En quittant la chambre, Tournemine trouva Sven dans le couloir et répondit par un sourire au coup d’œil interrogateur du Suédois.

— Votre maître a besoin de vous, dit-il en anglais car Sven ne comprenait pas le français. Allez vers lui, soignez-le… et ne vous étonnez pas trop si vous constatez un changement de couleur autour de son œil gauche.

Une demi-heure plus tard, la voiture de Lauzun pénétrait sous les ombrages du Bois de Boulogne. Il faisait un temps idéal, bien ensoleillé mais pas trop chaud et, par-dessus les frondaisons touffues des arbres, le ciel était d’un bleu si profond que les rares petites plumes de nuage qui s’y égaraient semblaient n’être là que pour mieux le mettre en valeur.

Aux environs de la Croix Catelan, Lauzun fit arrêter la voiture et ordonna à son cocher de les attendre. Les deux hommes avaient, en effet, choisi de continuer à pied jusqu’à une petite clairière qui, au dire du duc, était tout à fait propice au genre de conversation qu’ils allaient avoir et qu’ils ne souhaitaient pas mener sous les yeux d’un serviteur, si dévoué fût-il. Mais la voiture devant servir au moins à ramener celui des deux combattants qui ne pourrait plus se tenir sur ses jambes, mieux valait ne pas la laisser trop loin…

Un moment plus tard, tous deux étaient face à face au milieu d’un rectangle d’herbe rase, bien sèche sur un sol suffisamment dur pour n’être point traître. L’élégant frac rayé et l’habit bleu galonné d’argent touchèrent le sol au même instant, les chapeaux suivirent et, comme s’ils participaient à un ballet bien réglé, les deux combattants se saluèrent de l’épée et tombèrent en garde à la même seconde.

Les premières passes furent rapides, silencieuses. Lauzun se battait avec une certaine nonchalance, en homme peut-être un peu trop sûr de son talent, Gilles en homme pressé qui a autre chose à faire mais cette hâte faillit lui être fatale car l’épée de son adversaire manqua sa poitrine d’une toute petite ligne.

— Le fameux Gerfaut a bien failli finir à la broche ! railla Lauzun.

— La broche qui le rôtira n’est pas encore forgée… mais je ne vois aucun inconvénient à reconnaître mes fautes. Trop de hâte nuit !

— Bah ! C’est un péché de jeunesse. Cela vous passera.

— C’est passé !

Se forçant au calme, Gilles se mit à étudier froidement le jeu de son adversaire et s’aperçut bientôt qu’il était un peu trop académique pour être efficace. En outre, la vie mouvementée que menait Lauzun, le vin, les femmes lui ôtaient de l’endurance. Gilles s’en assura en liant brusquement l’épée de son adversaire et en la faisant, d’un vigoureux coup de fouet, sauter à dix pas.

— Diable ! grogna Lauzun. Vous êtes plus dangereux qu’il n’y paraît ! Me voilà désarmé.

— Ramassez votre épée, Monsieur le duc, nous n’en avons pas terminé !

Le combat reprit, plus serré, plus acharné aussi. Mais, tandis que Lauzun s’énervait visiblement, Tournemine, à mesure que le combat durait, se refroidissait de plus en plus. Il se contenta bientôt de parer mais d’un mouvement aussi méthodique et aussi précis que s’il eût été à la salle d’armes. Lauzun s’en aperçut.

— Morbleu, Monsieur ! Quel jeu jouez-vous ? Est-ce que vous me ménageriez ?

— N’en croyez rien… et voyez plutôt !

Un dégagement rapide, une fente encore plus rapide et l’épée, glissant le long des côtes du duc, ouvrit un sillon sanglant dans la fine batiste de sa chemise.

Lauzun vacilla, l’épée lui échappa des mains et il serait tombé si Gilles, se précipitant, ne l’avait rattrapé dans ses bras.

— Vous ai-je gravement touché ?

— Je ne crois pas, fit Lauzun en s’efforçant de sourire ; mais soyez aimable de me ramener à la voiture, je ne me sens pas bien…

Pris d’un malaise subit, en effet, il s’évanouit entre les bras du chevalier brusquement très inquiet car il n’avait pas souhaité frapper gravement son adversaire. Il le déposa dans l’herbe aussi doucement que possible afin d’essayer de se rendre compte du dommage, et de voir s’il pouvait appliquer un premier secours comme il avait appris à le faire aux armées.

Le sang coulait assez abondamment de la blessure. Pour tenter de l’arrêter, il arracha la chemise déjà largement tachée, en fit un gros tampon qu’il appliqua et maintint à l’aide de son ceinturon tout en maudissant la précaution illusoire qu’avait prise Lauzun en laissant la voiture à l’écart, comme si le cocher pouvait avoir le moindre doute sur ce qu’allaient faire sous les arbres deux hommes armés et légèrement trop courtois l’un envers l’autre durant le trajet. Évidemment, la voiture n’aurait pu franchir le rideau d’arbres et de broussailles qui les entourait, mais le cocher aurait pu être d’un sérieux secours pour ramener son maître. Tout ce qu’il restait à faire maintenant était d’emporter lui-même le blessé.

Confiant dans sa force il allait se décider à le charger sur ses épaules quand une voix courtoise murmura derrière son dos :

— Il vaudrait mieux ne pas déplacer cet homme avant de savoir s’il est gravement atteint. Puis-je l’examiner ?

En bon Breton nourri du lait des légendes, Gilles crut un instant qu’un génie de la forêt était tout juste sorti des taillis pour venir à son aide. L’homme qui lui faisait face était une sorte de gnome aux jambes grêles, au buste étroit surmonté d’une tête énorme dont le visage n’était pas plus réussi : teint plombé, nez écrasé au-dessus d’une bouche légèrement tordue, yeux jaunes tachés de gris qui lui donnaient un regard assez effrayant ; mais cette laideur était pleine d’intelligence et la voix grave, profonde et musicale à la fois qui en sortait possédait un charme étrange :

— Faites, Monsieur ! murmura le jeune homme.

Êtes-vous médecin ?

— J’ai pris mes grades à l’Université d’Édimbourg.

— Êtes-vous donc écossais ? fit Gilles en anglais. Vous n’avez pourtant aucun accent.

Le petit homme qui s’était agenouillé pour enlever le pansement sommaire et examiner la blessure, se détourna légèrement avec un demi-sourire qui ne le rendait pas beaucoup plus beau.

— J’ignorais que l’on cultivât les langues chez Messieurs les Gardes du Corps ! répondit-il dans la même langue. Leur culture, en général, ne va pas si loin…

— Cela ne signifie pas que la mienne soit tellement étendue. J’ai appris l’anglais tout enfant. L’Amérique a fait le reste.

— Ah ! Vous avez combattu là-bas, pour la liberté d’un peuple et vous en êtes à vous battre les uns contre les autres ? L’humanité, décidément, ne peut pas dépasser l’étape de la chenille, elle n’aura jamais d’ailes. Le goût de la fraternité devrait suivre pourtant celui de la liberté…

Le curieux regard jaune, qui rappelait assez celui d’un chat ou d’un tigre, enveloppa cependant le jeune homme d’une sorte de sympathie mais, tout en parlant, les mains du médecin, qui étaient belles et soignées, avaient poursuivi leur ouvrage, sondant la blessure avant de remettre en place le pansement sommaire, substituant seulement sa propre cravate au ceinturon qu’il rendit à son propriétaire.

— Ce ne sera pas grave. Deux ou trois semaines de lit et il n’y paraîtra plus. L’épée a glissé le long des côtes, malheureusement !

Tournemine crut avoir mal entendu.

— Malheureusement ? Je pense que la langue vous a fourché ?

— En aucune façon ! Je refuse de croire que ce serait une perte pour le genre humain que Monsieur de Lauzun disparût de la surface de la terre.

— Comment ! Vous savez qui il est ?

— Tout le monde connaît Monsieur de Lauzun, ricana l’étrange praticien. Il est assez turbulent et assez débauché pour cela ! Lui et ses pairs sont l’ivraie qui étouffe et détruit ce bon grain qu’est le peuple, ce géant malade qui respirerait mieux si on l’en délivrait !

Le ton, à la fois amer et sarcastique du petit médecin, frappa le chevalier qui murmura :

— Mais… vous le haïssez ?

— Moi ? Je ne hais personne, Monsieur, mon art me l’interdit ! À preuve, lorsque vous aurez remis cet homme dans sa voiture, vous lui ferez prendre quelques gouttes de ceci, ajouta-t-il en tirant de sa poche une petite fiole emplie d’un liquide de couleur sombre. Il se sentira mieux. Mais… si je cessais un jour d’être médecin, alors, oui… je crois que je saurais très bien haïr !

— Cesser d’être médecin ? Comment cela est-il possible ? N’avez-vous pas voué votre vie au service de l’humanité dont vous parlez si bien ?

— Qui vous dit que je m’en désintéresserais ? Je crois, au contraire, que je m’occuperais d’elle plus encore qu’à présent, mais autrement ! Voyez-vous, Monsieur, il n’y a pas que le corps que l’on puisse soigner chez l’homme. Il y a aussi l’esprit et celui de ce temps est bien malade. Enfin !… Si vous voulez bien m’aider, nous allons transporter votre blessé à sa voiture. Ensuite, je retournerai à mes travaux.

— Vous travaillez ici, dans ce bois ?

— J’y pose des pièges afin de me procurer les animaux dont j’ai besoin pour mes expériences sur l’électricité. Voyez-vous, jusqu’à ces derniers temps, j’étais médecin des Gardes du Corps du comte d’Artois, mais mes travaux ne plaisant pas à ces messieurs de l’Académie, on m’a retiré ma charge et mes finances s’en ressentent…

Lauzun dûment installé dans sa voiture sous l’œil d’ailleurs parfaitement indifférent de son cocher, Gilles lui fit absorber quelques gouttes tirées du flacon brun et voulut ensuite le rendre au médecin qui refusa.

— Ma foi, non, vous pouvez encore en avoir besoin car vous me semblez manier l’épée avec une grande aisance.

— Alors permettez-moi au moins de vous rétribuer, fit Gilles en portant la main à son gilet, et vous remercier de vos soins.