? Je n’ai, je vous le jure, que d’excellentes intentions. Je me nomme Gilles de Tournemine et je suis l’un de ses cousins.
Cette fois la dame se mit à rire.
— C’est ce que disent tous les amoureux du monde quand ils souhaitent approcher l’objet de leur flamme ! Je ne doute pas, Monsieur le Lieutenant, que vous ne soyez homme d’honneur, cela se lit dans vos yeux, mais je doute que vous soyez un cousin de Mademoiselle Julie. Cela dit, je ne peux absolument pas vous conduire à elle.
— Oh ! Pourquoi ?
— Parce que c’est impossible !
— Mais la raison…
— … est toute simple : Mlle de Latour n’est plus là. Elle a quitté le palais ce matin de bonne heure avec un sien parent, qui doit d’ailleurs être un peu le vôtre, non ? ajouta-t-elle avec un sourire moqueur. Avez-vous de la famille en Italie ?… Non, vous n’en avez pas, c’est écrit sur votre figure ! Eh bien, je ne peux vous dire que ce que j’ai appris moi-même : un seigneur italien est venu la chercher de la part de sa tante qui la demandait d’urgence. Mon Dieu ! ne faites pas cette tête-là, jeune homme ! Il n’est rien arrivé de mal à Julie, je vous en réponds ! ajouta-t-elle en voyant le visage de Gilles se décomposer sous la pluie d’une colère. Ce damné Cagliostro l’avait joué comme un enfant ! C’était lui, bien entendu, qui pour être bien certain que Gilles ne retrouverait pas celle qu’il aimait était venu la chercher dès l’aube. Et pour l’emmener où ? Presque machinalement il murmura :
— Savez-vous où elle est allée ?
— Chez sa tante, j’imagine !… Non, ne croyez pas que je veuille me moquer. Je vois que vous avez de la peine et je voudrais sincèrement vous aider. Vous ne connaissez pas cette tante, bien entendu ?
— Non. Mais vous, Madame, vous savez peut-être son nom… et où elle demeure ?
La dame aux rubans noirs ne répondit pas. Elle semblait soucieuse, tout à coup. Prise peut-être entre la sympathie que lui inspirait visiblement le jeune homme et un sentiment moins évident qui pouvait être la crainte, elle tirait nerveusement sur ses mitaines en se mordillant les lèvres. Ce fut la sympathie qui l’emporta.
— C’est la baronne de Saint-Ange, jeta-t-elle brusquement. Julie l’appelle sa tante mais elle ne l’est pas vraiment : une cousine éloignée de sa mère, simplement.
— Et elle habite ?
— À Argenteuil. Mais n’y allez pas car vous ne la trouverez pas. Elle est partie il y a huit jours pour ses terres de Savoie. Voyez-vous, jeune homme, il se trouve que je connais Mme de Saint-Ange depuis longtemps. Je l’ai connue à Turin lorsque son défunt mari servait le duc Victor-Emmanuel III père de Madame et de la comtesse d’Artois. C’est même grâce à moi si sa nièce est entrée dans la maison.
— Mais alors… elle est partie pour la Savoie ?
— Peut-être… Je n’en sais rien. C’est possible… mais je ne crois pas ! Et ne me demandez pas pourquoi, ajouta-t-elle avec un début de colère, car je ne vous le dirai pas. Simplement je vous devine prêt à bondir sur n’importe quel cheval et à galoper à bride abattue jusque là-bas. Croyez-moi, vous y feriez chou blanc tout autant qu’à Argenteuil.
— Je vois…
Il hocha la tête, envahi par un amer chagrin. Le fil fragile qu’il avait eu tant de peine à retrouver venait de casser net entre ses mains. Où chercher à présent, où aller ? Au fond de quelle retraite cachée le maudit médecin avait-il emmené la jeune fille et pourquoi ? Était-il reparti avec elle pour Bordeaux ? Fallait-il aller jusque-là ? Et quels étaient donc les noms de ces hommes qui, là-bas, patronnaient le médecin et dont avait parlé, cette nuit, le cardinal ?… Sa mémoire brouillée par la peine lui faisait à présent défaut…
Avec un soupir, il recula d’un pas, salua.
— Pardonnez-moi, Madame, de vous avoir importunée. Et merci de m’avoir répondu.
— Vous ne m’avez pas importunée, dit-elle avec beaucoup de gentillesse cette fois et je voudrais vous aider. Vous m’avez dit vous appeler… Tournemine, je crois ?
— En effet !…
— Eh bien quand Mlle de Latour reviendra… ou quand elle fera savoir de ses nouvelles, je vous enverrai un petit mot d’écrit à l’hôtel des Gardes du Corps. Je suis Madame Patri, première femme de chambre de Madame. Maintenant, sauvez-vous et laissez-moi aller à mon enterrement. Sinon j’arriverai à la fumée des cierges…
Légère et gracieuse en dépit de son âge, elle s’éloigna dans le bruissement léger de ses robes poursuivie par le « Merci » chaleureux que lui lançait le jeune homme. Il la vit se fondre dans les derniers rangs de la foule qui s’écoulait lentement en direction de l’église Saint-Sulpice dont les cloches sonnaient le glas depuis un instant. Bientôt, il n’y eut plus dans la rue que Merlin attaché à son anneau.
Le cœur lourd, Gilles alla le rejoindre. Malgré la promesse de Mme Patri, la confiance ne lui revenait pas. Quelque chose lui disait que Judith ne reparaîtrait pas de sitôt au Luxembourg si elle y revenait jamais. Elle était mêlée à une histoire si sombre ! Et comment savoir quel rôle exact elle y jouait aux mains de cet homme dont il comprenait maintenant que l’on eût envie de le tuer…
Et Gilles de Tournemine, qui n’avait jamais regretté d’avoir porté secours à son semblable, se mit à regretter de tout son cœur d’avoir, la nuit précédente, tiré ce Cagliostro des mains de ses agresseurs…
Il n’avait plus qu’à regagner Versailles pour y reprendre le fil monotone de sa vie en espérant seulement un miracle…
1. Jurats de la ville de Bordeaux qui protégeaient alors Cagliostro. Celui-ci habitait l’hôtel du marquis de Canolle.
2. Les archives de France occupent actuellement l’hôtel de Soubise et son complément l’hôtel de Rohan.
3. Actuelle rue Garancière.
CHAPITRE X
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