Les événements plus proches reparaissaient eux aussi ; des visages souriants fleurissaient la trame serrée du souvenir, des visages de femmes qui étaient ceux de Maria-Luisa, de Cayetana, de la mystérieuse comtesse dédoublant celui de Judith, celui de la Reine aussi. Des visages d’hommes surgirent aussi : le comte de Provence sortant des bois obscurs de Trianon, Fersen, avec un œil au beurre noir, et enfin l’étrange médecin italien…

Mais à mesure que le rêve déroulait ses brumes transparentes, l’évocation se faisait pénible, douloureuse comme si une fatigue nouvelle accablait le dormeur et comme si les portes de sa mémoire s’efforçaient vainement de se refermer.

Enfin, tout se fondit en un maelström d’éclairs et de taches colorées plongeant vers d’insondables abîmes habités par les ténèbres du temps du fond desquelles une voix s’élevait, absurde et menaçante, une voix qui criait : « Le Sceptre a frappé le Temple mais le Temple à son tour frappera le Sceptre qui tombera dans la boue et dans le sang ! Malheur aux Lys de France et à ceux qui les servent ! Malheur aux Lys de France et à ceux qui les servent ! Malheur aux Lys… »

Et puis il n’y eut plus rien qu’une profonde eau noire, tiède et caressante au sein de laquelle Gilles se laissa porter bienheureusement, délivré…

Un rayon de soleil matinal filant dans l’interstice des épais rideaux de soie rayée vint frapper les paupières du chevalier qui battirent et clignotèrent. Il se frotta les yeux, bâilla largement et, cherchant à se soulever sur un coude, se retrouva étendu de tout son long sur le tapis au pied de l’étroit canapé sur lequel il était étendu précédemment, jurant comme un diable.

Vivement relevé, il s’étira, regarda autour de lui et constata qu’il était revenu dans la bibliothèque où la veille le médecin italien l’avait reçu. Mais il n’y avait plus aucune trace de leur souper ou même d’une présence quelconque. La pièce, à l’exception des bottes du jeune homme disposées devant un fauteuil et de son habit étalé sur le dossier du même fauteuil, était dans un ordre parfait. Aucun bruit ne se faisait entendre.

Gilles alla tirer les rideaux, laissant le soleil inonder toutes choses. Il vit que les fenêtres donnaient sur un petit jardin mal entretenu où les églantines qui avaient remplacé les anciens rosiers couraient dans les herbes folles avec des grâces de ronces sauvages jusqu’à un mur couvert de lierre derrière lequel foisonnaient de grands arbres.

Le bruit d’une porte qui s’ouvrait le fit se retourner et il vit apparaître une grosse femme en bonnet et tablier, armée d’un balai, d’un plumeau et d’une pelle qui, en l’apercevant, commença par pousser un cri puis lâcha d’un coup tout son attirail qui se répandit sur le sol.

— Par tous les saints du Paradis ! Qu’est-ce que vous faites là ? Et d’abord qui vous êtes ?

— Comment cela qui je suis ? Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, ma bonne femme ! Voulez-vous dire à Monsieur le Comte de Cagliostro que j’aimerais le saluer avant de partir… et que je ne refuserais pas une tasse de café !

— À qui ?

— À votre maître, enfin ! À Monsieur de Cagliostro.

— Mais qui c’est ça ?

Quand il ne s’agissait pas d’une embuscade ou de son service la patience n’était pas la vertu majeure du chevalier. Il commença par enfiler ses bottes pour mieux asseoir sa dignité, réendossa son habit, rajusta sa perruque et vint se camper devant la servante qui avait, à tout hasard, ramassé son balai, peut-être dans l’intention de s’en servir contre l’intrus.

— Essayons de nous entendre. Cette maison appartient bien au comte Ossolinski ?

— Oui. Autant dire à un fantôme parce qu’il n’y vient jamais.

— C’est bien possible mais vous n’ignorez pas, j’imagine, que le comte Ossolinski laisse la disposition de sa maison à son ami le comte de Cagliostro lorsque celui-ci vient à Paris ?

— Mais encore une fois, mon gentilhomme, qui c’est celui-là ? J’en ai jamais entendu parler.

— C’est impossible, voyons ! Le comte m’a reçu hier soir ici même… Il m’a même offert à souper. Allez me chercher le concierge !

— Quel concierge ? Y a des mois que cette maison est vide.

— Mais vous ? Qui êtes-vous ?

— Moi ? Je suis la veuve Radinois. J’habite tout à côté dans la rue Saint-Anastase. Feu Gratien Radinois, mon défunt, était payé par Monsieur le comte Ossolinski pour venir ouvrir les fenêtres et faire un peu de ménage toutes les semaines et comme l’argent arrive toujours depuis sa mort, je continue à sa place. Mais, sur la croix de ma pauvre défunte mère, je jure que j’ai jamais entendu parler de votre comte… Machin, ni d’un concierge d’ailleurs !

— Essayez de vous souvenir ! un grand gaillard, un étranger. Il doit être polonais, j’imagine…

— Jamais vu, jamais entendu ! affirma péremptoire la veuve Radinois. Quand Monsieur le Comte vient à Paris, il amène tout son monde avec lui et ça lui est pas arrivé depuis une bonne pièce de cinq ans ! Notez que, s’y veut prêter sa maison à des amis, j’y vois rien contre. Probable qu’il a dû lui donner une clef à votre comte… Chose ! Il a pas pu passer à travers les murs. Seulement Monsieur le Comte y pourrait me le faire savoir. Ça serait honnête ! Et maintenant qu’est-ce qu’on fait, mon gentilhomme ?

— Rien du tout ! Ou plutôt si ! Faites votre ménage comme si de rien n’était. Moi, je m’en vais voir si je peux retrouver mon hôte d’hier soir. Mais auparavant…

Tout en parlant, il se dirigeait vers le fond de la bibliothèque, ouvrait la petite porte donnant sur le cabinet tendu de noir et reculait avec une exclamation de surprise : il n’y avait plus trace de tentures noires, de fauteuils de velours ni de table à objets d’argent. Ce qu’il découvrait c’était un réduit aux murs nus où il n’y avait rien qu’une pile de vieux livres posés à même le sol et une petite échelle de bibliothèque. Rien ne restait de l’inquiétant décor de la nuit précédente…

Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur ce nouveau mystère. La voix de la veuve Radinois le rappelait :

— Dites voir, mon gentilhomme, ça serait pas des fois pour vous, ça ?

— Où avez-vous trouvé cela ? dit-il en prenant la lettre qu’elle lui tendait.

— Là, sur la cheminée. Y a quelque chose d’écrit, mais, pour rien vous cacher, j’ai jamais appris à lire ! Mon défunt lui savait. C’était un homme qu’avait de l’instruction. Le curé de l’église Saint-Louis-des-Jésuites y disait même que s’il avait voulu…

Mais Gilles ne s’intéressait pas aux dons intellectuels de feu Radinois. La lettre était bien pour lui comme l’indiquait son nom tracé en grandes lettres énergiques sur le pli et elle était aussi brève qu’inquiétante :

« Ne cherchez pas à retrouver Mademoiselle de Saint-Mélaine pour le moment. Ce serait mettre inutilement sa vie en danger… »

C’était à n’y rien comprendre ! Avec un geste de colère, il fourra la lettre dans sa poche, chercha son chapeau qu’il enfonça sur sa tête et se dirigea vers la porte.

— Dites voir, mon gentilhomme, fit la veuve qui, les poings sur ses hanches rebondies, observait chacun de ses mouvements avec son plus gracieux sourire. Des fois que ça vous chanterait de revenir coucher ici, dites-le-moi : je vous préparerai une chambre. Ça sera toujours mieux qu’un canapé et puis, les beaux militaires, moi, j’aime ça ! J’habite au 2, rue Saint-Anastase…

Mais Gilles n’avait aucune envie de revenir dans cette maison, du moins avec la bénédiction de la veuve Radinois. Il la remercia néanmoins, toucha son chapeau et sortit pour se mettre à la recherche de l’écurie en priant le Seigneur pour que son beau Merlin ne se soit pas évanoui en même temps que le médecin italien, le concierge polonais et les phantasmes de la petite pièce noire.

Crainte vaine ! L’irlandais était bien là, confortablement installé dans l’unique stalle propre et aménagée d’une vaste écurie, son harnachement accroché au mur. Il hennit de joie en apercevant son maître et tourna vers lui sa tête intelligente pour aller au-devant de la caresse qu’on ne lui ménagea pas.

— Tu as beau être un grand bonhomme de cheval, marmotta Gilles tout en commençant à le seller, ce n’est tout de même pas toi qui as fait ta litière, garni ta mangeoire et qui t’es à la fois étrillé et dessellé tout seul ! Comme je ne pense pas que ce soit ton ange gardien, il faut bien que quelqu’un s’en soit chargé ! Ou alors c’est moi et je suis somnambule, sujet aux visions par-dessus le marché ! Bon sang ! ajouta-t-il en ajustant fermement les sangles sous le ventre de l’animal, si seulement tu pouvais parler, tu pourrais au moins me dire que je ne suis pas fou ! D’ailleurs, il y a cette lettre… Ce damné sorcier connaît Judith bien mieux qu’il ne veut l’admettre. Sinon comment saurait-il son véritable nom ?…

Il s’arrêta brusquement, traversé par une idée. Il y avait quelqu’un qui pouvait lui assurer que tout cela n’était pas un songe et c’était l’illustre visiteur qu’il avait aperçu par la fente de la porte. On ne ment pas quand on est Rohan, c’est-à-dire prince et breton, et quand on est cardinal par-dessus le marché. Évidemment, il était peut-être difficile à un simple Garde du Corps d’aller interroger sur ses amitiés secrètes et ses expéditions nocturnes un Grand Aumônier de France.

— Il peut tout de même, sans en être offensé, me donner l’adresse de son sorcier ! marmotta Gilles. Il ne va quand même pas m’excommunier pour le lui avoir demandé. Et puis, on verra bien !…

Tirant Merlin après lui, il sortit dans la cour. La femme de ménage l’y avait précédé.

— Ah ! Parce que vous avez aussi un cheval qu’a couché là lui aussi ? Faut dire qu’un cavalier sans cheval…

— … Ce n’est que la moitié de lui-même ! Mes hommages, Madame Radinois, ajouta-t-il en lui offrant, avec son plus étincelant sourire, un salut qui la fit rougir jusqu’aux oreilles et plonger dans une révérence éperdue.