— Sire, dit-il, c’est la seconde fois que Votre Majesté me rend la vie. La première fois, ce fut en consentant à entériner le testament de mon père ; cette fois c’est en me protégeant avec cette royale générosité. Je lui ai toujours appartenu mais désormais, puisque je vais avoir l’honneur d’être gardien de sa personne, je veux que le Roi sache qu’il peut tout exiger de moi, tout attendre de mon dévouement et, si gerfaut il y a, je serai à l’avenir celui du Roi, qu’il pourra lancer à quelque instant que ce soit, sur quelque ennemi que ce soit, dans la paix comme dans la guerre, dans l’ombre comme dans la lumière.

Une émotion anima le visage lourd de Louis XVI tandis qu’il considérait celui, passionné, tendu vers lui, contrastant avec ce regard de glace bleue qui donnait au jeune officier un aspect si redoutable.

— Soit, Monsieur ! Le Roi accepte votre hommage et enregistre votre promesse. Vous serez donc une arme sûre dans sa main, une arme dont il n’usera, soyez-en certain, que pour les plus justes causes. Vous serez à l’avenir le Gerfaut du Roi mais seulement pour trois personnes : moi, vous et… Monsieur de Rochambeau ici présent qui est témoin de votre engagement.

— Et qui témoigne dès maintenant que Votre Majesté n’aura jamais de meilleur serviteur que ce jeune homme car il est de ceux qui, jadis, eussent siégé avec honneur à la Table Ronde. Le Roi permet-il que je le remercie ?

Pour toute réponse, Louis XVI serra les mains des deux hommes qui se retirèrent, le cœur plein de joie. Gilles, encore secoué par l’émotion qui l’avait bouleversé, ne parvenait pas à réaliser ce qui lui arrivait. Il était venu à Rochambeau comme l’homme en train de se noyer tend la main vers la seule branche à sa portée et Rochambeau, d’ailleurs, ne lui avait pas caché à quel point son affaire était grave. Le Roi eût-il accepté de respecter à la lettre les termes du Pacte de Famille que le coupable était, sinon livré au bûcher, du moins incarcéré à la Bastille et conduit à l’échafaud dans les plus brefs délais. Mais Louis XVI préférait visiblement ses sujets à tous les pactes, à tous les papiers officiels. Il savait jauger un homme et, au lieu de rejeter dans les ténèbres extérieures celui que recherchait son cousin, il le gardait sous sa main royale et, plus encore, se confiait à lui.

En quittant le palais où tout se préparait pour l’heure importante entre toutes qu’était le souper du Roi, Gilles ne put retenir un frémissement de joie en franchissant les portes gardées par ceux qui, demain, seraient ses camarades : les Gardes du Corps, le premier des régiments de la Maison du Roi, celui pour lequel les quartiers de noblesse étaient obligatoires autant que la haute taille et la régularité du visage 7. Demain, il porterait avec orgueil l’uniforme bleu fumée soutaché d’argent, à grands revers et col rouges galonnés, les culottes de daim blanc enfoncées dans les grandes bottes vernies à entonnoir, le grand bicorne à cocarde et ourlet de plumes blanches, tandis que Merlin recevrait le tapis de selle bleu galonné d’argent et le nœud bleu qui relèverait coquettement sa longue queue soyeuse. Il allait appartenir à la Compagnie Écossaise, celle qui, fondée au XVe siècle par le connétable John Stuart of Buchan, avait donné naissance, non seulement à la gendarmerie royale mais à tous les régiments de la Maison du Roi. Demain, le maréchal de Castries, chef suprême du régiment, le recevrait…

— Vous vous êtes engagé à une lourde tâche, mon ami, lui dit rêveusement Rochambeau en remontant en voiture. C’est un métier de chien de garde… et d’homme de main que vous avez réclamé et notre Sire, malgré toute sa bonté, sa science et son humanité et peut-être à cause d’elle, est sans doute celui de nos rois qui aura le plus à souffrir de ses contemporains.

— Tant qu’il me restera un souffle de vie, mon général, je servirai, je défendrai le Roi. Malheur à qui osera le toucher car à moins que je ne sois mort, je saurai le venger si je n’ai pas réussi à le défendre. Et si je ne parvenais ni à l’un ni à l’autre, malgré la crainte de Dieu qui m’habite, je me donnerais la mort moi-même car l’engagement que j’ai pris équivaut pour moi à l’entrée dans la plus austère des religions. Un oiseau chasseur ne connaît que son maître !

— Alors, mon cher enfant, laissez-moi vous donner trois conseils car vous ne connaissez encore ni la Cour ni ses dangers. Si vous voulez protéger efficacement votre maître faites-vous, d’abord, recevoir dans l’une de ces loges maçonniques dont Paris commence à regorger de nos jours, la plus puissante que vous trouverez. Quand vous y serez, ouvrez grands vos yeux et vos oreilles mais cultivez le silence.

— Je suivrai ce conseil-là. Voyons les deux autres ?

— Ils tiennent en deux noms d’hommes, tous deux extrêmement dangereux pour le Roi. Le premier, c’est le duc de Chartres, son cousin, fils aîné du duc d’Orléans. Une tête folle sans méchanceté réelle, sans mauvaises intentions véritables mais blessé, ulcéré même depuis que la coterie de la Reine, après la bataille d’Ouessant, lui a fait une réputation de lâcheté, d’ailleurs parfaitement imméritée, car si Philippe de Chartres est fou et un peu trop démagogue, il n’a jamais été un lâche.

— Et… le second ?

— C’est le propre frère du Roi !

— Lequel ? Le Roi en a deux si je ne m’abuse.

— Oh ! je ne vous parle pas de Monseigneur d’Artois, le plus jeune. C’est un prince aimable, joyeux, aimant avant tout le plaisir sous toutes ses formes. Celui-là n’est qu’un papillon, un prince charmant dans la meilleure tradition des contes du bonhomme Perrault avec une cervelle à peine plus grosse qu’un petit pois. Celui-là aime tout le monde : son frère, sa belle-sœur surtout qu’il amuse et dont il partage les plaisirs, les hommes, les femmes… sauf peut-être la sienne qui ne lui inspire guère qu’un ennui aimable et courtoisement dissimulé. Non, je vous parle de la seule tête vraiment politique de la famille, je vous parle du prince de l’ombre et du silence, de l’homme qui fourbit ses armes dans le secret, de l’homme qui longtemps s’est cru l’unique héritier de son frère, le futur roi de France, puisque Louis XVI ne parvenait pas à faire d’enfants à sa femme, mais dont les espoirs se sont réduits avec la naissance de Madame Royale et à peu près anéantis avec celle de Monseigneur le Dauphin car la Reine, peut-être, n’a pas encore dit son dernier mot. Je vous parle de l’homme qui est capable de tout faire… et qui fera tout, vous m’entendez bien, pour supplanter son frère et coiffer cette couronne de France qui lui a toujours paru faite pour sa tête beaucoup plus que pour celle de Louis, je vous parle de Monseigneur le comte de Provence, je vous parle de Monsieur 8 !

Impressionné par la rudesse du ton et par l’expression du visage couturé de son chef, Gilles murmura :

— Êtes-vous sûr de votre fait, Monsieur ? Vous portez là de bien graves accusations ! Les Bourbons ressemblent-ils donc aux Atrides ?

Rochambeau haussa les épaules et se pencha pour essuyer la buée formée sur la glace de la voiture car, avec la nuit tombante, la pluie venait de faire son apparition : une de ces pluies légères et douces d’Île-de-France qui savent si bien soulager la sécheresse de la terre altérée comme les larmes soulagent un cœur trop longtemps contraint. Il ouvrit une boîte d’argent encastrée dans la paroi du carrosse, y choisit l’un de ces cigares dont il avait pris l’habitude en Amérique, en offrit un à son jeune compagnon puis battit le briquet et alluma les deux cylindres brun clair dont l’arôme parfumé emplit instantanément l’espace réduit.

— Au cours de l’Histoire, dit-il, la ressemblance est apparue bien souvent. Il n’y a pas de frère qui tienne lorsqu’il s’agit de la Couronne. Rappelez-vous Gaston d’Orléans, conspirant inlassablement contre Louis XIII, son frère. Combien de têtes sont tombées durant cette recherche obstinée d’un trône auquel il n’avait alors aucun droit ! Le prince abandonnait ses amis, demandait son pardon… et recommençait. Rappelez-vous François d’Alençon complotant contre Henri III. Les rois, bien souvent, n’ont pas eu de pires ennemis que leurs propres frères. Monsieur n’échappe pas à la règle mais se cache avec plus de soin car il est, lui, il faut bien l’admettre, redoutablement intelligent… bien plus que notre bon roi. Et, par malheur, il en a très nettement conscience.

— Comment espère-t-il obtenir le pouvoir, maintenant que le Roi a donné un héritier au royaume ? En fomentant une révolution ?…

— Je vous ai dit qu’il était intelligent. Que Louis XVI soit déchu, pour incapacité par exemple… ou qu’il meure, et Monsieur devient Régent durant la minorité de son neveu.

— Pourquoi lui ? Pourquoi pas la Reine ?

— Elle s’est fait trop d’ennemis dans la haute noblesse et, en outre, elle devient impopulaire. Non, ce serait Monsieur. Et c’est long d’élever un futur roi. Difficile aussi quelquefois !

— Vous n’imaginez pas tout de même…

— Avec Monsieur, on peut tout imaginer ! Son corps est épais mais son esprit est fin, subtil, rusé. Quant à son cœur, s’il en a un, ce dont je doute fort, il est si bien caché qu’il a dû lui-même oublier où il se trouve…

« Voyez-vous, Monsieur tisse sa toile dans l’ombre avec l’aide tacite de tous les grands du royaume qui, depuis Louis XIV, rêvent de féodalité et fondent en lui leurs espoirs. Chaque fois qu’il advient au Roi un mécompte, un souci, une douleur, soyez certain que Monsieur n’est pas loin. Il est à la fois vautour et serpent…

— Mais enfin, il est homme aussi j’imagine et il n’est pas d’homme si noir soit-il chez qui ne se trouve un coin même tout petit de ciel bleu.

— Que vous êtes jeune ! Et voilà où vous vous trompez ; Monseigneur de Provence n’est pas un homme au sens où vous l’entendez parce qu’il est à peu près impuissant. Au point que sa femme, la princesse Marie-Joséphine, en est réduite à s’initier aux charmes discrets de Lesbos avec sa lectrice, Madame de Gourbillon. C’est un cerveau !