Le ciel s’ouvrit. Le cœur cognant contre ses côtes sur le rythme enragé d’un tambour battant la charge, il se sentit envahi d’une sorte de paix bienheureuse, proche voisine de ce qu’il avait déjà ressenti dans le parc de Trianon mais plus pure, plus fraîche car elle avait les couleurs claires de la certitude. L’instant suivant, par exemple, il lui fallut faire sur lui-même un terrible effort pour résister à l’impulsion qui allait le jeter en avant. S’il ne s’était maîtrisé, il se fût rué à l’assaut de cette maison pour y chercher celle que, de toutes les femmes au monde, il aimait le plus, celle qui avait été, était et serait toujours l’impulsion secrète de tous ses travaux, leur but final et leur récompense tout à la fois, si Dieu le voulait ainsi. Un but toujours à atteindre peut-être, une récompense sans cesse remise en question car Judith appartenait à cette race de femmes que l’on ne peut garder qu’à condition de les conquérir sans cesse, de mériter continuellement leur tendresse et leur admiration, l’une n’allant jamais sans l’autre.
Quel bonheur Gilles n’eût-il pas éprouvé à enfoncer la porte de cette maison pour en arracher Mlle de Saint-Mélaine à la barbe de ces gens dont il savait bien qu’ils ne pouvaient pas être pour elle une société convenable ; mais, s’il voulait essayer de comprendre quelque chose à ce qui se manigançait derrière cette façade si paisible et si apparemment respectable, il lui fallait contenir des élans d’une jeunesse par trop irréfléchie.
Fermement décidé à ne plus bouger de son poste d’observation, dût-il passer dans la rue une seconde nuit blanche, et à suivre l’élégante voiture noir et rouge où qu’elle allât, fût-ce en enfer, le jeune homme croisa les bras sur sa poitrine et reprit sa faction, une faction d’ailleurs singulièrement ensoleillée par la vision rapide qu’il avait eue de la jeune fille et par l’émerveillement que lui avait causé une beauté, non seulement inchangée, mais affinée, accrue encore par l’élégance d’une toilette parfaitement inhabituelle chez la sauvageonne des landes bretonnes… Mais qui diable pouvait être ce bonhomme replet aux allures de propriétaire qu’elle appelait son ami avec la désinvolture de l’intimité ?
Le soleil était couché depuis longtemps déjà. La nuit venait emplissant d’une ombre plus dense les profondeurs de cette rue encaissée entre les murs de ses maisons. Toujours immobile dans son recoin, figé dans cette immobilité totale qu’il avait apprise de la guerre indienne, et qu’il savait imposer à Merlin, Gilles, devenu à peu près invisible, vit arriver avec son échelle l’allumeur de lanternes qui avait si bien renseigné Pongo à l’aube de ce jour. Quelques instants plus tard, deux fanaux s’allumaient, balancés à leur corde tendue de part et d’autre de la rue : l’un presque à l’angle du boulevard, près de la boîte aux lettres 6 peinte en bleu qu’il éclairait en plein, l’autre à l’extrémité de la rue à côté de la petite statue de saint Gilles, mais on ne pouvait dire qu’entre les deux, l’endroit fût parfaitement éclairé.
Un instant, l’homme s’était arrêté auprès de la berline pour aider le cocher descendu de son siège à allumer ses propres lanternes puis, toussant et traînant les pieds, il s’éloigna pour continuer son ouvrage laissant la rue à sa solitude.
Le temps continua de couler, difficile à évaluer. Un peu d’animation se manifesta tout de même. Des bruits de voix sortant de quelques fenêtres ouvertes sur la fraîcheur du soir et le parfum des tilleuls dont les cimes frissonnantes dépassaient le mur du couvent. Une lumière se montrait aussi de loin en loin mais la façade du no 10, que Gilles alla contempler dans l’espoir d’apercevoir quelque chose, demeurait noire et muette. Le seul être vivant était le cocher qui somnolait sur son siège, le dos rond, avec la résignation des gens de son état habitués aux longues patiences…
Enfin, comme l’horloge de la Bastille venait de sonner la demie de dix heures, la maison muette se réveilla. Le cocher en fit autant. Un valet parut, armé d’une lanterne qui répandit une lumière jaune sur les gros pavés ronds, sur la voiture et sur quatre personnes en qui Gilles n’eut aucune peine à reconnaître Judith, l’homme qui l’escortait, la comtesse et l’élégant aux cheveux rouges qui remplissait auprès d’elle les fonctions de secrétaire à tout faire.
Les adieux furent brefs. On échangea des saluts cérémonieux sans qu’il fût possible au guetteur de saisir une seule parole ; puis la jeune fille et son mentor remontèrent en voiture tandis que la porte se refermait et que tout s’éteignait. La rue était redevenue presque entièrement obscure quand la berline s’ébranla. Mais Gilles était déjà en selle.
Sans bouger, il laissa l’attelage descendre l’artère, tourner dans la rue Saint-Louis en direction de la place Royale et alors seulement s’élança sur sa trace, comptant sur le vacarme des roues ferrées sur le pavé pour étouffer le pas de son propre cheval.
La nuit était très sombre et la chaleur, devenue étouffante, tournait à l’orage mais il n’eut aucune peine, en gardant les yeux sur les lanternes de la voiture, à la suivre à travers le dédale des rues de Paris sans s’en trop approcher.
Le voyage dura assez longtemps. On prit successivement la rue Saint-Antoine, la rue de la Tisseranderie, la rue de la Coutellerie et la rue de la Boucherie jusqu’au Grand-Châtelet puis, par le pont au Change, la rue de la Barillerie et le pont Saint-Michel, on atteignit la rue de La Harpe que l’on remonta sur toute sa longueur jusqu’à la place Saint-Michel 7. Alors apparurent, surgissant des frondaisons d’un grand parc, le dôme, le haut toit d’ardoises et les murs à l’italienne hérissés d’échafaudages du palais du Luxembourg 8, résidence parisienne habituelle de Monsieur.
La voiture tourna à angle aigu se dirigeant vers la façade brillamment éclairée du Théâtre Français 9 où il devait y avoir représentation, passa devant sans s’arrêter pour s’engager, presque aussitôt, sous l’imposante tour-porche sommée d’un dôme où veillaient, en uniforme rouge soutaché d’or et d’argent, la poitrine barrée d’un baudrier rayé d’or et argent, les Gardes de la Porte de Monsieur.
Elle s’arrêta un instant sous le porche, sans doute pour satisfaire au contrôle du corps de garde puis, pénétrant dans la vaste cour, disparut aux yeux de Gilles qui revint sur ses pas, alla attacher Merlin à l’un des anneaux de bronze scellés dans le mur puis revint, à pied, trouver l’une des sentinelles qui, voyant approcher un officier, rectifia la position, salua. Elle ouvrait déjà la bouche pour lui faire rendre les honneurs dus à son grade quand Gilles l’arrêta.
— N’appelle pas, mon ami : je ne veux pas entrer. Simplement je désire un renseignement.
— À vos ordres, mon lieutenant !
— Moins haut, que diable ! Je ne viens pas te demander de me livrer un secret d’État, mais j’aimerais tout de même un peu de discrétion ! Dis-moi, connais-tu la dame qui vient d’entrer à l’instant dans une berline noir et rouge ?
Le visage du garde se fendit en un large sourire tandis qu’il clignait de l’œil d’un air finaud. S’il s’agissait d’une histoire de femme il était à son affaire et comprenait sans peine pourquoi un lieutenant des Gardes du Corps de Sa Majesté le Roi venait causer avec un simple soldat.
— Sûr que je la connais ! Elle habite le palais… c’est même la plus jolie fille de toute la maison. Je comprends qu’elle vous intéresse, mon lieutenant. — Alors, qui est-ce ?
— L’une des deux lectrices de Madame ! Il y a environ deux ans qu’elle est entrée au service de la princesse.
— Et elle s’appelle ?
— Mademoiselle de Latour, Julie de Latour. Elle est belle comme le jour, mais pas commode par exemple ! Si vous avez dans l’idée de lui faire la cour, mon lieutenant, vous feriez bien de prendre garde : elle a la main leste, la langue encore plus et on ne lui connaît pas d’amoureux !
La voix du jeune soldat, cependant agrémentée d’un vigoureux accent bourguignon, fit l’effet à Gilles de la plus céleste musique.
— Pourtant, reprit-il, elle était accompagnée d’un homme dans cette voiture. Sais-tu qui il est ?
— Pas très bien. On ne l’a vu que deux ou trois fois ici. Il est venu ce tantôt voir Monseigneur et il est ressorti avec Mademoiselle de Latour dans une voiture de la maison. Je crois que c’est un provincial, ou plutôt un étranger car il a un drôle de nom.
— Il n’habite pas le palais, alors ?
— Absolument pas. Ça m’étonnerait même qu’il y reste encore longtemps maintenant qu’il a ramené la belle Ju… je veux dire Mademoiselle de Latour. Il a laissé son cheval !
— C’est bien, mon ami, je te remercie !
Un demi-louis passa de la poche du chevalier à la main du jeune garde ravi de l’aubaine.
— À ce prix-là, mon lieutenant, vous pouvez revenir poser des questions sur toute la maison de Monsieur, je m’appelle Gaubert, dit La Pervenche.
— Entendu, la Pervenche ! Je me souviendrai de toi…
Répondant au salut du jeune soldat il fit quelques pas hors de l’ombre du porche monumental.
Sur le point de retourner vers son cheval, il se ravisa. Il ne pouvait pas s’éloigner de la demeure de Judith sans lui avoir seulement adressé la parole et essayé de percer, si peu que ce soit, le mystère dont s’enveloppait la jeune fille. C’était déjà quelque chose d’avoir appris qu’elle était lectrice de la comtesse de Provence mais pourquoi sous un faux nom ? Par crainte de ses frères, car, ignorant l’exécution de Tudal, elle devait toujours les évoquer au pluriel ? Que pouvaient deux hobereaux crasseux contre un membre d’une aussi puissante maison princière ? Pour mieux se cacher peut-être et peut-être même de ses propres et terrifiants souvenirs puisqu’elle avait jugé bon de changer aussi son prénom. Julie de Latour ! Pourquoi ce nom ?…
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