— Seulement, conclut Gilles, votre père était si pressé qu’il n’a pas eu le temps d’apprendre qu’il fallait un laissez-passer pour franchir la frontière ?
— Bien sûr que si, soupira Thérésia. Papa n’oublie jamais rien. Mais vous connaissez Maman. C’est une tête folle : elle a oublié le fameux laissez-passer sur sa table à coiffer. Mais demain matin nous entrerons tout de même en France. Voilà pourquoi je dis que je viens vous aider.
— Comment ferez-vous ?
— Je vous ai réveillé, n’est-ce pas, et vous dormiez bien ? Vous n’avez pas entendu arriver un cavalier ?
— Ma foi, non. Je dormais, en effet.
— C’était un serviteur de mon père qui nous courait après depuis Madrid. Il apportait le maudit papier. Alors, demain, nous vous faisons passer la frontière avec nous… ce que votre belle amie ne saurait faire, toute duchesse d’Albe qu’elle est !
— Tout simplement ? Et vous me ferez passer comment ?…
Thérésia se leva, alla coller son oreille à la porte puis déclara avec satisfaction :
— On va vous le dire car je crois que les voilà…
Avant que Gilles ait pu protester, elle avait entrouvert la porte pour livrer passage à ses deux frères aînés, François quatorze ans et Dominique treize ans, qui arrivaient sur la pointe des pieds avec des mines de conspirateurs.
— Alors ? interrogea impérieusement Thérésia. Où en êtes-vous ?
François, l’aîné, beau garçon brun qui avait beaucoup de points communs avec sa sœur, fouilla sous les basques de son habit et en tira un petit paquet enveloppé dans un chiffon douteux.
— J’ai ce qu’il faut. Près de l’église, il y a une espèce d’apothicaire que m’a indiqué le gardien du château. Je lui ai dit que j’avais un cheval tellement nerveux qu’il n’arrivait plus à dormir. Il m’a donné ça.
— Il paraît que c’est excellent, renchérit le jeune Dominique, un blondinet qui avait hérité de sa mère la langue agile et 1’œil fureteur. Avec le tiers d’une once il dormira comme un bienheureux pendant vingt-quatre heures…
Les bras croisés et l’œil en bataille, Gilles avait assisté à l’invasion de son domaine.
— Et si vous m’expliquiez ce que vous êtes en train de mijoter, messieurs ? Je ne doute pas de la pureté de vos intentions mais vos préparatifs m’inquiètent. Si j’ai bien compris, vous songez à endormir quelqu’un ?
Dominique leva sur lui un regard non seulement bleu mais angélique.
— Notre précepteur, Don Bartholomeo ! Il aime beaucoup le vin. Ce soir on lui en servira un grand pot, du meilleur pour qu’il ne soit pas malade, et on lui mettra de cette poudre dedans.
— Une fois qu’il dormira, continua François, on lui enlèvera ses vêtements, on l’installera confortablement, on donnera de l’argent à l’aubergiste pour qu’il s’occupe de lui après notre départ…
— Et vous, conclut triomphalement Thérésia, vous mettrez ses habits et vous prendrez sa place dans notre voiture. Ainsi vous rentrerez en France sans ennui puisque le laissez-passer mentionne un précepteur ecclésiastique. Est-ce que ce n’est pas bien imaginé ?
Sous l’œil admiratif des deux garçons, Gilles saisit Thérésia par la taille, l’enleva de terre aussi aisément que si elle n’eût pas pesé plus qu’une enfant de cinq ans et l’embrassa sur chacune de ses joues rondes et duvetées.
— À merveille ! s’écria-t-il en riant. Vous êtes de véritables amis… et d’admirables conspirateurs. Mais…
— Ah non ! protesta Thérésia déjà prête à pleurer. Vous n’allez pas refuser ?
— Mais si, je vais refuser. En vous remerciant de tout mon cœur mais refuser tout de même.
— Mais pourquoi ? firent les trois enfants avec un bel ensemble.
— Pour plusieurs raisons. La première est qu’il est inutile de faire courir un danger quelconque à votre mère. Le passage de la frontière dans de telles conditions pourrait la mettre mal à l’aise…
François fronça les sourcils.
— Vous voulez dire qu’elle pourrait commettre une gaffe ? Ça, évidemment, avec Mère, c’est toujours possible mais en lui expliquant bien…
— Ce n’est pas tout. Votre précepteur pourrait trouver fort mauvaise son aventure. Que fera-t-il après votre départ ? Il retournera à Madrid et, comme c’est un religieux, il est bien capable d’aller se plaindre à l’Inquisition… qui me recherche. Est-ce que vous imaginez le genre d’ennuis que pourrait avoir votre père, tout puissant qu’il soit auprès du Roi ?
Il se tut un instant pour laisser à ses paroles le temps de faire leur chemin dans les esprits de ses petits amis. Puis comme, visiblement déconfits, ils baissaient la tête, il ajouta plus doucement :
— Enfin, votre plan ne prévoit que moi et je ne veux pas partir sans mon serviteur indien. Le signalement de Pongo a été donné avec le mien et je ne vois pas quel rôle vous pourriez lui faire jouer à moins de mettre vos domestiques dans la confidence.
— Ceux de la duchesse d’Albe y sont bien, j’imagine, dans votre affaire de duègne ? lança Thérésia avec rancune.
— En effet. Mais elle n’a emmené que des gens à toute épreuve qui la connaissent depuis l’enfance et se feraient tuer pour elle. Pouvez-vous en dire autant des vôtres ?… Là, vous voyez bien ! Maintenant, après toutes ces raisons, je vais vous donner la meilleure : demain matin je serai en France et je vous attendrai sur la route de Bayonne. Pendant que les comédiens donneront leur représentation, je passerai le fleuve à la nage avec Pongo et nos chevaux. Ce n’est pas plus difficile que cela…
— Mais c’est un fleuve très très large… vous allez vous noyer ? dit Dominique.
— J’espère bien que non. Sauvez-vous maintenant ! Le souper est certainement près de finir, on va vous chercher. Mais j’inscris à votre compte ce que vous avez voulu faire pour moi. Un jour peut-être je pourrai vous le rendre. À demain… en France !
Il serra la main des deux garçons, à la mode anglaise, embrassa Thérésia déjà à moitié consolée et mit tout le monde dehors.
La nuit était tombée à présent et, sur la place, les tambours de basque des comédiens commençaient à ronfler, appelant les habitants de Fontarabie à leur spectacle. Des torches s’allumaient un peu partout et, sur les tréteaux, un homme en costume mi-partie rouge et bleu battait le briquet pour allumer les chandelles. Cette dernière nuit d’Espagne était peut-être la plus belle que le Français y eût connue. Jamais le ciel n’avait été d’un bleu si chaud et si profond, jamais les étoiles n’avaient brillé si clair et la silhouette imposante du vieux palais s’allégeait sous cette lumière irréelle jusqu’à se parer des brumes du rêve. Le crépuscule vert avait fait place à des ténèbres chatoyantes.
L’orchestre de plein vent préludait en contrepoint des rires de la foule, qui s’assemblait. Les comédiens ambulants réveillaient pour un soir la vieille forteresse délaissée que le temps assoupissait au bord de l’océan, et l’Espagne, ce soir, avait pour celui qui allait la quitter les couleurs tendres d’un regret fugitif.
Aussi lorsque Cayetana, dans le bruissement parfumé de ses robes de soie, poussa la porte de sa chambre, il la prit dans ses bras avec une tendresse qu’il n’avait encore jamais mise dans leurs étreintes car, à cet instant, le sentiment qu’elle lui inspirait ressemblait beaucoup à l’amour.
— Il nous reste une heure, murmura-t-il contre son cou tiède. Cette heure-là personne ne nous la prendra…
Quand il rejoignit Pongo qui l’attendait avec les chevaux dans l’ombre épaisse des vieilles murailles, il emportait avec lui l’image brillante d’une femme en robe de soie rouge, debout sur un balcon, un éventail aux doigts et regardant, avec des yeux brillants de larmes, danser quelques baladins.
Aucun bruit ne se faisait entendre. Les patrouilles, s’il y en avait, devaient faire confiance à la mer pour effectuer leur travail.
La marée était basse. L’estuaire, si large tout à l’heure, montrait des bancs de sable que la lune en se levant faisait ressortir, mats sur les rubans argentés du flot. Dans le petit port, les barques étaient couchées sous les flèches penchées de leurs mâts. Debout au bord des sables, près d’une touffe de fétuques, Pongo regardait l’eau avec méfiance.
— À quoi penses-tu ? demanda Gilles qui venait d’enfourcher Merlin avec la joie profonde d’un homme qui retrouve un ami perdu depuis longtemps.
L’Indien fit la grimace.
— Sables ! Pas bon !… Mortels peut-être !
— Tu crains que nous ne trouvions des sables mouvants ? Regarde là-bas, un peu plus haut. Il y a des oiseaux de mer sur ce banc de sable. Là, nous n’aurons rien à craindre si ce n’est peut-être le courant, rapide à cet endroit. Mais en face, ces petites lumières, c’est la France. C’est chez moi. Nous avons assez vécu avec des femmes, tu ne crois pas ?
Les grandes incisives de l’Indien brillèrent sous la lune.
— Femmes pareilles au sable ! Dangereuses…
Pour toute réponse, Gilles éclata de rire puis, talonnant son cheval, il descendit vers le lit du fleuve…
1. La grande route reliant Madrid à Irún et œuvre du ministre Florida Blanca.
2. La duchesse d’Albe descendait en effet de ce bâtard du roi Jacques II d’Angleterre. Ce titre ducal appartenait depuis 1707 aux ducs d’Albe.
3. Cocher.
DEUXIÈME PARTIE
LE SORCIER
1784
CHAPITRE V
LE GERFAUT DU ROI
Dix jours plus tard, Gilles, Pongo et Merlin, escortant la voiture des dames Cabarrus, revoyaient Paris à la fin d’une belle matinée d’un printemps déjà estival et gagnaient l’île Saint-Louis où les voyageuses devaient prendre logis dans l’hôtel de l’aimable M. de Boisgeloup.
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