Les yeux étincelants du médecin s’attachèrent, impérieux, à la figure, brusquement rougie, du chevalier qui sourit, s’efforçant de lutter assez maladroitement contre la gêne qu’il éprouvait.
— Ai-je dit Judith ? La langue m’aura fourché.
— Non. La langue ne vous a pas fourché. Vous avez dit Judith en pleine connaissance de cause, parce que, en effet, vous la connaissez depuis longtemps… très longtemps même ! Sans doute en savez-vous, sur elle, beaucoup plus long que moi !
Le ton aimable et bon enfant du médecin avait changé. Une vague menace s’y faisait sentir et Gilles eut la brusque sensation que l’apparence souriante, le charme de cet homme cachait quelque chose d’infiniment plus redoutable. En même temps une crainte lui vint : sa parole imprudente n’avait-elle pas fait naître un danger autour de celle qu’il aimait ?… Le regard de Cagliostro devenait proprement insoutenable…
Le tintement de la cloche extérieure éloignée de toute la largeur de la cour l’en débarrassa et le dispensa de répondre. Le médecin avait tressailli et se détournait de lui, sourcils froncés.
— Qui peut venir ici à cette heure ? murmura-t-il entre ses dents.
Le gigantesque concierge entra presque aussitôt et vint dire quelques paroles à l’oreille de son maître qui eut un haut-le-corps puis, se précipitant vers Gilles, le saisit par le bras pour l’entraîner au fond de la pièce où se voyait une petite porte, non sans rafler au passage un chandelier allumé.
— Vite ! entrez ici et ne vous montrez pas !… Un visiteur inattendu ! Ce ne sera pas long.
— Je n’ai aucune envie de vous déranger, protesta Tournemine. D’ailleurs je ne devais pas rester longtemps. Dites à votre domestique de m’amener mon cheval et je vous laisse…
— Il n’en est pas question ! Nous avons encore à parler. Vous êtes décidément un personnage beaucoup plus intéressant que je ne l’imaginais…
— Mais enfin, Monsieur…
La protestation était vaine. D’une main devenue soudain aussi dure que le fer Cagliostro avait introduit son hôte dans un cabinet assez étroit, déposé son chandelier sur une table couverte d’un tapis de velours noir et était déjà ressorti refermant soigneusement la porte derrière lui. Si soigneusement même que le jeune homme crut bien avoir entendu une clef tourner dans la serrure. Outré, il s’élança contre le vantail mais cela tenait bon et, à la réflexion, il maîtrisa l’impulsion qui lui venait de se libérer par n’importe quel moyen. Il serait peut-être intéressant d’essayer de voir qui pouvait être le visiteur inattendu.
À bien examiner la porte il s’aperçut d’une assez longue fente dans le bois, étroite bien sûr, mais qui, en y collant l’œil, permettait d’apercevoir une fraction suffisante de la bibliothèque pour distinguer à la fois le médecin italien et le personnage qui venait d’entrer.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années, très beau de visage et d’aspect imposant dans un habit de soie noire éclairé d’un jabot et d’admirables manchettes de dentelle. De beaux cheveux gris argent, coupés assez court, bouclaient autour d’une calotte ronde comme en portent les prêtres mais cette calotte était de pourpre et Gilles connaissait trop la hiérarchie ecclésiastique pour ne pas comprendre qu’il avait affaire à un prince de l’Église, devant lequel d’ailleurs Cagliostro s’inclinait très bas.
— Ainsi, dit le nouveau venu d’une voix douce et bien timbrée, mon secrétaire, Ramón de Carbonnières, qui vous a vu ce soir sortir de chez la charmante comtesse, ne s’est pas trompé ! Vous êtes bien à Paris, mon cher sorcier… et vous n’êtes point chez moi ! Savez-vous que je pourrais m’en montrer offensé ?
— Votre Éminence aurait grand tort, car lorsque je me suis présenté chez elle, on m’y a dit qu’elle se trouvait sur sa terre de Coupvray.
— La belle affaire ! Quelques lieues ! Ne pouviez-vous me rejoindre, ou encore m’envoyer prévenir ? Et d’ailleurs, pourquoi ne pas avoir annoncé votre passage ? Vous savez combien j’ai besoin de vous. Voilà des mois que je vous supplie de venir vous installer à Paris et que vous vous obstinez à demeurer chez ces robins de Bordeaux ! Que représentent un chevalier de Rolland, un marquis de Canolle même 1 quand un Rohan a besoin de vous ? Que sont-ils pour que vous restiez ainsi à leur disposition ?
Du fond de son cabinet Tournemine ne put s’empêcher de penser que cette éminence, qui ne pouvait être que le Grand Aumônier de France, le prince Louis de Rohan, cardinal archevêque de Strasbourg, avait tout l’air de faire une scène de jalousie à l’Italien et sa curiosité s’en accrut. Quel était donc ce médecin inconnu qu’un prince du sang appelait secrètement auprès de lui et qu’un Rohan suppliait avec des inflexions de maîtresse délaissée, cet homme qui se disait l’ami de Judith ? Son étonnement grandit encore en entendant s’élever de nouveau la voix cuivrée de Cagliostro car elle s’était chargée d’une sévérité parfaitement incompréhensible, celle du maître envers l’élève.
— Mon œuvre auprès des jurats de la ville n’est pas encore terminée et Votre Éminence sait fort bien que je reviendrai vers elle dès que la chose sera possible. Puis-je cependant me permettre de lui demander comment elle a pu savoir que je me trouvais dans cette maison ?
Le cardinal alla s’asseoir avec un soupir de lassitude dans le fauteuil précédemment occupé par Gilles.
— Ramón, qui professe pour vous une immense admiration, a réussi à en arracher l’adresse à la comtesse ! Vous n’allez pas en vouloir, au moins, à cette adorable femme ? ajouta-t-il en voyant se froncer les sourcils de Cagliostro. Apprenant que je venais d’arriver à Paris, elle a dû penser que je serais profondément heureux de vous voir, même un instant. Elle ne sait pas résister au plaisir de donner de la joie à ceux qu’elle aime. Mais, dites-moi, mon cher sorcier, j’ignorais que vous entreteniez de si bonnes relations avec les grands de Pologne ? Cet hôtel n’est-il pas celui du comte Ossolinski ?
— Votre Éminence appartient au monde de la diplomatie. Elle devrait savoir que j’entretiens des relations avec bien des Cours d’Europe, répondit le médecin plus sévèrement encore. J’ajouterai, pour sa documentation, qu’elle serait étonnée si elle pouvait savoir combien de princes, en Asie ou en Afrique, et d’hommes importants en Amérique veulent bien se compter au nombre de mes amis… ou de mes obligés !
— Pardonnez-moi !… Mon Dieu ! Mais je vous ai dérangé affreusement !
Le regard du prince s’était posé sur la petite table où demeuraient deux verres encore à demi pleins et des reliefs de pâté dans les assiettes.
— Votre Éminence ne me dérange jamais, fit Cagliostro froidement. Sa visite est toujours une joie pour moi ou mes amis…
— Les amis que je mets en fuite n’est-ce pas ? Tenez, mon cher, pardonnez-moi doublement… triplement même si cet ami est… une femme ? ajouta-t-il en baissant la voix sur le dernier mot.
Cagliostro s’inclina sans répondre et Gilles n’entendit plus rien car les deux interlocuteurs s’étaient mis à chuchoter mais il put voir le cardinal quitter la pièce peu après en donnant au médecin, dont il serra la main plusieurs fois avec effusion, tous les signes de la plus chaude amitié.
Pour ne pas être pris en flagrant délit d’espionnage, Gilles se détourna enfin de la porte et alla s’asseoir dans l’un des deux fauteuils qui, avec la table où était posé le chandelier, meublaient seuls une pièce qu’il n’avait pas pris le temps de regarder attentivement et dont l’aspect le surprit.
C’était un endroit plutôt funèbre. Les murs, tendus de noir, portaient, découpées en cuivre, des figures étranges qui semblaient toutes graviter autour de deux épées croisées. Noir aussi était le velours qui habillait les fauteuils et la table mais, à mieux considérer ce dernier meuble, Gilles s’aperçut que des objets bizarres y étaient disposés suivant une certaine symétrie : une rose, une croix, un triangle et une très petite tête de mort, le tout ciselé dans l’argent et avec une grande finesse d’exécution. Au centre, le chandelier était posé devant un miroir qui en reflétait la lumière et en doublait l’éclat.
Machinalement, le jeune homme se laissa tomber dans l’un des fauteuils, les yeux fixés sur la flamme qui lui parut tout à coup augmenter d’intensité avec de brefs éclairs réguliers dus au fait que le miroir, inexplicablement, s’était mis à tourner sur lui-même.
Cagliostro était sans doute occupé à raccompagner son visiteur jusqu’à sa voiture. Le silence était profond, feutré. Il agissait insidieusement sur les nerfs à vif de Gilles avec une intense force d’apaisement. Son regard s’était attaché invinciblement au foyer lumineux mais, la fatigue aidant, ses paupières s’appesantissaient d’instant en instant.
Conscient tout à coup d’être en train de s’endormir il tenta de se secouer, de réagir ; mais plus il s’en défendait, plus sa lassitude semblait s’accroître tandis que devenait irrésistible la tentation de céder au sommeil. C’était comme si deux mains, à la fois douces et fortes, pesaient sur ses épaules pour le maintenir dans ce fauteuil dont il avait de moins en moins envie de sortir.
Quelque part, dans les profondeurs insondables de son inconscient, il lui sembla qu’une voix murmurait avec une impérieuse douceur, une voix qui lui ordonnait de dormir, de dormir, de dormir… Le miroir continuait sa lente rotation et Gilles ne pouvait plus échapper à sa fascination. Il n’entendit pas, il ne vit pas l’Italien s’approcher lentement, lentement, derrière le fauteuil les mains étendues devant lui comme pour une conjuration. L’univers bascula pour lui tandis qu’il plongeait dans l’abîme moelleux d’un sommeil plein de songes…
Les paysages et les sensations d’autrefois remontèrent tout à coup des profondeurs de sa mémoire. Il retrouva ces personnages qu’il avait été au cours de sa brève existence. Il fut de nouveau Gilles Goëlo, le petit paysan aux pieds nus des landes de Kervignac, le bâtard mal aimé de Marie-Jeanne, l’élève à la fois nonchalant et révolté du collège Saint-Yves de Vannes, l’amoureux ébloui et plein de rancœur de l’insolente Judith de Saint-Mélaine, le futur prêtre en rupture de séminaire qui, pour courir plus vite vers son destin, avait volé un cheval. Puis le secrétaire de Rochambeau, le petit soldat émerveillé de Royal Deux-Ponts, l’officier d’ordonnance de La Fayette, de George Washington, le coureur des bois compagnon de Tim Thocker, le prisonnier des Iroquois, l’amant passionné de Sitapanoki, la princesse indienne, le combattant glorieux de Yorktown, reconnu, au bord même de la tombe, par l’homme qui lui avait donné le jour, enfin l’officier des Dragons de la Reine et le vengeur désespéré de Judith, condamnée par ses misérables frères à une mort abominable.
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