Ce fut pour y essuyer une déception : l’aimable M. de Boisgeloup était mort quelques jours plus tôt, enterré de l’avant-veille et sa veuve, inconsolable au dire du majordome, les reçut avec un visage tellement délavé par les larmes au fond de ses draperies funèbres qu’Antoinette, n’osant s’installer au milieu d’un deuil aussi spectaculaire, gratifia Mme de Boisgeloup d’une honnête ration de paroles de circonstance, l’assura de la part profonde qu’elle prenait à son malheur et, en réponse à la très molle invitation qu’on lui fit de demeurer malgré tout, pria son hôtesse de bien vouloir lui indiquer une maison meublée digne de recevoir l’épouse et les enfants du plus puissant banquier d’Espagne.
D’un air un peu égaré car ses pensées n’étaient visiblement pas tournées vers la géographie hôtelière parisienne, Mme de Boisgeloup en indiqua une, située dans le quartier Saint-Eustache et « fort propre à ce que l’on disait ». Ainsi renseignée, Antoinette remercia gracieusement, jura de faire dire un « trentin » de messes pour l’âme enfuie de feu l’ami de son époux, fit une belle révérence et remontant dans sa voiture abondamment crottée, repartit avec tout son monde à la grande déception de son fils Dominique, séduit par les beaux arbres et l’eau ensoleillée de la Seine qui coulait devant l’hôtel.
— Puisque cette dame offrait de nous garder, quel besoin avons-nous de chercher ailleurs ? Nous sommes fatigués et sales. Regardez Thérésita, c’est tout juste si elle peut ouvrir les yeux.
— Peut-être, riposta la fillette, mais je n’ai aucune envie de les ouvrir sur une chambre mortuaire. Mère a eu tout à fait raison : nous ne sommes pas venus à Paris pour pleurer. Connaissez-vous l’endroit où l’on nous envoie, señor Gilles ?
— Non, dit le jeune homme en souriant, mais il n’aura aucune peine à être plus joyeux que celui-ci.
En fait, la maison, tenue par une autre veuve, infiniment plus souriante que la première, était charmante avec des appartements agréablement meublés et un joli jardin. Ce fut donc sans la moindre inquiétude que Gilles, laissant ses amis s’installer, les quitta pour aller à ses propres affaires qui, si une plainte le concernant était arrivée à Versailles, émanant du cabinet de Madrid, risquaient de les trouver en assez mauvais état.
Il se hâta donc de retraverser la Seine, gagna la rue du Colombier 1 pour poser son sac à l’hôtel d’York, où Fersen l’avait installé à son arrivée de Bretagne en espérant qu’il y aurait de la place car c’était, sans contredit, l’une des meilleures maisons de la capitale. Ancienne demeure d’une noble famille bretonne 2, l’hôtel d’York recevait des clients de marque tel l’ambassadeur anglais, sir David Hartley, quand il était venu, l’été précédent, signer à Versailles avec Benjamin Franklin le traité de paix reconnaissant l’indépendance des États-Unis.
La chance le servit. L’hôtel était plein, en effet, mais l’hôtelier, Nicolas Carton, reconnut le jeune homme au premier coup d’œil et l’accueillit en vieil ami.
— Depuis que Monsieur le comte nous est arrivé, le 7 de ce mois, je m’attends chaque jour à voir arriver Monsieur le chevalier, lui dit-il en le précédant au long du large escalier de pierre.
— Monsieur le comte ? Quel comte ?
— Mais… Monsieur le comte de Fersen. Monsieur le chevalier ne sait donc pas que ma maison est pleine de Suédois ?
— Tant que cela ? Avons-nous donc subi une invasion nordique ?
— Je vois que Monsieur le chevalier aime toujours à rire. Il s’agit de la suite de Sa Majesté le roi Gustave III, je veux dire de Monsieur le comte de Haga qui, de retour d’Italie, visite notre pays. M. de Fersen fait partie de cette suite. Il loge ici avec Monsieur le baron de Stedingk.
— Ah ? fit Gilles enchanté de la nouvelle. Ainsi, il est ici ?
— Pas à cette heure, Monsieur le chevalier. Ces messieurs sont à Versailles pour la journée. Ils rencontrent un très grand succès. On les reçoit beaucoup… Votre ancienne chambre est justement libre mais elle n’est pas tout à fait prête.
— Aucune importance. Je ne vais pas me coucher en plein midi. J’ai seulement besoin d’un bain, de quelque chose à manger pour moi et mon valet… et d’un cheval. Le mien a besoin de repos et il m’en faut un frais. J’ai une visite urgente à faire.
Une heure plus tard, Tournemine lavé, rasé, sanglé dans son ancien uniforme des Dragons, enfourchait le cheval que lui avait préparé Carton et, laissant Pongo prendre lui aussi quelque repos tout en renouant connaissance avec la brune Louison, une vigoureuse chambrière qui, lors de l’arrivée de l’Indien sur la terre française, s’était montrée sensible à son charme exotique, à son crâne rasé et à ses incisives de lapin géant, l’officier prit, au petit trot, la direction de l’hôtel de Rochambeau.
Cette fois, le chemin était court, la demeure des Rochambeau étant située rue du Cherche-Midi, près du couvent des Filles-du-Bon-Pasteur, mais Gilles l’employa tout entier à invoquer intérieurement le Seigneur, la Vierge et tous les saints pour que son bon pasteur à lui ne fût pas parti au bout du monde ou, tout au moins, pour ses terres de Touraine.
La chance ne l’abandonnait pas. Le général, non seulement était à Paris mais il était chez lui et la simple déclinaison de ses nom et qualités fit ouvrir toutes grandes devant le jeune homme les portes d’une maison qui semblait cependant en proie à l’agitation des grands départs. Ce n’étaient, dans la cour et les escaliers, que soldats allant et venant avec des papiers, serviteurs charriant des coffres et des sacs de voyage.
— Est-ce que le général s’apprête à partir en campagne ? demanda Gilles, ramené quelques années en arrière quand, à Brest, on préparait l’expédition américaine, à un jeune cornette du régiment de Touraine qui passait, un gros registre sous le bras.
Reconnaissant un officier, le jeune homme s’arrêta, salua.
— Pas en campagne, mon lieutenant, mais pour Calais. Le Roi vient de donner au général de Rochambeau la succession du maréchal de Croy en le nommant au commandement de la plus importante des régions militaires, celle du Nord.
— Diable ! Et le départ est pour bientôt ?
— À la fin de ce mois. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai à faire…
« Eh bien, pensa Gilles en regardant s’éloigner ce jeune soldat qui ressemblait comme un frère à ce qu’il avait été, il était temps que j’arrive ! »
Rochambeau reçut son ancien secrétaire comme un fils retrouvé, l’embrassa sur les deux joues, lui allongea dans les côtes quelques bourrades cordiales, lui fit compliment sur sa mine et, pour finir, le précipita dans un large fauteuil avant d’ameuter à grands cris ses domestiques pour obtenir sur l’heure du champagne.
— Vrai Dieu, chevalier, tu n’imagines pas comme je suis heureux de te voir ! s’écria-t-il après que le jeune homme lui eut fait des compliments pour sa récente nomination. Tu apportes avec toi le grand vent de l’Atlantique, des jours d’autrefois, de nos gloires américaines qui laissent bien loin les plus brillants commandements. Ah ! oui, je suis heureux… mais pas autrement surpris. J’aurais juré que l’Espagne ne te conviendrait pas longtemps. Cette Cour empesée et bigote, traînant l’ennui comme un dragon son sabre, après les forêts de Virginie, cela ne pouvait pas te convenir !
— Je crois plutôt que c’est moi qui ne lui conviens pas, mon général. Et avec votre permission, laissez-moi vous dire que vous devriez attendre le récit de mes aventures avant de faire sauter les bouchons de champagne.
— Attendre ? Et pourquoi s’il te plaît ? Le champagne est comme les jolies femmes : il ne faut jamais le faire attendre, sinon il ne vaut plus rien.
— Parce que vous n’aurez peut-être plus envie de trinquer avec un condamné à mort en fuite. Je suis poursuivi à la fois par la police royale et par l’Inquisition.
Le visage balafré du héros de la guerre d’Indépendance ne marqua d’autre surprise plus intense qu’un léger haussement de sourcils. Pour toute réponse, il pêcha lui-même une bouteille noire dans le rafraîchissoir, la déboucha, emplit deux flûtes translucides et tendit l’une à son visiteur.
— Quand es-tu arrivé ?
— Il y a deux ou trois heures.
— Alors commence par boire, cela te donnera du cœur à l’ouvrage pour me raconter ton histoire. D’ailleurs, si tu avais quelque chose de grave à te reprocher, tu te serais bien gardé de venir me le raconter. Si tu es là c’est que c’est l’Espagne qui a tort. Quant à leur Inquisition, cette institution barbare qui cache ses instincts sanguinaires sous le manteau du Christ… je préfère ne pas te dire ce que j’en pense. Bois et raconte !
Ainsi encouragé, Gilles fit, de son aventure, un récit aussi sincère, aussi scrupuleux qu’il eût pu le faire au confessionnal. L’homme qui lui faisait face lui inspirait une telle confiance et un respect si proche de la vénération qu’il était prêt à accepter sans un murmure sa sentence quelle qu’elle fût.
Rochambeau l’écouta dans un silence et une impassibilité parfaits bien que, par deux fois, Gilles eût cru voir l’ombre d’un sourire glisser sur ses lèvres et quand ce fut fini, il n’exprima pas davantage son opinion, se contentant de se lever, d’aller jusqu’à la cheminée et de tirer le cordon de soie qui pendait le long du trumeau pour faire apparaître un valet.
— Mes chevaux et ma voiture ! commanda le général. Nous allons à Versailles.
Puis, comme Gilles l’interrogeait des yeux sans comprendre :
— Mais oui, toi aussi ! Je t’emmène chez le Roi. Tu as tout juste de temps de boire un dernier verre tandis que l’on attelle.
— Chez le Roi ? balbutia Gilles abasourdi. Mais, mon général…
— Bien sûr chez le Roi ! Il n’y a que lui qui puisse débrouiller cela. Ton affaire est grave, inutile de se le dissimuler : coucher avec une future reine d’Espagne, cela relève de la lèse-majesté. Mais moi, je n’ai nullement l’intention de laisser au comte d’Aranda, le remuant ambassadeur de Sa Majesté Très Catholique, le temps de réclamer la tête d’un de mes hommes au nom du Pacte de Famille.
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