— Écoutez, Monseigneur, fit la femme avec une nervosité qui trahissait son agacement, il faut savoir ce que vous voulez. M’avez-vous, oui ou non, promis de me rendre les terres, biens, titres et prérogatives de ma famille le jour où vous deviendrez Régent ?
— Je ne m’en dédis pas. Vous avez ma parole !
— Alors laissez-moi me dévouer à votre cause à ma manière. Je sais qu’il y avait un risque à voler cette lettre… mais tellement minime en regard de la valeur qu’elle représente ! Vous vouliez la preuve que Fersen est l’amant de la Reine ? Vous l’avez et si nous parvenons à exploiter convenablement la passion du cardinal de Rohan pour cette même reine vous n’aurez guère de peine à la faire renvoyer en Autriche… et à demander la déchéance de vos neveux comme de naissance incertaine.
Il y eut un silence que le bruit d’un soupir acheva.
— Vous avez raison. Pardonnez-moi et soyez remerciée ! Décidément, ma chère comtesse, je serai toujours reconnaissant à Madame de m’avoir parlé de vous après ce malaise dont vous aviez été victime dans son antichambre. Vous êtes une femme précieuse. Mais n’oubliez jamais que, jusqu’au jour de notre triomphe commun, nous ne nous sommes jamais rencontrés, nous ne nous connaissons pas !
— N’ayez crainte, Altesse. Personne ne saura rien, jamais. Je connais trop mon intérêt !
Les oreilles de Gilles bourdonnaient tandis qu’un filet de sueur froide coulait désagréablement le long de son dos. Ces deux misérables étaient en train de comploter de la plus ignoble façon contre l’honneur de leur roi, de leur reine. Faire déclarer bâtards les enfants de France ! De quelle boue étaient-ils donc faits, cette femme qui prétendait descendre des rois Valois et son complice, ce prince du sang qui ne craignait pas de souiller ses mains dans la boue la plus nauséabonde pour mieux en éclabousser le trône !
Les paroles de Rochambeau lui revenaient à présent en mémoire et l’identité du royal conspirateur ne faisait plus aucun doute pour lui ; c’était Monsieur, c’était le gros comte de Provence, le mauvais génie de Louis XVI. Ce ne pouvait être que lui.
Dans le bosquet l’entretien s’achevait. La femme que le prince avait appelée comtesse prenait congé, s’apprêtant à rejoindre une voiture qui l’attendait dans l’allée des Matelots. Quant au prince il avait laissé un cabriolet à la porte de la Ferme pour le ramener à Paris.
Frémissant d’impatience dans son buisson, Gilles, malgré l’envie qu’il avait de suivre le sosie de Judith pour voir où elle le mènerait, attendait avec impatience qu’elle voulût bien s’en aller car, pour ce qu’il allait faire, il n’avait aucun besoin d’un témoin. Il fallait reprendre la lettre de Fersen, dût-il pour cela assommer un prince du sang. Il ne se dissimulait d’ailleurs pas qu’il éprouverait même un certain plaisir à tordre quelque peu le cou de ce vilain bonhomme !
Soudain, alors même qu’il croyait l’entretien terminé, le prince le reprit :
— Pendant que j’y pense, comtesse. Il se peut, malgré tout, que vous ayez besoin de me rencontrer d’urgence. On ne sait jamais quelles éventualités peuvent se présenter dans une affaire comme la nôtre.
— C’est bien mon avis mais Votre Altesse ne m’a-t-elle pas enjoint de ne jamais me présenter chez elle ?
— Il n’est pas question que vous y veniez. En cas de nécessité faites-moi tenir un billet anodin, le texte importe peu mais vous le signerez J. de Latour et vous dessinerez une étoile sous cette signature. Je vous donnerai alors un rendez-vous. Vous n’oublierez pas ? J. de Latour ?
— Pas de danger, Monseigneur. Il se trouve que la sœur de mon époux a épousé un Monsieur de Latour. C’est un nom facile à retenir pour moi.
— À merveille. Partez, à présent. Nous nous sommes assez attardés sous ces arbres. Je sens la fraîcheur de la nuit.
Cette fois c’était fini. Un pas léger se fit entendre sur les feuilles tombées. La comtesse revenait, Gilles eut tout juste le temps de s’aplatir derrière un arbre car elle arrivait droit sur lui. La robe de soie blanche frôla sa botte au passage.
Le prince avait quitté lui aussi le bosquet mais son pas beaucoup plus lent et plus pesant ne lui permettait guère la vitesse. Dès que la femme eut disparu, Gilles s’élança sur sa trace. Restait à savoir s’il était seul ou si quelques-uns de ses gentilshommes l’attendaient un peu plus loin.
Mais il était seul. Sa silhouette courte et noire, presque aussi large que haute, s’avançait lentement à travers les arbres et, en l’apercevant, Gilles sentit sa conviction se renforcer, en admettant qu’il en fût encore besoin : c’était bien l’aîné des frères du Roi, c’était bien Monsieur !
Il allait tranquillement, faisant craquer des branchettes mortes sous ses pas, écartant de la main les feuillages qui se présentaient sur son chemin. Mais aucune autre silhouette n’était en vue. Par contre, les quelques lumières restées éclairées à la Ferme apparurent à travers les arbres. Gilles comprit qu’il n’était plus possible d’attendre et qu’il était temps, pour le Gerfaut, de reparaître un instant. Un rapide signe de croix pour demander pardon à Dieu du crime de lèse-altesse royale qu’il allait commettre, et il s’élançait sans faire plus de bruit qu’un chat.
L’attaque fut foudroyante. À l’instant même où Gilles tombait sur un dos douillettement habillé de graisse et de velours, son avant-bras coinçait le menton de sa victime, qui n’eut la possibilité que d’un faible cri, bloquant à la fois la respiration et la circulation. Quelques secondes et le prince glissait à terre comme un gros sac de sable.
Lorsqu’il ne sentit plus la moindre résistance, le chevalier l’étendit confortablement sur la mousse, fouilla ses poches, trouva des papiers qu’il fourra dans la sienne sans trier. D’ailleurs on n’y voyait goutte puis, se relevant, il prit sa course en direction des écuries de Trianon. Il fallait à présent reprendre son cheval et essayer de retrouver la femme pour la suivre, savoir où elle allait et peut-être lui reprendre à elle la fausse clef dont elle se servait si bien.
Cela devait être possible. Elle n’avait pas sur lui une grande avance car l’attaque du prince n’avait demandé que quelques secondes. En outre, elle n’avait plus aucune raison de courir, exercice qui, affublée d’une robe à paniers, n’était pas tellement commode même pour une femme jeune et agile. Enfin, peu d’hommes pouvaient se vanter d’être, à la course, plus rapides que le Gerfaut.
Les jardins de Trianon, où de nouvelles merveilles s’allumaient pour la joie des yeux des convives qui avaient achevé leur souper et commençaient à sortir, furent traversés en trombe, à la grande surprise de quelques invités qui virent passer sans bien savoir ce que c’était une sorte de météore bleu et argent. Mais quelques minutes plus tard, Gilles sautait en voltige sur le dos de Merlin et, passant comme un boulet de canon devant le poste des Suisses, disparaissait sous les grands arbres bordant l’allée des Trianons.
Il déboucha dans celle des Matelots si impétueusement qu’il dut faire cabrer l’irlandais pour éviter une collision avec une voiture de louage qui débouchait juste à cet instant de l’allée et qui s’arrêta pile dans une bordée d’injures du cocher. À la lumière de la lanterne pendue à l’angle des deux routes, Gilles vit surgir la tête courroucée d’un jeune homme blond, coiffé d’un chapeau anglais à la dernière mode, qui lui lança d’une voix affectée :
— Faites donc attention, espèce d’imbécile ! Vous avez failli nous jeter au fossé.
— Mille excuses, Monsieur. Mais je suis fort pressé ! Service du Roi !… fit Gilles qui crut un instant s’être trompé.
— La peste soit de ces Gardes du Corps qui se croient tout permis ! Allez, mon ami ! Et un peu rondement ! Nous ne serons jamais à Paris avant demain matin si nous allons de ce train.
Gilles retint son cheval pour laisser la voiture prendre un peu d’avance puis le lança de nouveau afin de la rattraper et de la dépasser. Quand la voiture s’était arrêtée, il s’était traité mentalement de triple idiot. Se faire remarquer ainsi, quelle stupidité. Mais elle avait eu sa contrepartie car le bref arrêt du fiacre lui avait permis d’apercevoir, derrière le beau chapeau du jeune dandy, le pâle visage de la femme qui osait ressembler à Judith et en outre, il avait recueilli une information précieuse : ces gens allaient à Paris. Il fallait donc y être avant eux et les attendre à la barrière, ce qui, grâce aux jambes fines de Merlin, infiniment plus rapides que celles d’un cheval de fiacre, ne présentait guère de difficulté. Cela lui laissait même le temps d’échanger son uniforme contre une tenue plus discrète afin de ne pas attirer une seconde fois l’attention du grincheux occupant de la voiture.
Mais, comme dans tous les régiments, les Gardes du Corps proposent et leurs supérieurs disposent. Second lieutenant, Gilles débouchant dans la cour de l’hôtel où il était logé provisoirement en attendant qu’il se fût trouvé une habitation convenable, eut la désagréable surprise d’y trouver le comte de Vassy, capitaine en second qui s’apprêtait à monter à cheval mais se ravisa en le voyant surgir.
— Vous tombez à merveille, Monsieur de Tournemine. Je viens d’être averti que le lieutenant de Castellane qui assurait la garde au palais cette nuit vient d’être victime d’un malaise… une… ancienne blessure qui s’est rouverte. Allez le relever !
— À vos ordres ! Puis-je seulement monter chez moi donner un ordre à mon valet et mettre des bottes propres ?
— Allez, vous avez cinq minutes.
Maudissant sa malencontreuse idée de changer de costume, il grimpa quatre à quatre jusqu’à son logis où il savait trouver Pongo debout et habillé : jamais il ne se couchait avant le retour de son maître.
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