— Qu’est-ce que vous êtes mignon tout de même ! s’exclama-t-elle. Revenez quand vous voulez ! Et attendez ! j’vais vous ouvrir le portail ! Grimpez plutôt sur votre beau cheval que j’vous voie dessus !…
Pour faire plaisir à la brave femme, Gilles s’offrit le luxe de faire un peu de spectacle, sauta en selle en voltige, fit exécuter à Merlin quelques courbettes, un peu de pas espagnol sous les applaudissements enthousiastes de son public puis, sur un dernier salut, franchit d’un air d’empereur la porte qu’elle lui tenait ouverte… juste à temps pour voir sortir d’une des maisons voisines certain magnifique chapeau anglais qui lui rappela quelque chose en même temps qu’il constatait avec plaisir que les cadavres de la nuit avaient été enlevés.
Sur le point de piquer des deux en direction de la Bastille, il retint son cheval pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. Mais c’était bien l’élégant secrétaire de la comtesse de La Motte qui, une badine sous le bras et très occupé à introduire ses mains dans une admirable paire de gants beurre frais, venait d’apparaître avec la mine reposée de l’homme qui sort de chez lui après une bonne nuit et s’arrête un instant au seuil de sa maison pour humer l’air frais du matin avant de se diriger vers ses occupations quotidiennes.
Il aperçut Tournemine au moment précis où celui-ci l’apercevait. Or, la vue de ce cavalier sortant de l’hôtel Ossolinski parut lui causer un choc. Une expression d’abord étonnée puis franchement scandalisée s’étendit sur son visage blond et bien rasé. Achevant précipitamment d’ajuster ses gants, il agita sa badine d’un air vaguement menaçant puis prit d’un pas nerveux la direction de la rue Saint-Gilles.
Cette étrange attitude laissa Gilles perplexe. Le beau secrétaire ne le connaissait pas, ne pouvait pas le connaître. Leur brève rencontre à la sortie des Trianons, l’autre soir, n’avait pas pu lui laisser une impression ineffaçable puisqu’il ignorait qu’alors Gilles était attaché aux pas de sa maîtresse. Alors, pourquoi diable faisait-il une tête pareille en le voyant sortir de cette maison ? À moins que ce ne soit, justement, parce que c’était de cette maison-là qu’il sortait. Était-ce simplement parce qu’il la savait inoccupée ou bien parce qu’il n’ignorait rien de ce qui s’était passé devant la porte dans la nuit ?
Tout en faisant prendre à Merlin un petit trot allègre à travers le trafic matinal de la rue Saint-Louis où les cris des marchands ambulants semblaient répondre à la chanson du rémouleur installé au coin de la rue Saint-Anastase, le chevalier se prit à penser que tout ce petit monde qui s’agitait aux abords de l’enclos du Temple avait un bien étrange comportement… Et, soudain, son esprit s’arrêta sur ce mot « Temple » qui venait de traverser sa pensée. D’un seul coup la voix géante qui, du fond de son rêve rétrospectif, avait proféré, contre les lys de France, une si terrible malédiction, gronda de nouveau à son oreille, accentuant l’impression de malaise qu’il avait éprouvée en apercevant le secrétaire. Qu’était donc venu faire cet anathème à l’échelle d’un royaume au milieu de la vie, apparemment sans importance, d’un soldat de fortune né dans la honte et que rien ne semblait destiner à mêler son humble fil aux broderies somptueuses des destins royaux ?…
Il était impossible de répondre à pareille question. Et puis dans le beau soleil matinal qui dorait Paris les ombres de la nuit perdaient de leur puissance. Enfin, Gilles ne voulait, à cette heure, s’occuper que de lui-même et de celle qu’il aimait : avant tout retrouver Judith, même si elle avait choisi de s’appeler Julie, même et surtout si elle était mêlée à d’étranges et dangereux agissements… Il savait bien qu’il avait au cœur assez d’amour et assez de détermination pour l’arracher au complot dont il découvrait chaque jour un peu des méandres obscurs. Que ce complot soit éventé et, comme d’habitude, ce ne serait pas le principal coupable qui porterait la responsabilité mais bien ceux qui l’auraient aidé et qui n’avaient pas la chance d’être nés sur les marches d’un trône…
Le jeune homme n’eut aucune peine à se faire indiquer l’hôtel de Rohan-Strasbourg où habitait le cardinal 2. Mais ce matin la chance n’était pas avec lui : lorsqu’il arriva rue des Francs-Bourgeois, ce fut pour y apprendre que Son Éminence avait quitté Paris aux premières lueurs de l’aube sans daigner indiquer où elle se rendait. Était-ce sa terre de Coupvray, était-ce son évêché de Strasbourg ? Il fut impossible de tirer la moindre indication d’un portier obstiné à demeurer incorruptible.
Il ne restait plus à Gilles, déçu et furieux, qu’à chercher dans une autre direction mais le Diable seul savait dans laquelle ! Fallait-il aller à Bordeaux ?… Ce Cagliostro paraissait bien trop malin pour cela…
Mais après tout, tant qu’il savait où trouver Judith, qu’avait-il besoin de courir après le sorcier ? Il est vrai que, enfermée derrière les murs sombres du vieux palais des Médicis, elle était à peu près aussi inaccessible, aussi lointaine qu’une habitante d’une autre planète. Qu’elle y fût en danger s’il essayait de l’en arracher, cela, Gilles voulait bien le croire même si son amour s’en révoltait.
Il commençait à comprendre que la fréquentation des grands de ce monde est plus souvent génératrice de peine et de douleur qu’une obscure existence, surtout pour les cœurs purs, et il souhaitait passionnément, à cette heure, retrouver avec Judith l’obscurité dont, adolescent, il avait tant désiré sortir.
Jadis il avait rêvé d’emporter Judith jusqu’aux rives sauvages d’Amérique pour y recommencer une vie en fondant avec elle une nouvelle dynastie de gerfauts. À présent c’était au cœur du vallon de La Hunaudaye, à l’abri des vieilles tours que la forêt enveloppait comme un manteau, qu’il souhaitait l’emmener, loin du bruit des Cours, loin des ambitions des hommes… loin de ses propres ambitions parce qu’un jour de bonheur auprès de Judith lui semblait à présent infiniment plus précieux qu’une année entière sous les lambris dorés de Versailles…
L’heure cependant n’était pas encore aux rêves. Affamé et désireux de faire un peu de toilette, le chevalier prit la direction de l’hôtel d’York où il était certain de trouver, auprès de Nicolas Carton, tout ce dont il pouvait avoir besoin.
Par la place de Grève il gagna le Pont-Neuf et sa foire permanente qui avait toujours le privilège d’amuser en lui l’adolescent encore si proche.
C’était le seul pont qui ne fût pas transformé en rue par la double rangée de maisons qui chargeait tous les autres. Celui-ci ressemblait davantage à un jardin grâce aux étalages des fleuristes et des marchands de fruits qui débordaient jusque sur la chaussée. Mais on y trouvait bien d’autres choses encore aux éventaires de plein vent : des ravaudeuses et des fripiers, des cordonniers et des marchands de rubans, des gargotiers qui mijotaient dans d’énormes marmites une inquiétante cuisine, des cireurs de bottes et des tondeurs de chiens, des charlatans qui vous arrachaient une dent au son d’une musique assourdissante ou vous vendaient des élixirs capables de guérir aussi bien de la vieillesse que des cors aux pieds. Une étonnante kermesse quotidienne.
Ce matin Paris semblait de bonne humeur. L’orage de la nuit l’avait lavé de frais. Et puis, les nouvelles que les chalands descendus de Montereau dans la nuit avaient apportées étaient bonnes. Elles disaient que les récoltes seraient superbes, qu’il y aurait du pain pour tous et en abondance, que les prix n’en seraient point trop élevés…
Tandis que le jeune homme guidait son cheval à travers le pittoresque déballage des marchands en répondant d’un sourire à l’invite d’une poissarde ou au clin d’œil d’une fille, son regard fut attiré par le plumail rouge flottant sur le chapeau d’un grand gaillard qui portait l’uniforme blanc à plastron rouge du régiment de Soissonnais. C’était un sergent recruteur et il était au travail car sa main gauche reposait sur l’épaule d’un jeune homme de seize ou dix-sept ans, tandis que dans sa main droite il faisait sauter négligemment une bourse de cuir qui semblait confortablement garnie.
La voix sonore de l’homme s’entendait de loin mais ce qu’il disait n’intéressait personne car lui et ses pareils n’étaient pas rares sur le pont et, en outre, n’importe quel Parisien un peu au fait des choses aurait pu débiter son boniment sur la gloire et le plaisir que l’on trouvait à servir le Roi, sur l’élégance de l’uniforme, son pouvoir sur les filles, l’excellence de la cuisine des armées et les hauteurs extravagantes de la paie. Mais le jeune garçon pour lequel le sergent se mettait ainsi en frais ne semblait pas disposé à se laisser convaincre. Il secouait la tête avec un sourire gêné, faisant des efforts timides pour échapper à la lourde patte rivée à son épaule. Gilles l’entendit balbutier :
— J’aimerais bien, monsieur le sergent, mais je ne peux pas… Il faut que je m’occupe de ma sœur. Elle n’a que moi au monde et vous voyez bien qu’elle est infirme.
En effet, accrochée à l’autre bras du jeune homme, une fillette de quatorze ou quinze ans suivait avec des yeux pleins d’angoisse le dialogue des deux hommes. Elle avait un visage doux, assez joli mais trop pâle, une épaule plus haute que l’autre et elle boitait visiblement.
— Tu t’occuperas bien mieux d’elle quand tu lui enverras une partie de ta solde. Elle pourra rester tranquillement chez elle, peut-être même avoir une servante… T’as pas idée de tout ce que tu pourras arriver à gagner avec nous ! Qu’est-ce que c’est ton métier ?
— Mon métier ? J’en ai pas… Je gagne ma vie et la sienne en faisant le portefaix…
— Et tu fais la fine bouche ? Sacré tonnerre, mon garçon, le fourniment du soldat en campagne est deux fois moins lourd qu’une bille de bois ou un sac de sable. Tu peux dire que t’as une vraie chance de m’avoir rencontré ! Tiens, on va aller boire un pot au cabaret, c’est moi qui régale. Et puis tu me signeras un papier…
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