Brusquement, les dernières paroles échangées entre Monsieur et la comtesse de La Motte lui revinrent en mémoire : « En cas de nécessité faites-moi tenir un billet anodin, le texte importe peu, mais vous le signerez J. de Latour… Vous n’oublierez pas, J. de Latour… »

Le rapprochement était aveuglant. Le prince avait indiqué à sa complice le nom sous lequel Judith était connue chez lui. Mais alors, qu’est-ce que la jeune fille était allée faire chez cette femme que, normalement, elle ne devait pas connaître ? L’homme qui l’accompagnait était-il simplement chargé de mettre les deux femmes en contact ?…

Incapable d’apporter une réponse satisfaisante à ces questions, il revint vers la sentinelle.

— Qui commande le poste de garde, cette nuit ?

— Monsieur le Comte de Thézan, Premier Lieutenant.

— Alors va me le chercher !

Normalement le soldat La Pervenche aurait dû partir au petit trot mais, à la surprise du chevalier, il ne bougea pas.

— Eh bien ? Qu’attends-tu ?

— Faites excuse, mon lieutenant… mais si j’étais vous, je n’en ferais rien.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?

— Parce que cela ne vous servira à rien. Si c’est dans l’espoir d’approcher Mlle de Latour, ni Monsieur de Thézan ni d’ailleurs Monsieur le Comte d’Auger, notre capitaine, ne pourrait vous y aider. Le règlement du palais est très sévère en ce qui concerne les dames et demoiselles de Madame. La princesse est austère, rigide et, si Mlle de Latour était surprise parlant la nuit avec un homme, elle serait chassée immédiatement.

— Et celui avec lequel elle vient de rentrer, alors ?

— Ce n’est pas la même chose. S’il appartient à sa famille Madame a pu l’autoriser à l’emmener mais, croyez-moi, il a sûrement dû montrer patte blanche.

— Mais enfin, je peux avoir un message à délivrer. Je pourrais être… son frère !

— Selon Madame il n’y a pas de message qui ne puisse attendre le jour lorsqu’il s’agit de ses demoiselles d’honneur. Quant à vous faire passer pour son frère, c’est une aventure que je ne tenterais pas si j’étais vous.

— Tiens donc ! Tu as une bonne raison à me donner ?

— C’est une question que vous ne poseriez pas, mon lieutenant, si vous aviez une seule fois rencontré Mme de Montesquiou qui remplit le rôle de surintendante chez Madame. Il n’y a pas un homme ici qui ne préfère affronter les balles anglaises plutôt que son œil de granit. Si vous vous obstinez à demander Mlle de Latour, vous vous retrouverez forcément en face d’elle… et si vous en sortez vivant vous aurez des cauchemars pendant six mois !

Gilles se mit à rire.

— C’est bon ! Je renonce pour ce soir, mais demain je reviendrai.

— Demain il fera jour. Vous aurez beaucoup plus de chance.

— Dieu t’entende ! Merci du conseil en tout cas…

Il s’éloigna, détacha Merlin, se remit en selle… et ne bougea pas. Il avait envie à présent de savoir ce que c’était au juste que ce bonhomme assez bien en Cour pour avoir le droit d’emmener Judith où bon lui semblait. Il devait être intéressant d’apprendre où cet oiseau de nuit gîtait…

Cette fois l’attente ne fut pas longue. Le pas d’un cheval retentit sous la voûte et un cavalier, enveloppé d’un manteau noir, coiffé d’un chapeau noir orné d’un plumet trop reconnaissable, fit son apparition.

— Voilà mon homme, marmotta Gilles entre ses dents. Voyons un peu où il va.

Il espérait de tout son cœur que le personnage habitait sinon le quartier, du moins un endroit point trop éloigné car la fatigue commençait à peser assez lourdement sur ses épaules, cependant habituées à de rudes tâches mais, décidément, la vie en pays civilisé et, singulièrement, la vie à Paris était beaucoup plus éprouvante qu’une longue chevauchée à l’air libre ou même la vie du guerrier en campagne. Mais quand il vit briller devant lui le large ruban de la Seine, le jeune homme comprit que son lit n’était pas encore pour tout de suite…

Pourtant, et sans qu’il pût vraiment savoir pourquoi, une impulsion plus forte que sa volonté, sa curiosité ou son envie de dormir le poussait sur la trace de cet homme. Il éprouvait un besoin presque physique d’en savoir davantage, d’approcher un être qu’il devinait mystérieux et qui l’attirait comme l’aimant fait de la limaille de fer.

Passé la Seine, l’étranger reprit à peu près le même chemin qu’à l’aller, encore qu’à une allure nettement plus rapide, et ramena son poursuivant jusqu’à la rue Saint-Louis. Il était très tard à présent. Pourtant, les deux cavaliers qui se suivaient à distance respectueuse n’avaient rencontré aucun détachement du guet. Même le poste du Grand Châtelet était tranquille et silencieux comme si tout le monde y dormait. Cela tenait peut-être au temps. L’orage qui ne s’était pas encore décidé à éclater tournait toujours autour de Paris qu’il environnait de grondements sourds et de brefs éclairs. Personne n’avait envie d’être dehors par un temps aussi menaçant, peut-être même pas les malandrins…

Pourtant, brusquement, ce fut l’attaque. Comme le premier cavalier ralentissait l’allure en arrivant à la hauteur d’un hôtel de belle apparence, cinq ou six hommes surgirent du renfoncement de la porte charretière et se jetèrent sur lui. L’un s’élança à la tête du cheval, les autres se pendirent à l’homme lui-même qu’ils n’eurent aucune peine à jeter à terre. Une lanterne, accrochée un peu plus loin, avait permis aux yeux aigus de Gilles de ne rien perdre de la scène. Un bref galop de Merlin qu’il fit cabrer et il fondait sur les malfaiteurs l’épée haute. Par deux fois la lame s’enfonça dans de la chair humaine tandis que, assommé par les sabots du cheval, un troisième s’écroulait contre le mur de l’hôtel. L’étranger, avec une étonnante souplesse pour un homme de sa corpulence, avait réussi à se relever et à tirer son épée. Il luttait courageusement contre deux spadassins. Sautant à terre, Gilles courut à lui, le débarrassa d’un de ses adversaires avec lequel il engagea le fer en constatant avec un certain étonnement qu’il portait un masque, comme d’ailleurs les autres malandrins.

— Êtes-vous blessé, Monsieur ? demanda-t-il tout en ferraillant.

— Non, un peu contusionné mais…

Le reste de la phrase se perdit dans le fracas d’un coup de tonnerre qui se répercuta tout au long de la rue. À la même seconde l’orage éclatait. Les vannes du ciel s’ouvrirent, précipitant sur la terre une véritable cataracte qui fit voler la poussière avant de la transformer en boue épaisse puis en ruisseaux. Atteint à l’épaule, l’adversaire de Tournemine préféra en rester là et s’enfuit sans que le jeune homme cherchât à le poursuivre. Voyant son dernier compagnon prendre le large, celui de l’étranger sauta en arrière et, sans demander son reste, s’élança sur ses traces. Tranquillement, Gilles essuya son épée et la remit au fourreau.

— Je vous dois sans doute la vie, Monsieur, dit l’étranger en fort bon français mais avec un accent italien prononcé, et vous m’avez rendu le plus grand service que l’on puisse rendre à un être humain… Mais pourquoi donc me suiviez-vous ?

L’obscurité permit au jeune homme de rougir tout à son aise.

— Comment savez-vous que je vous suivais ? Je suis cependant demeuré à bonne distance.

— Je n’ai pas besoin de voir pour distinguer, ni d’entendre pour percevoir… mais il fait un temps à ne pas mettre un chrétien dehors. Me ferez-vous l’honneur d’accepter de boire avec celui que vous avez sauvé ? Je loge dans cette maison… ajouta l’étranger en désignant la haute porte cochère qui avait abrité ses agresseurs. Nous pourrons au moins causer au sec.

— Volontiers, Monsieur. J’accepterai l’abri plus volontiers encore que le verre et pour mon cheval avec plus de joie encore que pour moi-même.

— Alors, entrons !

L’inconnu alla agiter la cloche dont la chaîne pendait le long d’un pilastre et, presque aussitôt, la lourde porte tourna sur ses gonds, laissant voir une cour de belles dimensions faiblement éclairée par deux lanternes placées de part et d’autre du perron et, abritée sous un parapluie grand comme une petite tente, la silhouette d’un gigantesque concierge auquel l’étranger s’adressa en une langue totalement inconnue de Gilles. L’homme se contenta d’un signe de tête pour toute réponse et prenant les brides des chevaux les entraîna vers le fond de la cour tandis que l’étranger guidait Gilles vers l’entrée de l’hôtel à travers une cour assez mal entretenue, et le faisait pénétrer dans une vaste et confortable bibliothèque habillée de chêne clair. En dépit de la température qui avait régné avant l’orage, un feu de plantes aux senteurs sauvages brûlait dans la cheminée de marbre gris. Il donnait plus de parfum que de chaleur et, grâce aux grands rideaux de soie rayée de gris et de brun clair, la pièce, malgré ses dimensions, donnait une agréable impression de confort et d’intimité.

L’étranger se débarrassa de son manteau taché de boue, de son chapeau trempé qu’il jeta dans un coin et offrit à son visiteur la vue d’un homme pas très grand mais vigoureusement bâti et bien proportionné avec une légère tendance à l’embonpoint, élégamment corrigée par l’art du maître tailleur qui avait coupé l’admirable habit de soie rouge sombre dont il était vêtu avec des culottes et des bas de soie noire. La hauteur d’un front plein d’intelligence corrigeait l’impression de brutalité que pouvait laisser le reste du visage que Gilles avait aperçu devant la maison de la comtesse de La Motte. La bouche, bien dessinée, s’entrouvrait sur des dents très blanches et le regard, noir et étincelant, dégageait une fascination qui le rendait à peu près inoubliable.

— Approchez-vous du feu, Monsieur, et prenez un siège, dit-il en désignant un grand fauteuil de tapisserie. Vous êtes ici chez vous, plus encore que je ne le suis moi-même car cette maison appartient à l’un de mes amis, le comte Ossolinski, qui veut bien m’en accorder l’hospitalité lors de mes voyages à Paris. Je vois, ajouta-t-il avec un sourire qui lui conférait un charme étrange, que vous appartenez à la Maison du Roi et que vous êtes l’un de ceux qui se sont distingués au cours de la glorieuse Révolution américaine. Je pense que vous êtes provincial… breton sans doute, que vous êtes à Paris depuis peu, que vous êtes célibataire… amoureux et sans doute très fatigué ! Ainsi, prenez place mais faites-moi cependant la grâce d’un dernier effort en m’apprenant votre nom car je peux deviner bien des choses mais pas l’identité d’un homme.