— Selle un cheval, lui dit-il, prends la route de Paris et… retrouve un fiacre… une voiture de louage à caisse jaune portant le numéro 12. Il y a dedans un homme et une femme. Je veux savoir où ils vont et, si possible, où la femme habite. Tu as compris ?

Pongo fit signe que oui, grimaça un sourire qui fit briller ses longues incisives, endossa son habit noir, enfonça son chapeau sur sa tête et, glissant à sa ceinture une paire de pistolets dont il avait aisément appris à se servir en maître, il disparut dans l’escalier. Rassuré, car il savait que l’Indien ne lâchait jamais une piste, Gilles consulta la pendule, vit que les cinq minutes n’étaient pas encore écoulées et se hâta de sortir de ses poches les papiers pris dans celles de Monsieur.

En dehors de la lettre de Fersen qu’il trouva sans peine, les autres étaient sans importance : quelques vers galants, une autre lettre, signée Montesquiou et annonçant à Monseigneur un tonnelet d’armagnac, un ou deux placets demandant un secours. Mais le billet de Fersen valait son pesant de poudre à canon.

À peine le chevalier eut-il jeté les yeux sur les lignes tracées par son ami que la répugnance qu’il éprouvait à violer ainsi le secret d’une correspondance, se doubla d’une profonde tristesse. Quelle folie que cette lettre ! Quelle folie que ces mots d’amour brûlants adressés à une Reine ! Dans ces deux petites pages, il y avait de quoi ruiner à jamais le bonheur du Roi, sa confiance en son épouse et, peut-être, faire répudier Marie-Antoinette !

Axel commençait par remercier avec émotion sa souveraine d’une avance de cent mille livres et d’une pension de vingt mille qui allaient lui permettre d’acheter le régiment Royal-Suédois et « de reparaître la tête haute » devant son père. Puis il se désespérait à l’approche de son inévitable départ avec le comte de Haga qu’il devait escorter encore jusqu’en Suède. Enfin il suppliait la bien-aimée de lui permettre de retourner la nuit suivante « dans ce délicieux asile où la Divinité avait daigné venir à lui ».

Soucieux, Gilles replia la lettre, la glissa dans la poche de son gilet, refermant par-dessus plus étroitement, pour une protection encore plus efficace, l’habit d’uniforme. Puis, battant le briquet, il fit brûler dans la cheminée les autres papiers pris sur le prince. Enfin, sans même s’accorder le réconfort d’un verre de vin, encore qu’il en éprouvât le plus vif désir, il s’en alla rejoindre dans la cour son chef qui s’impatientait.

— Vos cinq minutes ont été longues, Monsieur. Je vous excuse parce qu’il n’était pas prévu que vous preniez la garde cette nuit et que vous venez d’arriver au corps, mais veillez à l’avenir à ne pas utiliser sept minutes quand on vous en donne cinq !

Il n’y avait rien à ajouter. Gilles enfourcha son cheval pour rejoindre le palais et s’en aller attendre, à la porte des appartements royaux, le retour de Louis XVI qui, au contraire de la Reine, ne couchait jamais à Trianon.

C’était la première fois qu’il prenait la garde à Versailles et, malgré l’habitude des palais royaux que lui avait donnée l’Espagne, il en éprouvait une émotion bizarre qui lui ôta le sommeil et l’empêcha de rejoindre la petite pièce réservée chaque nuit à l’officier de quartier.

Toute la nuit, il visita les différents postes de garde, parcourant couloirs, galeries et escaliers étendus entre les divers appartements royaux. Le bruit de ses pas éveillait les échos endormis où se confondait le temps. De loin en loin, à l’appel de l’officier, résonnait le vieux cri dont avaient retenti, depuis le XVe siècle, toutes les demeures royales de France.

— Hamir 2 !…

Pour celui qui, comme le jeune homme, assumait pour la première fois cette garde nocturne l’impression était profonde. Les siècles s’abolissaient pour ne laisser subsister que la seule grandeur de cette monarchie française. La nuit se peuplait des fantômes surgis des profondeurs du temps, à l’appel des voix vivantes de ces hommes qui, en venant occuper les places toujours chaudes des disparus, juraient à leur tour de vivre et de mourir à leur poste de confiance.

Et lui, Gilles de Tournemine prenait, dans cette nuit qui semblait ne devoir jamais finir, une conscience plus aiguë encore de son devoir envers ce roi dont il s’était fait volontairement l’homme lige et le défenseur, l’épée et le rempart. Sur sa poitrine il y avait la lettre de Fersen et cette lettre lui semblait s’alourdir d’instant en instant. Elle pesait le poids d’un honneur de reine et d’une menace étendue sur toute une famille. À cet instant où il pouvait mesurer les misérables mots de l’amour humain à l’échelle de la grandeur d’un trône, Gilles se prenait à détester Marie-Antoinette, femme avant d’être reine, à cause de l’écrasante responsabilité qu’elle lui faisait inconsciemment porter.

Il réfléchit longuement à ce qu’il convenait de faire et lorsque, à sept heures du matin, les Gardes de la Porte vinrent relever la Compagnie Écossaise, sa décision était prise : il fallait restituer la lettre à Fersen mais en l’obligeant à regarder en face les conséquences possibles de sa conduite ; en lui faisant comprendre, par tous les moyens, la vilenie de sa conduite envers celui dont il souhaitait devenir le serviteur à part entière et qui, par sa générosité, lui en donnait même les moyens.

— Cent mille livres ! grommelait Gilles bouillant de colère, cent mille livres et encore vingt autres mille livres de pension annuelle ! Et qu’est-ce que monsieur le comte de Fersen va offrir en échange à Sa Majesté le roi Louis, seizième du nom ? Une vie de dévouement, un respect et une admiration totals ? Allons donc ! Une paire de cornes !… Et cela se dit gentilhomme !… Ayant ressassé cela toute la nuit, il était encore si furieux en rejoignant l’hôtel des Gardes du Corps, qu’il ne sentait aucune fatigue.

Avec la sensation d’entrer dans un bain calmant il y trouva Pongo drapé dans un grand tablier blanc, aussi frais que s’il n’avait pas galopé une partie de la nuit et occupé à étaler sur une nappe propre le déjeuner qu’il était allé chercher à l’auberge voisine et qui se composait d’une noix de veau à l’oseille, d’artichauts frits et d’échaudes accompagnés de cerneaux de noix.

Il accueillit son jeune maître avec le large sourire d’un homme content de son travail. Mais celui-ci considéra la table d’un œil sévère.

— Pourquoi n’as-tu pas mis ton couvert ? Quand nous ne sommes que nous deux, il n’y a aucune raison pour que nous ne mangions pas ensemble. Tu es mon frère d’armes, pas mon valet !

Avec l’air bienheureux qu’il prenait chaque fois que Gilles, en mettant l’accent sur leur passé commun, lui rendait sa place de guerrier, Pongo compléta prestement le couvert et les deux hommes s’installèrent l’un en face de l’autre.

— Alors ? fit Gilles en attaquant son veau à l’oseille tandis que Pongo remplissait les verres de rubis liquide avec une générosité qui indiquait clairement le goût qu’il avait pris pour les vins de France, tu as retrouvé le fiacre no 12 ?

Pongo fit signe que oui, puis ajouta :

— Voiture jaune entrée dans Paris, pris le grand chemin où mur être construit 3, roulé longtemps jusqu’à petite rue donnant sur grand chemin.

— Tu as pu savoir le nom de la rue ?

Le sourire de l’Indien s’élargit jusqu’à lui couper la figure en deux parties presque égales.

— Pongo tout savoir. Rue Neuve-Saint-Gilles au Marais, numéro 10, déclara-t-il après avoir tiré de sa vaste poche un petit papier couvert d’une écriture enfantine. Dame s’appeler comtesse de La Motte-Valois. Habite là avec époux, vieille cousine et homme de plume avec ridicule chapeau noir.

Tu veux dire que ce jeune homme qui était avec elle dans la voiture est un écrivain ?…

— Non, pas écrivain. Lui écrire lettres pour la dame.

— Son secrétaire alors ? Voilà qui est bizarre ! Cette femme qui n’a pas de voiture personnelle peut s’offrir un secrétaire ? Au fait, comment as-tu pu savoir tout cela ?

— Causé avec homme qui allume et éteint lumières dans rue. Homme aimer beaucoup vin blanc et cabaret pas loin !

Gilles se mit à rire et remplit de nouveau le verre de son précieux serviteur.

— Tu l’as emmené boire un pot ? Et il n’a pas eu peur de toi ?

Les épais sourcils noirs de l’Iroquois s’arrondirent, épousant parfaitement la forme de ses yeux assez semblables à des billes d’agate.

— Peur ? Pourquoi ? Pongo dire être serviteur grand seigneur espagnol amoureux de dame. Donner argent et homme-lanterne très content, dire même Pongo nom jolie camériste : « Rosalie Brissaut »…

— Comment sais-tu qu’elle est jolie ? Tu l’as vue ?

— Oui. Sortait pour aller église… très, très jolie !

Et les mains de Pongo esquissèrent la forme d’un corps féminin aux appas exubérants, tandis que la mine de leur propriétaire virait à l’extase.

— Je vois ! soupira Tournemine. Juste ce que tu aimes ! Eh bien mon ami, je ne t’empêche pas de tenter ta chance, bien au contraire. Si tu peux, grâce à la femme de chambre, pénétrer dans la maison de la comtesse, tu me rendras un grand service. Mais nous en reparlerons ce soir. Pour le moment, viens m’aider à me laver et à me changer. Il faut que j’aille à Paris. Pendant mon absence promène-toi un peu dans Versailles et tâche de nous trouver un logement convenable… et pas trop cher. Ma solde est de deux mille livres et j’ai l’intention de toucher le moins possible à l’argent de la duchesse. Quelque chose dans les cinquante livres par mois serait bien.

Un moment plus tard Gilles, nu comme un ver dans un grand baquet à lessive, s’ébrouait sous la douche froide que Pongo, grimpé sur un tabouret, lui dispensait généreusement à l’aide d’un arrosoir.