Retranché derrière les mantelets baissés, il put suivre la rencontre des trois femmes. Cayetana, renseignée par lui sur l’identité de son interlocutrice, fut aimable. Antoinette Cabarrus, volubile à son habitude, l’assassina de son amabilité envahissante, protestant de la joie qu’elle éprouvait à rencontrer la « plus grande dame de toutes les Espagnes », assurant ladite grande dame de son dévouement et l’implorant de lui laisser une « toute petite chambre » pour elle et sa « pauvre enfant ». Ses deux fils, François et Dominique, ainsi que le précepteur ecclésiastique, Don Bartholomeo, se contenteraient très certainement, pour leur part, de la grange ou même du poulailler…

La vue réduite que Gilles avait de la scène par la fente des rideaux lui permettait d’apercevoir Thérésia. La fillette ne disait rien. Elle avait salué la duchesse d’Albe en fille qui connaît son monde puis elle s’était insensiblement écartée du groupe bruyant. Elle semblait curieusement indifférente à ce qui l’entourait.

En un mois, la petite Reine de Mai avait changé. Son ravissant visage semblait porter un masque. C’était comme une brume de mélancolie qui en pâlissait les couleurs et voilait l’éclat des yeux marqués de cernes bleuâtres trahissant les nuits sans sommeil. Que faisait-elle, avec sa famille, dans ce village de la frontière ? Pourquoi ce brusque départ pour la France dont, au moment de son couronnement champêtre, il n’était aucunement question chez les Cabarrus ? L’amitié que le jeune homme éprouvait pour l’enfant lui faisait chercher cent réponses aux questions que posait la tristesse de Thérésia. Le chagrin, et elle en avait indubitablement, lui allait bien mal !

Elle s’écarta encore des deux femmes dont la conversation paraissait l’ennuyer. Tout en elle disait le désœuvrement et, en même temps, l’envie d’évasion d’une enfant surveillée de trop près. Son mouvement lui fit quitter le champ d’observation de Gilles qui ne la vit pas se tourner un instant vers les comédiens, puis revenir vers la voiture dont la portière demeurée ouverte montrait le somptueux intérieur de velours.

Et, brusquement, elle se pencha, passa la tête. Son visage apparut à quelques centimètres des genoux de la fausse duègne qui ne s’y attendait pas et qui n’eut même pas le temps de se rejeter en arrière. Un instant ils furent face à face, presque nez à nez, le fugitif et la fillette… mais il ne se passa rien.

— Eh bien, Thérésia ? cria Antoinette, apparemment en veine d’autoritarisme. À quoi pensez-vous ? Quelle inconvenance ! Quelle curiosité ! Pardonnez-lui, Excellence… ce n’est qu’une enfant.

— Une enfant ravissante si j’ai bien vu. Venez là, petite ! Venez me montrer votre frimousse ! dit Cayetana.

La tête de Thérésia disparut laissant à Gilles la quasi-certitude qu’elle l’avait reconnu. Mais il n’en éprouva aucune inquiétude. Même si elle le croyait coupable d’un crime, Thérésia n’était pas fille à le dénoncer : elle était son amie.

Les deux femmes, cependant, se mettaient d’accord pour se partager la fonda. Les comédiens, généreusement dédommagés par la duchesse qui promit d’ailleurs d’assister, du balcon, à leur représentation, acceptèrent avec bonne humeur de loger dans la grange. Et l’on procéda à l’installation. « Doña Concepción », que sa maîtresse avait annoncée comme souffrant de vapeurs, gagna hâtivement, sous l’abri de ses coiffes, une petite chambre voisine de celle de la duchesse et primitivement réservée à la femme de chambre d’Antoinette qui avait tenu instamment à la lui offrir.

— Si elle est malade, il vaut mieux qu’elle soit seule. Avec la chaleur qui nous vient, les gens incommodés répandent souvent des odeurs fort déplaisantes qu’il ne peut être question d’imposer à une femme raffinée.

Gilles l’eût volontiers embrassée pour cette phrase acidulée. L’idée d’être seul, même dans un placard, même pour les quelques heures qui le séparaient de son aventure nocturne, l’enchantait. La cohabitation incessante et étroite avec une femme, fût-elle aussi séduisante que Cayetana, finissait par lui devenir insupportable. Avec délices, il se déchaussa, rejeta les odieuses robes, bien décidé à ne plus jamais les réintégrer, s’enveloppa de son manteau et se jeta sur l’étroite couchette aux draps douteux où il s’endormit du sommeil d’un homme qui pense n’avoir rien de mieux à faire.

Quand il s’éveilla, le jour commençait à baisser et quelqu’un frappait à sa porte doucement mais avec insistance.

— Qui est là ? fit-il en s’efforçant de contrefaire sa voix, ce qui n’alla pas tout seul car le sommeil l’avait enrouée.

— Moi, Thérésia ! Je vous en prie, ouvrez. Il faut que je vous parle.

Il tira vivement le loquet et la fillette, la blancheur de sa robe éteinte par une cape sombre, glissa dans l’ouverture et, sans autre préambule, lui sauta au cou pour lui plaquer deux gros baisers sur les joues. Il les lui rendit d’instinct puis la repoussa doucement.

— Thérésia ! reprocha-t-il. Quelle imprudence ! Si l’on vous voyait, si l’on vous entendait ?

— Pas de danger ! Ma mère et la duchesse d’Albe… je devrais dire la duchesse d’Albe et ma mère qui éclate d’orgueil soupent ensemble dans la salle. Moi, j’ai dit que je n’avais pas faim, que j’avais mal à la tête. Oh, Gilles ! Est-ce que cette femme est votre maîtresse ?

— En voilà une question pour une petite fille bien élevée ? C’est pour me demander cela que vous êtes venue ici ?

— Bien sûr que non. Mais d’abord je ne suis plus une petite fille et ensuite, si elle vous cache, c’est sûrement parce qu’elle vous aime. Elle est plutôt belle, d’ailleurs… encore qu’elle ne me plaise pas. Elle a trop l’air de croire qu’il n’y a au monde que Dieu, elle et quelques accessoires.

— Thérésia ! gronda le jeune homme. Encore une fois…

— Qu’est-ce que je viens faire ? Vous aider. Oh ! grand ami, j’ai été si heureuse tout à l’heure quand je vous ai reconnu ! Les gens disaient des choses si affreuses ! Et je ne savais même pas si vous étiez vivant !

La spontanéité de l’enfant était rafraîchissante et Gilles se radoucit.

— Si je comprends bien, vous n’avez pas cru à ces choses affreuses ?

Elle le considéra avec cet air de commisération indignée que prennent les enfants quand les grandes personnes disent des sottises.

— Êtes-vous fou ? Je vous connais et je sais juger un homme, ajouta-t-elle avec une dignité comique. Mes parents non plus, d’ailleurs, n’y ont pas cru. On vous aime bien chez nous. Papa disait que c’était une histoire de fous et que ça avait quelque chose à voir avec la princesse des Asturies. Les femmes jouent un grand rôle dans votre vie, n’est-ce pas ?

Pour le coup, Gilles se mit à rire.

— Elles jouent un grand rôle dans la vie de tous les hommes, Thérésia. Vous aussi jouerez, plus tard, ce grand rôle… et dans la vie de beaucoup d’hommes peut-être.

Elle se laissa tomber sur le bord de la couchette et poussa un soupir qui contenait toute l’expérience du monde.

— Oh, je sais. J’ai déjà commencé.

— Vraiment ?

— Vraiment ! Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi vous nous retrouvez ici, en route pour la France comme si toute l’Espagne s’était mise à flamber ? C’est à cause de moi.

— Tiens donc ! De vous ?

— De moi… et de l’oncle Maximilien ! Il est tombé amoureux de moi et il a demandé ma main à mon père. Ça a fait un horrible scandale.

Abasourdi, Gilles la considéra avec stupeur. Elle paraissait pourtant avoir tout son bon sens.

— Votre oncle ?… Le frère de votre mère ?

— Oui, l’oncle Galabert bien sûr. Vous le connaissez. Il ne m’aurait pas déplu, d’ailleurs : il est charmant.

Plusieurs fois, en effet, Gilles avait rencontré, chez les Cabarrus l’« oncle Maximilien » qui était arrivé de Bayonne au tout début de l’année pour les affaires familiales. Et il n’y avait, en effet, rien d’étonnant à ce que Thérésia l’eût jugé charmant : trente ans, élégant, distingué, il avait l’œil vif, la bouche gourmande et une silhouette à la fois vigoureuse et souple, bien prise dans des vêtements de bon goût et de coupe parfaite. Il était en plus assez spirituel et fort galant : de quoi tourner plus d’une tête féminine, même celle d’une nièce un peu grande pour son âge. Mais de là à vouloir l’épouser…

— Est-ce à dire que ce mariage insensé ne vous aurait pas déplu ? On dirait, ma parole, que vous emportez certains regrets ?

Le sourire que lui offrit l’adolescente fut un étonnant mélange de candeur enfantine et d’inconscience féminine.

— Bien sûr ! J’aime beaucoup l’oncle Maximilien. Il sait dire de si jolies choses…

— Mais sacrebleu, c’est votre oncle, le frère de votre mère !

— C’est un homme et un homme est un homme. Pour moi, il n’y a que deux catégories : ceux qui sont séduisants et ceux qui ne le sont pas. Vous êtes un homme séduisant… mais l’oncle Max aussi. Et puis, j’avais besoin d’être consolée. Vous m’aviez complètement abandonnée… vous ne vous occupiez pas de moi parce que vous aviez d’autres idées en tête : votre duchesse par exemple ! Je l’ai bien vu le jour où j’ai été couronnée Reine de Mai. Si vous…

— Thérésia, Thérésia, nous nous égarons. Revenons à vos parents. Ils ont pris très mal la chose, si j’ai bien compris ?

— Encore plus mal que ça ! Maman s’est évanouie, Papa s’est emporté comme je n’avais jamais vu et puis, quand il a eu fini de tout mettre à feu et à sang dans son cabinet, il a décidé que nous irions en France sans délai, Maman, mes frères et moi, parce qu’il n’était décidément pas possible, en Espagne, de faire de nous autre chose que des sauvages. Il nous envoie à l’un de ses correspondants à Paris, un certain M. de Boisgeloup, conseiller au Parlement, qui nous hébergera dans son hôtel de l’île Saint-Louis le temps que nous trouvions une maison à nous. Voilà toute l’histoire.