— C’est trop juste, Monsieur. J’aurais même dû me présenter avant même de franchir le seuil de votre maison ! Je me nomme Gilles, chevalier de Tournemine de La Hunaudaye. Mais vous-même ?…

— Je pourrais vous répondre : je suis celui qui est !… mais je craindrais que la chose ne vous semble un peu difficile à assimiler. Aussi me bornerai-je à vous apprendre le nom sous lequel je suis connu en ce bas monde : je m’appelle Cagliostro, le comte Alexandre de Cagliostro…



1. C’est seulement un an plus tard qu’ils deviendront joailliers de la Couronne. Le titre appartient alors à M. Aubert.

2. Actuelle rue Béranger.

3. Le prince avait alors vingt-sept ans.

4. Actuelle rue de Turenne.

5. Actuel boulevard Beaumarchais.

6. Il y en avait alors une soixantaine réparties dans Paris, mais il s’agissait encore d’une nouveauté.

7. Actuelle place Edmond-Rostand.

8. C’est en 1775 que le comte de Provence reçut le palais du Luxembourg, alors passablement délabré. Voulant une résidence fastueuse, il entreprit d’énormes travaux qui ne furent achevés qu’en 1790. Jusque-là, il s’installa au Petit Luxembourg qu’il louait au prince de Condé moyennant un loyer annuel de 25 000 livres.

9. L’actuel Odéon, inauguré deux ans plus tôt, était alors la seule salle de la Comédie-Française. Deux mois plus tôt, le 24 avril 1784, on y avait donné la première représentation publique du Mariage de Figaro.

CHAPITRE IX

L’ÉTRANGE COMTE DE CAGLIOSTRO

Le nom était de consonance bizarre et convenait bien au personnage, mais ne disait rigoureusement rien au chevalier. Quant à l’homme, en dépit d’une certaine grandiloquence, il était sympathique et même attirant. Aussi Gilles accepta-t-il sans plus de façon le grand fauteuil qu’on lui offrait et dans lequel il se laissa tomber sans pouvoir retenir un soupir de soulagement dont il s’excusa aussitôt.

— Comme vous l’avez si bien deviné, comte, je suis très fatigué. Aussi dès que l’orage se sera un peu calmé, je vous demanderai la permission de me retirer. Je craindrais trop de m’endormir très impoliment sous vos yeux.

— Vous comptez rentrer à Versailles cette nuit ?

— Non. J’avais décidé de loger à l’hôtel d’York, rue du Colombier, où l’on me connaît mais comme je n’ai pas retenu ma chambre il se peut que je doive me contenter d’une écurie. Ce qui n’aurait d’ailleurs aucune importance.

— Vous partirez quand vous voudrez… mais tout de même pas sans avoir partagé avec moi ce pâté et cette bouteille de vin de Champagne. Rien de meilleur pour un organisme fatigué que cette association-là ! Et puis, vous n’avez pas répondu à ma question, tout à l’heure…

Tout en parlant, il attirait près du feu une petite table toute servie, coupait de larges tranches d’un pâté de caille dont la croûte dorée luisait de bonne santé, emplissait deux flûtes translucides d’un pétillant vin couleur d’or pâle, ce qui permit à son invité de constater que l’Italien avait de fort belles mains, admirablement soignées et ornées de diamants et de rubis en quantité peut-être un peu trop importante pour un homme…

— C’est vrai, fit Gilles en acceptant le verre qu’on lui tendait. Vous vous êtes aperçu que je vous suivais et vous m’en avez demandé la raison. Seulement, depuis, vous avez vous-même répondu à votre question puisque vous avez deviné… Dieu sait comment !… que j’étais amoureux ! C’est vrai, je le suis, et de la jeune fille avec laquelle vous avez passé la soirée. Maintenant me direz-vous comment vous pouvez connaître, ne m’ayant jamais vu, ces détails me concernant ?

Cagliostro se mit à rire.

— C’est bien peu de chose ! Votre visage et surtout votre voix m’ont dit que vous étiez breton. Certes, vous êtes beaucoup plus grand que la normale mais vos traits dénoncent la plus ancienne et la plus pure race celte. En outre, sans avoir d’accent, vous avez une façon presque imperceptible d’insister sur les consonnes qui m’a renseigné alors que j’hésitais encore un peu entre Normandie et Bretagne. Vous avez fait la guerre en Amérique, ce n’est pas difficile à deviner, c’est écrit sur votre poitrine. Vous êtes depuis peu à Paris car vous n’êtes pas encore versé dans les habitudes de la Société. Sinon vous sauriez que les goûts bucoliques de la comtesse de Provence et son amour de la discrétion l’ont incitée, sur les voitures dont elle ne se sert pas de façon officielle – par exemple pour ses visites de charité –, à faire peindre une simple rose au lieu de ses armes. Vous êtes célibataire parce qu’on ne court pas les rues la nuit quand, à votre âge, on est marié. Enfin vous êtes amoureux. En effet vous ne pouviez suivre que la personne que j’accompagnais tout à l’heure car pas un instant, lorsque je vous ai remarqué, alors même que nous suivions cette rue, je n’ai imaginé que j’étais l’objet de votre poursuite. Voyez-vous, je suis très peu connu encore à Paris où je viens rarement pour régler quelques affaires. J’habite actuellement Bordeaux où je me suis installé l’automne dernier venant de mes terres napolitaines.

— Vous y êtes tout de même suffisamment connu pour que des hommes s’embusquent dans la porte de votre demeure, vous guettent et vous attaquent…

— Quand je dis que vous ne connaissez pas Paris ! Le comte Ossolinski, maître de cette maison, est un seigneur polonais fort riche et je ne suis pas non plus un misérable. On en voulait à ma bourse, à mes bijoux, ajouta-t-il en étendant avec quelque complaisance ses belles mains chargées de bagues. Maintenant dites-moi ce que je peux faire pour vous car, naturellement, je souhaite ardemment acquitter ma dette envers vous.

— Si ces gens n’en voulaient qu’à votre bourse, comte, la dette n’est pas grande et je vous en tiens quitte si vous me dites, tout simplement, quel genre de relations vous entretenez avec Mademoiselle de… Latour !

— Très paternelles, je vous assure ! Elle est la nièce d’une aimable femme que j’ai eu la joie de soulager de quelques maux fort pénibles lorsque je suis venu, voici trois ans, soigner le maréchal de Soubise. Je leur rends visite fidèlement à chacun de mes voyages à Paris. Ce soir, nous avons fait ensemble une visite à des amis communs. Voilà tout le mystère. Mais reprenez donc de ce pâté, il est parfait… et encore un peu de ce vin, il met la joie au cœur.

— Êtes-vous donc médecin ?

— Je vous ai dit : je suis celui qui est ; j’aurais pu dire aussi je suis celui qui sait ! Oui, mon jeune ami, je suis médecin et, sans me flatter, peut-être le meilleur de tous car je soigne l’âme autant que le corps. Certains de mes malades ne peuvent se passer de moi et cela m’oblige à de nombreux voyages.

L’instinct de Gilles lui disait que tout n’était pas absolument exact dans ce que disait cet homme. Quelque chose n’allait pas, ne « collait » pas mais il ne pouvait préciser ce que c’était. Peut-être l’explication était-elle trop simple, trop naturelle et rien de ce qui gravitait autour de l’étrange comtesse et du Monsieur ne pouvait être aussi simple. Pour en avoir le cœur net, il chercha à pousser son enquête sans trop avoir l’air d’y toucher.

— Soignez-vous quelqu’un au palais du Luxembourg ? La comtesse, peut-être, ou Monseigneur lui-même ?

— Monseigneur, en effet, veut bien faire appel, parfois, à mes modestes services quand ses maux le tourmentent par trop… encore qu’il n’en use qu’avec la plus grande discrétion, je dirais même… dans le plus grand secret afin de ne pas offenser ceux qui ont la charge habituelle de sa santé.

— Ses maux ? Le prince n’a pas trente ans…

— L’âge ne fait rien à la chose. Il mange et boit beaucoup trop. Imaginez que Son Altesse consomme, chaque jour, environ dix bouteilles de vin vieux. En outre, bien qu’il adore les chevaux et possède dans ses écuries quelques-uns des plus beaux pur-sang d’Europe, le prince ne prend aucun exercice, contrairement au Roi qui mange presque autant mais boit beaucoup moins et est sauvé par la chasse quotidienne. Chez Monsieur, voyez-vous, les misères qui découlent de cet état de choses sont multiples. Il souffre d’accès de goutte, de varices, de pénibles coliques hépatiques et d’érysipèle. Or, je possède certains élixirs qui lui sont parfois d’un grand secours. Le seul qu’il cherche, car lorsque je parle de régime il refuse de m’écouter.

— Je vois ! Et… le prince est malade ces jours-ci ?

— Assez souffrant en tout cas. Ce tantôt je l’ai trouvé aux prises avec une cruelle crise au foie que j’ai eu le bonheur de soulager.

Cette fois Gilles sut que ce Cagliostro était en train de lui mentir et que les relations « médicales » qu’il entretenait avec le prince cachaient sans doute autre chose car l’homme qui était venu tout à l’heure chez Boehmer était peut-être trop gros et trop rouge mais il ne donnait aucun signe de souffrance côté du foie, ni d’aucun autre côté d’ailleurs.

— Voilà tout le mystère, soupira le médecin en se penchant en avant pour mieux mirer l’éclat du feu à travers son verre de champagne. Et je bénis le sentiment que vous inspire cette charmante Mademoiselle de Latour puisque c’est à lui que je dois votre heureuse intervention, tout à l’heure. Mais… si vous êtes depuis peu à Paris, quand donc l’avez-vous rencontrée ? Elle sort très peu…

L’esprit de Gilles vagabondait autour de l’énigme que lui posait ce curieux personnage. Il n’était plus sur ses gardes et ce fut assez distraitement qu’il répondit :

— Oh ! Il y a bien longtemps que j’ai rencontré Judith pour la première fois…

Il se rendit compte de sa sottise quand la voix de son hôte s’enfla.

— Judith ?… Mademoiselle de Latour ne s’appelle-t-elle pas Julie ?