— Place ! cria-t-il, place à la voiture de Son Excellence la duchesse d’Albe !
L’officier qui rêvait, adossé à la croix, mit le chapeau à la main pour répondre.
— Nous livrerons passage à Son Excellence dès l’instant où elle nous aura remis son laissez-passer, dit-il tranquillement.
Diego tira de sa poche une liasse de papiers.
— Voici les passeports de Son Excellence et de sa suite. Nous nous rendons aux bains de Luchon où le docteur de Barrié attend Madame la Duchesse.
L’officier hocha la tête.
— J’ai parlé de laissez-passer, mon ami, non de passeports. Depuis une semaine, nul ne peut franchir la frontière française sans être muni d’un laissez-passer spécial, signé par le Roi en personne ou par le marquis de Florida Blanca. Et cela jusqu’à nouvel ordre.
— Mais enfin, cela ne peut concerner la plus grande dame d’Espagne et…
— Cela concerne tout le monde… même les membres de la famille royale s’il leur prenait fantaisie de se présenter ici.
Cayetana, qui avait tout entendu, pâlit mais habituée à faire front, elle baissa la glace et passa la tête par la portière.
— Venez ici, lieutenant ! Venez m’apprendre au moins la raison d’un ordre aussi extravagant.
L’officier s’approcha de la voiture et salua respectueusement.
— Un criminel en fuite, Excellence, recherché à la fois par la Justice et par la Très Sainte Inquisition. Et comme il s’agit d’un Français, il est naturel de lui barrer le retour vers son pays. Nous avons son signalement et, s’il se présente ici, Votre Seigneurie peut être certaine que nous ne le laisserons pas échapper.
— J’en suis tout à fait certaine et je vous en félicite, lieutenant. Mais voulez-vous me dire comment je vais pouvoir me rendre à Luchon dans ces conditions ? Je n’ai jamais eu l’habitude de demander d’autorisation à qui que ce soit en ce bas monde… pas même au Roi ! En outre, je suis souffrante, je dois me soigner. Vous n’envisagez pas, j’imagine, de me renvoyer à Aranjuez faire antichambre chez Florida Blanca ? Allons, lieutenant, un bon mouvement. Personne ne vous reprochera d’avoir ouvert votre frontière à la duchesse d’Albe. Je ne suis pas recherchée par l’Inquisition, moi… ni aucun des miens d’ailleurs. Je suis prête à en jurer.
L’officier était visiblement au supplice. Il eût sans doute mille fois préféré subir l’estrapade plutôt que le feu indigné des yeux de cette femme dont il connaissait la puissance et qui pourrait, s’il lui en prenait fantaisie, briser sa carrière d’un claquement de doigts.
— Excellence ! Excellence, je vous supplie de me pardonner. Je sais qu’auprès de Votre Seigneurie je ne suis rien. Je n’ai que mon honneur de soldat mais fussiez-vous la princesse royale elle-même que, sans le laissez-passer en question, je ne pourrais livrer passage…
— Vous avez de ces comparaisons ! marmotta Cayetana furieuse. Mais ce n’est pas vous, j’imagine, qui commandez tout votre régiment. Vous avez bien quelque part un colonel, un général, que sais-je ? Allez me le chercher !
— Je le voudrais mais c’est impossible : Don Garcia Morales, notre colonel, est parti ce matin pour Burgos, appelé par le Gouverneur… mais… il y a là-bas, à Fontarabie, en face du vieux château, une auberge acceptable, où j’ai déjà envoyé tout à l’heure la voiture de deux dames qui se trouvent dans la même situation. Votre Excellence pourrait s’y établir quelques jours, le temps d’envoyer l’un de ses courriers à Madrid pour ramener l’autorisation… ou à Burgos pour en ramener Don Garcia !
Cachée par les plis des robes, la main de Gilles chercha celle de Cayetana, la serra vivement pour attirer son attention.
— Ne vous entêtez pas, chuchota-t-il. Il faut céder. Allons à cette auberge et voyons ce qu’il est possible de faire.
La duchesse poussa un soupir plein de lassitude.
— Eh bien ! Je vois que je n’ai pas le choix ! Je vais suivre votre conseil, lieutenant. Et rassurez-vous, ajouta-t-elle en voyant le regard inquiet dont il l’enveloppait, je ne vous en veux en aucune façon. Vous faites votre devoir et vous le faites bien : c’est tout à votre honneur. À bientôt ! Pedro ! À Fontarabie ! fit-elle à l’adresse de son cocher.
La lourde voiture fit demi-tour dans un nuage de poussière au moment précis où un autre véhicule débouchait à toute allure du dernier tournant. C’était, attelée d’une paire de chevaux fumants, une élégante « calesa », un cabriolet à deux roues dont le devant était fermé par un rideau de cuir et que menait un petit cocher aussi noir et remuant que l’enfer. Une « calesa » que les occupants de la berline ducale reconnurent avec désespoir.
Raide d’indignation, Cayetana vit, après un bref échange de paroles et la production d’un papier, la ligne des soldats s’ouvrir devant le chevalier d’Ocariz qui franchit tranquillement la Bidassoa avant de s’élancer sans la moindre entrave sur la route de Paris.
— Apparemment il possède, lui, le fameux laissez-passer ! Maria-Luisa me paiera cela avec le reste !
Malgré une déception qui n’avait duré que le temps de prendre une nouvelle décision, Gilles se mit à rire.
— Allons, ma chère, ne faites pas cette mine d’apocalypse !
« Rien n’est perdu ! Votre Ocariz aura un peu d’avance sur moi mais je ne désespère pas de le rattraper… et même de le dépasser !
— Vraiment ? Pensez-vous le rattraper en nous morfondant durant des jours derrière les vieilles murailles de Fontarabie qui donnèrent jadis tant de fil à retordre à mon aïeul le duc de Berwick 2 ?
— Je verrai bien !…
Un moment plus tard, la berline et son escorte de mules et de cavaliers franchissaient les antiques remparts du XVe siècle par la porte Santa-Maria, écussonnée d’anges vénérant l’image de Notre-Dame de Guadalupe, et n’eurent aucune peine à trouver la Fonda de los Reyes Católicos. Deux voitures, bien différentes, stationnaient devant : la lourde et confortable berline de voyage d’un seigneur dont les portières ensevelies sous une épaisse couche de poussière ne permettaient pas de lire les armoiries et une sorte de vaste diligence dételée, brancards en l’air, dont les rideaux de cuir relevés montraient l’intérieur misérable et désert. Mais, établi sur le siège, un « mayoral 3 » aussi crasseux que superbe sous ses culottes de mouton, sa courte veste brodée et le foulard rouge noué autour de sa tête, fumait majestueusement un long cigare noir, en laissant peser un regard d’empereur sur le tumulte de la place.
Un grand concours de peuple s’y agitait autour d’un théâtre en plein vent que l’on construisait devant l’ancien palais des Rois Catholiques. On travaillait d’ailleurs en musique car trois guitaristes grattaient leurs instruments tandis qu’une troupe d’hommes et de femmes en costumes bariolés participait joyeusement à l’édification des tréteaux.
— Je ne songe pas un seul instant à y demeurer plus de quelques heures. Avant l’aube de demain, Doña Cayetana, je prendrai pied sur le sol de France. Je vous en donne ma parole !
— Comment ferez-vous ?
Tournemine désigna la Bidassoa. L’eau coulait bleue, rapide entre ses berges encombrées de roseaux, encadrant la petite île des Faisans, puis elle s’élargissait, s’évasait en un large estuaire où les vagues formaient, au loin, une légère frange d’écume à l’endroit de la barre.
— Ce n’est que de l’eau, dit-il tranquillement, et moi je suis breton, c’est-à-dire à peu près amphibie. Pongo nage comme le castor, son totem, et Merlin, mon cheval, s’arrange à merveille de l’élément liquide…
— Êtes-vous fou ? Il y a bien un quart de lieue entre la pointe de Fontarabie et la rive française.
— Dans mon pays, et dans ce même océan, il m’est souvent arrivé de nager deux lieues. Croyez-moi, j’en viendrai à bout sans peine. Mais peut-être sera-t-il plus difficile de sortir de cette ville, si les portes sont gardées la nuit.
— Pour cela, soyez en repos. Les murailles sont vieilles, elles ont beaucoup souffert lors du siège de 1719 et nul n’a songé à les réparer. Quant à une garde, pour quoi faire ? La France et l’Espagne ne sont-elles pas liées par le Pacte de Famille ? Fontarabie n’a plus d’ennemis…, par contre, peut-être y a-t-il des patrouilles le long du fleuve.
— Des comédiens ambulants ! soupira Cayetana changeant de sujet comme cela lui arrivait fréquemment. Il ne nous manquait plus que cela !
— Vous devriez les bénir, répondit Gilles. Je pourrai traverser l’eau tranquillement pendant la représentation. Toute la ville sera sur la place…
L’aubergiste y était déjà. L’arrivée de la cavalcade de la duchesse d’Albe le jeta dans un désespoir bruyant. Dégoulinant de respect et de crainte, il expliqua que sa fonda était pleine comme un œuf, envahie par ces comédiens du diable mais qu’il allait jeter tout ce monde-là dehors, les envoyer coucher dans une grange ou aux enfers, eux et tout ce que son auberge contenait pour faire place nette à Son Excellence.
— Vous n’allez tout de même pas nous jeter dehors nous aussi ? gémit une voix qui semblait venir du ciel. Nous vénérons Madame la Duchesse d’Albe mais nous la supplions de tolérer au moins notre présence et de considérer que nous sommes non seulement femmes mais femmes de la bonne société.
Deux dames, en effet, se tenaient sur le balcon de bois qui régnait tout au long de la façade et Gilles, cette fois, retint péniblement un juron car ces deux dames n’étaient autres que la señora Cabarrus et Thérésia…
— Nous descendons ! cria encore Antoinette. Que Votre Excellence veuille bien nous faire la grâce de nous attendre.
— Doux Jésus, souffla Cayetana. Qui peut bien être cette perruche ?
— La femme de votre banquier, ma chère. La comtesse « de » Cabarrus et sa fille. D’excellentes amies à moi, mais pour l’heure je préfère qu’elles ne me voient pas et je vais rester un moment dans la voiture. Je me demande ce qu’elles font là !
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