— N’ai-je pas entendu dire, cependant, qu’il avait une maîtresse ?
— Si fait. Mais c’est, je crois bien, une maîtresse selon l’esprit. La jeune comtesse de Balbi en possède une dose quasi diabolique et elle en joue en virtuose. Ses mots cruels et ses reparties enchantent Monsieur qui les apprécie en connaisseur. En outre, elle est plus qu’agréable à regarder alors que Madame est laide. Cela suffit pour qu’elle règne en maîtresse au Luxembourg, en rêvant parfois elle aussi d’un règne sur Versailles…
La main de Rochambeau s’abattit soudain sur l’épaule du jeune homme qu’elle serra fortement comme si elle cherchait à lui communiquer la conviction de son maître.
— Servez le Roi, mon ami, défendez-le, aimez-le, vous ne rencontrerez guère la foule de ce côté. Ses gentilshommes lui reprochent ses goûts bourgeois, son amour de la science et du travail manuel… son indécision aussi bien souvent. Le vrai pouvoir est entre les mains de la Reine à qui son époux ne sait rien refuser. Quant aux « entours » de la Reine, ils se moquent du Roi presque ouvertement.
— Et la Reine tolère cela ?
— Elle l’ignore le plus souvent mais elle est prisonnière de sa coterie écervelée de perruches et de courtisans, les Polignac, les Vaudreuil, les Besenval avec qui elle mène une vie de fêtes perpétuelles et qui l’isolent à la fois de la Cour, laquelle ronge son frein aux portes de Trianon où elle n’a pas accès, et du peuple qui paie les fabuleuses pensions de tous ces gens et qui commence à montrer les dents. Vous comprendrez ce que je veux dire si vous avez un jour la faveur d’être admis à voir Sa Majesté jouer à la fermière dans son domaine.
— Est-il si difficile d’être admis à Trianon ?
Rochambeau se mit à rire mais d’un rire qui ne sonnait pas tout à fait clair et où perçait une pointe d’amertume.
— Les écriteaux qui délimitent le domaine et qui portent la mention « De par la Reine » sont plus ardus à franchir qu’une frontière pour qui n’est pas admis au cercle privé de Sa Majesté. Vous verrez cela à l’usage. Holà ! Martin, plus vite ! Nous ne serons pas à Paris avant demain matin à ce train et j’aimerais fort à souper ailleurs qu’au bord de la route !
1. Actuelle rue Jacob. L’hôtel, très refait, situé au no 56, appartient à présent à l’imprimerie Didot.
2. La famille de Rosambo.
3. Il était né le 23 août 1754.
4. 10 mai 1783.
5. Approximativement la rue de Rivoli.
6. Le boulevard Saint-Michel, mais la Révolution allait empêcher ces réalisations. Ce fut seulement Haussmann qui reprit les plans.
7. Les Gardes du Corps, dont la création remontait à Charles VII et à sa fameuse compagnie d’archers écossais, était le régiment destiné par excellence à la garde des personnes du Roi et de la Reine. Il était chargé d’assurer cette garde à l’intérieur des palais royaux, les autres régiments officiant dans l’enceinte des palais étant les Cent-Suisses, les Gardes de la Porte et les Gardes de la Prévôté. L’extérieur était assuré par les Chevau-légers, les mousquetaires (jusqu’en 1776) et les Grenadiers à cheval. À l’époque qui nous intéresse le régiment des Gardes du Corps se composait de quatre compagnies (écossaise, anglaise, bourguignonne et flamande) de 367 hommes chacune, répartis en 8 escouades ; en tout 1468 cavaliers. Pour y être admis, il fallait être noble, grand, beau, majeur et catholique. Leur capitaine était toujours un duc et le dévouement au Roi de ce magnifique régiment était total, inconditionnel. Il devait le prouver hautement lors de l’assaut du palais de Versailles en octobre 1789.
8. Le frère puîné du Roi avait seul droit à ce titre de « Monsieur » sans autre appellation. Son épouse était « Madame ».
CHAPITRE VI
NOCTURNE DANS UN BOSQUET DE TRIANON…
En dépit des prédictions pessimistes du général, Gilles de Tournemine franchissait, sept jours plus tard, le 21 juin 1784, la limite des fameux écriteaux à l’occasion de ce qui allait être la dernière grande fête de l’Ancien Régime donnée dans les jardins de Trianon, lieu privilégié des délassements royaux.
La pièce s’achevait en apothéose. Comme par magie, le petit théâtre bleu et or de la Reine venait de s’illuminer tandis que sur le devant de la scène fleurie de gigantesques bouquets qui montaient jusqu’aux cintres comme des fusées blanches, les artistes de la Comédie Italienne et les danseuses de l’Opéra ne cessaient de plonger dans leurs révérences, courbés comme les fleurs des champs sous la tempête des applaudissements.
Le Dormeur éveillé de Marmontel, musique de Grétry, connaissait un vrai triomphe auprès du très noble public. Le jeune Hassan, devenu calife en dormant, venait de choisir définitivement, à la satisfaction générale, l’amour de la jeune esclave qu’il avait élevée. On applaudissait à tout rompre et, tout le premier, l’hôte d’honneur de cette fête, le roi Gustave III de Suède qui, sous le pseudonyme transparent de « comte de Haga », visitait la France incognito au retour d’un voyage en Italie.
Debout, bras croisés contre l’un des montants dorés d’une petite loge où s’empilaient les aides de camp du visiteur : Taube, Stedingk et Armfelt qui étaient tous pour lui d’anciens compagnons d’armes d’Amérique, Tournemine n’avait guère écouté la pièce, fasciné qu’il était par la splendeur du spectacle offert par la salle.
En effet, pour honorer son hôte nordique, la reine Marie-Antoinette qui avait ordonné cette jolie fête avait désiré qu’elle fût aux couleurs des neiges suédoises et ce n’étaient partout que satins, dentelles, tulles, velours, plumes d’une éclatante blancheur sur laquelle scintillait une profusion de diamants. On aurait dit qu’il avait tout à coup neigé sur le petit théâtre, les fleurs et l’opulente verdure de Trianon.
Pourtant, en regardant le roi Gustave, petit blond de trente-huit ans à la carrure vigoureuse, au grand front intelligent et aux yeux d’azur clair mais aux jambes trop courtes et sans véritable beauté, Gilles ne pouvait s’empêcher de songer – et cela gâtait son plaisir depuis le début de la soirée – que ce n’était pas lui le véritable héros de la soirée mais bien le beau gentilhomme qui se tenait debout derrière lui, magnifique dans son habit de velours blanc givré d’argent et vers lequel, si souvent, se tournait le regard de la Reine : son ami Axel de Fersen.
Oh ! ce regard ! le Garde du Corps un peu plus inquiet chaque fois qu’il revenait, en venait à se demander si la magie de cette douce nuit d’été n’agissait pas sur son jugement et ne l’incitait pas à imaginer des folies. Car enfin, il était inconcevable qu’une reine de France regardât ainsi un jeune étranger alors même qu’auprès d’elle se tenait l’homme bon, paisible et simple qui partageait avec elle sa couronne et son lit. Se pouvait-il que Marie-Antoinette en fût venue à rendre l’amour passionné dont Tournemine savait trop qu’il emplissait la vie et le cœur de Fersen ?
À cette minute même, tandis qu’elle quittait son fauteuil dans le gracieux balancement de ses « paniers » de satin nacré brodé de grands lys d’eau argentés aux cœurs de perles, tandis qu’elle acceptait la main offerte par le comte de Haga pour la mener souper, c’était encore à Fersen que retournait son regard bleu, furtif et caressant avec cette légère inquiétude des gens qui aiment et qui craignent toujours de voir l’être aimé s’évanouir dans les brumes du soir. C’était vers lui aussi que s’inclinaient, imperceptiblement, dans une invite à les suivre, la belle tête couronnée d’aigrettes et le long cou gracieux de la Reine.
Marie-Antoinette était royalement belle, ce soir, et surtout elle semblait heureuse, plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais paru aux yeux du jeune chevalier auquel elle avait toujours montré tant de grâce, plus heureuse même qu’au moment où elle venait de connaître les joies du triomphe en donnant un Dauphin à la France. Beauté de reine, sans doute, magnifiée par l’apparat, la parure et l’atmosphère irréelle qui l’environnait, mais beauté de femme aussi et la plus émouvante de toutes : celle de la femme au plein de l’épanouissement, celle que, seul, peut donner l’amour partagé…
Et Gilles, assombri, ne savait plus très bien s’il devait se réjouir du bonheur dangereux, aux limites du vertige, qui arrivait à son ami ou s’inquiéter du mal que l’amour de la Reine pour Fersen risquait de faire au Roi.
Les sentiments que Louis XVI portait à son épouse n’étaient un secret pour personne. C’était un amour sans éclat, sans romantisme peut-être mais profond, sincère, où entraient l’humilité, due aux sept années où, à cause d’un empêchement physique, l’union du couple s’était révélée incomplète et décevante, et une sorte d’éblouissement depuis que cette princesse ravissante, devenue réellement sa femme, lui avait donné des enfants. Et la dévotion qu’il lui portait en était venue à un tel point qu’il ne savait plus rien lui refuser, pas même, hélas, les ingérences les plus inconsidérées dans les affaires du Royaume…
Et Gilles qui se voulait gardien de la vie, de l’honneur et de la grandeur de son roi ne pouvait s’empêcher de trouver amer que le premier ennemi qu’il devinât fût l’un des hommes qu’il aimât le plus au monde.
Se méfiant, toutefois, de son imagination bretonne, il s’efforça de secouer l’espèce de malaise qui s’était emparé de lui et suivit, dans les jardins illuminés, l’élégante foule des spectateurs. Son service, ce soir, était des plus simples car, si la Reine avait naturellement autorisé la présence des Gardes du Corps, il leur avait été interdit de monter une faction quelconque et ils devaient s’efforcer de rendre leur surveillance des personnes royales aussi discrète que possible. Étant officier d’ailleurs, Tournemine avait rang d’invité plus que de gardien.
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