— Toujours rien ? demanda Fersen qui n’ignorait plus l’amour secret de son ami et qui l’observait du coin de l’œil. Elle n’est pas là ?

— Non ! Paris est trop grand, vois-tu ! J’ai été fou d’imaginer que je pourrais la retrouver dans une fête et en pleine lumière. Après ce qu’elle a vécu, elle doit plutôt se cacher, chercher l’ombre car elle ignore que j’ai tué l’un de ses frères. Il est vrai que l’autre court toujours !

— Mais il n’a vraiment aucune raison d’être venu à Paris. Quant à ta belle Judith, je te rappelle qu’elle passe pour morte, que personne ne la connaît ici et qu’en conséquence elle n’a aucune raison de se cacher !

— Peut-être ! Pourtant, il y a des moments où je perds courage, où il me semble que je ne la retrouverai jamais.

Le Suédois sourit.

— Voyons, chevalier, tu n’es ici que depuis peu de temps ! Le Gerfaut qui savait guetter l’ennemi durant des heures aurait-il désappris la patience ? Nous n’avons encore rien tenté de sérieux pour la retrouver. Demain, mon ami Creutz te donnera une introduction pour le Prévôt de Paris et puis… dans deux jours, je te conduirai à Versailles ! Dans deux jours, tu seras devant celle qui peut tout, à qui tout obéit, celle qui règne plus haut que le Roi parce qu’elle règne aussi sur le Roi, celle qui…

Fersen s’interrompit au moment précis où un brusque silence s’abattait sur la salle. Surpris, Tournemine regarda son ami qui semblait frappé d’extase, suivit son regard jusqu’à la loge royale et s’immobilisa enfin, lui aussi saisi d’admiration. La Reine venait d’entrer.

Pour qui voyait Marie-Antoinette pour la première fois, son apparition causait toujours un certain choc. Il existait sans doute des femmes plus belles, il n’en existait pas de plus rayonnante. Elle avait tant de grâce et tant d’éclat, tant de majesté naturelle aussi que l’on ne remarquait même pas sa lèvre inférieure un peu épaisse et le fait que ses yeux, d’un joli bleu doux, étaient légèrement globuleux.

Ce soir-là, elle portait une immense robe de satin de Chine d’un blanc crémeux brodé de légères feuilles d’or. Ses beaux cheveux blonds, coiffés très haut et légèrement poudrés, supportaient un chapeau de feuilles d’or d’où fusait un bouquet d’aigrettes. Elle n’avait que très peu de bijoux : des bracelets de perles à ses poignets et, au creux de son corsage, un seul diamant, mais splendide, étincelait : le fabuleux Sancy. Le comte d’Artois tout de blanc vêtu lui aussi et la duchesse de Polignac l’accompagnaient.

Le parterre s’inclina d’un seul mouvement, présentant un étonnant damier de dos de toutes couleurs ponctués de perruques blanches tandis que, dans les loges, la révérence des dames abaissait brusquement le niveau des montagnes neigeuses derrière les rampes de velours rouge. La Reine sourit, salua et s’assit tandis que le parterre éclatait en une longue ovation qui s’adressait peut-être davantage à la beauté de la femme qu’à la dignité de la souveraine.

C’est alors que le chevalier de Tournemine remarqua l’homme qui occupait sa gauche et qui faisait preuve d’un enthousiasme réjouissant. Irréprochablement vêtu de satin gris tourterelle, il poussait de retentissants « vivats » d’une voix éclatante, ensoleillée d’accent gascon et plutôt disproportionnée avec sa taille qui était moyenne. À lui tout seul, le gentilhomme gris tourterelle faisait plus de bruit que le reste du parterre.

Cette ardeur ne fut pas du goût de son voisin de gauche, un élégant de grande taille et d’une trentaine d’années qui portait avec assurance un fort beau costume de velours incarnat et un admirable profil romain malheureusement gâté par un air de fatuité assez insupportable.

Tapant sur l’épaule de l’enthousiaste, le gentilhomme incarnat l’apostropha.

— Holà, mon petit monsieur, moins de bruit, s’il vous plaît ! En voilà un tapage !

L’autre sursauta comme si une vipère l’avait mordu.

— Tapage ? Comment l’entendez-vous ?

— Comme je le dis ! Je trouve que vous faites beaucoup de bruit pour… pas grand-chose !

— Je regrette que ce bruit vous déplaise, mais il s’adresse à la Reine !

— C’est bien ce que je dis : pour pas grand-chose !

Le teint bronzé du gentilhomme tourterelle prit une curieuse teinte olivâtre.

— Ou bien vous êtes fou, Monsieur, ou bien vous êtes le dernier des goujats. Choisissez ! Mais choisissez vite !

— Ni l’un ni l’autre ! Une reine qui traîne les mauvais lieux et qui s’offre des amants…

Il n’eut pas le temps d’en articuler davantage. Vif comme l’éclair, le Gascon s’était emparé du chapeau qu’il tenait sous son bras et le lui avait enfoncé sur la tête avec tant de vigueur que le fond se déchira tandis que tout le haut du visage de l’insulteur disparaissait.

La scène s’était déroulée très rapidement pendant le temps des acclamations et n’avait attiré que très peu l’attention : tout le monde regardait la Reine. Ainsi Fersen, qui semblait en adoration, n’avait rien vu mais Gilles n’en avait rien perdu. Et quand, écumant de fureur, le gentilhomme incarnat réussit à se débarrasser du couvre-chef qui lui avait, en passant, endommagé le nez, il se pencha vers son voisin.

— Si vous souhaitez un second, Monsieur, je vous suis tout acquis.

Le regard étincelant du Gascon l’évalua.

— Ma foi, Monsieur, je ne dis pas non ! Dans cette foule il n’est guère facile d’en appeler à ses amis et le spectacle va commencer.

L’insulteur de la Reine semblant n’avoir éprouvé, à cet égard, aucune difficulté, les quatre hommes quittèrent leurs places au moment précis où toute la salle se rasseyait et où l’orchestre attaquait le prélude.

— Où vas-tu ? demanda Fersen, surpris.

— Je reviens. Ce gentilhomme a besoin d’aide. Non, ne bouge pas, nous n’en avons pas pour longtemps…

Adversaires et seconds se retrouvèrent sous le péristyle du théâtre. On délibéra un instant. La grande place qui s’étendait devant le bâtiment était bien éclairée et encombrée d’une foule d’équipages, de valets, de cochers et de porte-falots attendant les spectateurs sans voiture pour les ramener chez eux. Mais les deux rues qui la reliaient au boulevard en longeant le théâtre étaient désertes et plutôt obscures. D’un commun accord on choisit la future rue Favart et l’on se dirigea de ce côté.

Tout en marchant, le gentilhomme gris tourterelle s’enquit de l’identité de son compagnon.

— Vous êtes fort obligeant, Monsieur, mais puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?

— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, lieutenant aux Dragons de la Reine.

Le Gascon éclata de rire.

— Vous aussi ? La rencontre est plaisante. Je suis le baron Jean de Batz, lieutenant également aux Dragons de la Reine. Enfin… en principe !

Ce fut le tour de Gilles de se mettre à rire.

— Ah, c’est vous ? Je suis ravi de vous connaître.

— Comment cela ? Vous me connaissez ?

— Vous êtes presque célèbre aux Dragons. On vous y surnomme l’Homme Invisible.

— Il est vrai qu’on ne m’y voit guère. Mais je crois qu’ici nous serons bien, ajouta-t-il en se retournant pour faire face aux deux autres hommes qui venaient derrière. Sans même ôter son habit, il tira son épée dont il fouetta l’air avec impatience.

— Ça ! Dépêchons un peu ! J’aimerais assez ne pas manquer tout le premier acte. Mme Dugazon a beaucoup de charme et j’aime infiniment sa voix. Au fait, monsieur le goujat, me ferez-vous la grâce de me dire votre nom ? Malgré vos manières, vous me semblez tout de même gentilhomme, si j’en crois cette lame qui vous bat les mollets !

— Je suis le comte d’Antraigues… et sans doute de meilleure maison que vous, monsieur de Batz !

— Ah, vous me connaissez ? Décidément c’est mon jour ! Je n’en dirais pas autant de vous mais comme nous ne sommes pas ici pour comparer nos arbres généalogiques : en garde, Monsieur… et faites votre prière : je ne suis pas comte mais je descends de d’Artagnan !

Tandis que le combat s’engageait avec une fureur qui en disait long sur les sentiments réciproques des deux duellistes, Gilles alla proposer au personnage qui secondait Antraigues de mesurer son épée à la sienne, comme cela se faisait encore fréquemment mais celui-ci, petit bonhomme sans grande apparence, le regarda avec une sorte d’horreur.

— Avez-vous votre bon sens ? Je ne suis ici que pour obliger un ami mais je réprouve vivement ces engagements. Ils ne riment à rien !

Tournemine se pencha pour regarder l’autre sous le nez et ricana.

— Vous êtes un homme prudent à ce que je vois ?

— Je suis un homme sage, un magistrat ! Je me nomme Jean-Jacques d’Epréménil, avocat au Parlement.

— Un robin ! conclut Gilles. Cela explique tout.

Et, le laissant à ses réflexions, il se retira dans l’angle d’une porte cochère afin d’observer le combat. Très vite, d’ailleurs, le plaisir qu’il y prit lui fit oublier l’avocat si prudent… Les deux hommes savaient incontestablement manier l’épée encore que leurs jeux fussent fort différents. Antraigues se battait avec beaucoup de technique et de méthode, en homme qui traite une affaire et entend la mener à bien, mais Batz y mettait une sorte de génie. Il se battait avec une ardeur et une agilité incroyables, en homme pressé, mais sans que cette hâte lui fît faire la moindre faute. Il tournait comme une guêpe autour de son adversaire, changeant sans cesse ses gardes et son terrain. Au bout de son poignet d’acier sa lame voltigeait, cherchant l’ouverture.

Par l’une des portes latérales du théâtre, entrouverte, un flot de musique leur parvenait, assourdi, léger comme la brise du soir. Puis ce fut une voix de femme, limpide, fraîche comme un ruisseau de printemps.

— Voilà Mme Dugazon qui chante ! gémit Batz. La plaisanterie a assez duré.