— Je n’ai pas osé, Sire.

— Vous avez eu tort ! Plus grand tort encore d’aller chez mon cousin d’Espagne. Fort bien, Monsieur ! Puisque nous nous connaissons déjà je me trouve mieux disposé à vous entendre. Racontez-moi votre histoire que je voie ce que vous avez pu faire pour mériter la Bastille.

Étranglé, soudain, Gilles jeta vers Rochambeau un regard lourd d’angoisse que celui-ci intercepta. Il avait suivi avec une visible inquiétude les débuts orageux de la conversation et pensait qu’il était peut-être temps pour lui d’intervenir. Il commença par toussoter légèrement.

— Sire…, commença-t-il en s’efforçant d’adoucir sa voix au maximum, si le Roi le permettait…

— Quoi donc ?

— Je le mettrais moi-même au fait. C’est une affaire grave… délicate en tout cas, très délicate même et je crains que le chevalier, confronté à la majesté royale…

Le poing du Roi s’abattit sur son bureau, faisant sauter les papiers.

— Que me chantez-vous là, Rochambeau ? Essayez-vous de me faire croire que je puisse terrifier un garçon qui n’avait peur ni des sauvages ni des Anglais, qui sont parfois une manière de sauvages quand ils s’y mettent ? Vous ne vous en mêlerez pas. S’il a su se mettre dans un mauvais cas, il saura bien, j’imagine, me l’avouer lui-même. Quel est le chef d’accusation, d’abord ?

— Euh !… lèse-majesté, Sire !

— Comment ?

Sous la poussée d’une brusque colère, Louis XVI devint rouge brique et Rochambeau se hâta d’ajouter :

— Envers Son Altesse Royale Madame la princesse des Asturies, Sire ! Je dirai, si le Roi permet… lèse-majesté involontaire… mais obligatoire…

— Ah !…

Il y eut un silence chargé d’incertitude. Puis, avec un soupir, le Roi se laissa tomber dans son fauteuil.

— Eh bien, chevalier, racontez-moi votre crime.

Sans hésiter, Gilles s’exécuta. L’atmosphère, il le sentait, s’était légèrement détendue et il en profita. Il fit son récit avec une grande pudeur mais une totale franchise puis, quand il fut achevé, il plia le genou mais sans baisser la tête.

— Que le Roi me permette encore de dire que je ne cherche pas à me défendre en accusant une femme. Je suis coupable, ne fût-ce que d’avoir pris quelque plaisir à ce que je viens de raconter. Si l’Espagne demande ma tête, que Votre Majesté n’hésite pas un instant à la lui donner mais qu’au moins elle sauvegarde mon honneur. Je suis breton, Sire, et je tiens à ma foi. Fidèle à mon Dieu autant qu’à mon Roi, je refuse d’être condamné pour sorcellerie et blasphème et s’il me faut mourir que ce soit par la hache, Sire, comme il convient à un gentilhomme, non par le feu comme le mériterait un adorateur du Diable !

Louis XVI ne répondit rien. Après avoir regardé longuement le jeune homme il avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine et semblait perdu dans une profonde méditation. Le silence qui s’établit dans la vaste pièce, troublé seulement par le tintement presque imperceptible de la grande pendule de Boulle posée sur la cheminée, était lourd de pensées inexprimées. Figé dans une attitude respectueuse, Gilles osait à peine respirer et, derrière lui, le général lui aussi retenait son souffle, attendant les paroles qui allaient tomber de cette bouche royale.

Louis XVI, avec un nouveau soupir, releva enfin la tête.

— Relevez-vous, Monsieur, dit-il doucement, et écoutez-moi…

À cet instant, le gentilhomme de service qui avait introduit les visiteurs reparut, annonçant le comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, qui parut aussitôt derrière lui en homme qui n’a pas le temps d’attendre et auquel d’ailleurs ses fonctions donnaient le droit d’entrer chez le Roi à toute heure.

— Sire, fit-il de sa voix posée de diplomate teintée d’un léger accent bourguignon, je souhaiterais entretenir un instant Votre Majesté d’une affaire urgente…

Apercevant Rochambeau qu’il connaissait bien, il s’arrêta, salua, considéra un instant le général puis le lieutenant des Dragons. Son regard accrocha la décoration neuve qui éclatait sur la poitrine du plus jeune et, enfin, il sourit, ce qui chez lui était plutôt rare et, de ce fait, lui conférait un grand charme. Séduire était un art que n’avait point appris ce grand commis de l’État, ce diplomate discret mais d’une efficacité que seuls les hommes rompus au difficile métier de la diplomatie pouvaient apprécier car, doué d’une grande hauteur de vues et du besoin impérieux de servir son pays, il dédaignait le métier de courtisan, ce qui lui valait peu d’amis en haut lieu. Il n’intéressait pas les grands dont il n’était ni le maître ni le jouet. La Reine, comme jadis Choiseul, ne l’aimait pas. En outre, on lui reprochait d’avoir, au temps où il était ambassadeur à Constantinople, épousé par amour une femme « sans nom », une certaine Madame Testa, ce qui avait bien failli briser sa carrière et l’avait contraint à une retraite de deux ans dans sa terre de Toulongeon, en Bourgogne.

Mais Louis XVI l’aimait et savait reconnaître son mérite. Depuis qu’il était aux Affaires étrangères, Vergennes avait eu l’honneur de négocier les traités qui reconnaissaient l’indépendance des États-Unis, indépendance à laquelle il avait vigoureusement travaillé. En outre, il s’entendait à merveille à maintenir l’équilibre d’une Europe secouée par les ambitions de Frédéric II de Prusse, de Joseph II d’Autriche et de Catherine de Russie, sans que d’ailleurs l’opinion publique s’aperçût le moins du monde de sa valeur.

« On me rendra justice dans cent ans, avait-il coutume de dire. C’est le moins qu’il faut aux Français pour être justes envers eux-mêmes… »

Pour le présent, il était, à soixante-cinq ans, un homme de belle stature au front haut, au regard direct, au visage bien dessiné autour d’une bouche mince et circonspecte. Une bouche qui, en dépit de ses détracteurs, savait parfaitement sourire.

— Je gagerais, sire, que cet officier est le chevalier de Tournemine ?

— Gagez, mon cher Vergennes, gagez, vous gagnerez ! Mais cela tient de la magie…

— Une magie bien modeste, Sire : j’ai dans mon cabinet le comte d’Aranda qui réclame à cor et à cri l’extradition de ce jeune homme afin qu’il soit, si j’ai bien compris, livré au Saint-Office, pour toutes sortes de méfaits parfaitement inaccessibles à un cerveau ouvert aux idées modernes.

Louis XVI se mettait rarement en colère. Cette fois il y entra de plain-pied :

— L’extradition ! Le Saint-Office !… le bûcher naturellement ! Et tout cela parce que ce garçon a fait cocu ce benêt de Don Carlos ? Quelle sottise !

Cette fois Vergennes se mit à rire.

— En bon mathématicien, le Roi possède à fond l’art des synthèses ! J’ajoute que l’ambassadeur, qui est un homme d’esprit, m’a paru assez encombré de sa commission mais il ne pouvait faire autrement que la délivrer. Le chevalier d’Ocariz est arrivé hier portant des lettres impératives à ce sujet.

— Ne pouviez-vous régler cette affaire tout seul, Monsieur le Ministre ?

— Il s’agit de la famille de Votre Majesté et je sais le Roi fort attaché aux liens du sang, ainsi d’ailleurs qu’à l’honneur des siens.

— Les miens, oui… mais mon frère d’Espagne m’a toujours fait l’effet d’un frère… plutôt éloigné. Qu’il veille sur la vertu de l’Infante me paraît de bonne guerre, encore qu’il soit bien difficile de veiller le néant, mais qu’il ne me demande pas de lui tenir compagnie.

— Néanmoins, je devais avertir Votre Majesté. Qu’ordonne le Roi ?…

Pour toute réponse, le Roi marcha jusqu’à sa table de travail, ouvrit un tiroir, en tira un papier d’aspect imposant déjà revêtu de son sceau et couvert d’écriture à grandes majuscules sur lequel il griffonna quelques mots, remplissant, de toute évidence, des blancs. Puis, après avoir séché l’encre et jeté sa plume, il fit fondre un peu de cire rouge sur le document avant d’y appuyer le chaton de la lourde bague qu’il portait au doigt.

— Voilà votre réponse, mon cher Vergennes. Vous direz à l’ambassadeur que ni son roi ni le Saint-Office n’avaient le droit de condamner Monsieur de Tournemine, sujet français et qui, de plus, n’était plus, à l’époque, au service de l’Espagne, attendu que, depuis le 1er mars… et ce brevet en fait foi, j’avais ordonné son retour en France afin d’y prendre auprès de moi son service comme second lieutenant dans la Première Compagnie des Gardes du Corps.

Le sourire de Vergennes s’épanouit littéralement.

— La Compagnie Écossaise, celle qui possède les plus grands privilèges ? À merveille, Sire ! Je vais, de ce pas, rapporter fidèlement à l’ambassadeur les paroles du Roi.

— Ma parole, on dirait que cela vous fait plaisir ? Pourtant, tout à l’heure, vous aviez une mine à demander la tête de tout un régiment !

— Je ne pouvais que compatir aux soucis du comte d’Aranda, Sire, mais j’étais prêt… s’il ne s’était déjà pourvu d’un avocat bien meilleur que moi, à assumer moi-même la défense du coupable car l’eussions-nous livré à l’Espagne que nous eussions été perdus de réputation aux yeux de tous nos alliés américains. Ni le général Washington, ni Monsieur Franklin, ni le général de La Fayette, bien sûr, ne nous l’auraient pardonné. Nous étions, à coup sûr, taxés de féodalisme rétrograde…

Le ministre des Affaires étrangères reparti, Louis XVI tendit le document à Gilles qui, pour le recevoir, mit à nouveau le genou en terre, mais sans pouvoir dire un seul mot car l’émotion l’étranglait. Simplement, il saisit la main du Roi et, avec un respect infini, il y posa ses lèvres.

— Eh bien, Monsieur, dit Louis XVI avec bonhomie, êtes-vous content de votre Roi ?

Miraculeusement, les cordes vocales de Gilles se remirent à fonctionner.