— Vous voulez parler, Madame la Duchesse, du fameux collier de Boehmer et Bassange, le collier aux six cent quarante-sept diamants ? demanda Batz dont les yeux s’étaient soudain rétrécis.
— Celui-là même. On dit que c’est une merveille, un fleuve de feu qui eût été admirablement au noble cou de la Reine de France…, mais qui, selon moi, serait tout à fait déplacé sous le visage ingrat de la future Reine d’Espagne !
Bien qu’il s’intéressât peu aux colifichets féminins, Tournemine connaissait lui aussi l’histoire du fabuleux collier commandé quelques années plus tôt par le roi Louis XV pour la comtesse Du Barry. Les joailliers de la Reine avaient mis longtemps à trouver sur tous les marchés du monde les pierres parfaites que le goût exigeant du souverain réclamait. Malheureusement pour eux, le Roi mourut à peu près au moment où les derniers diamants arrivaient à Paris, privant les deux hommes, qui s’étaient endettés jusqu’aux oreilles, d’un client à peu près irremplaçable. Et Gilles croyait entendre encore la voix méprisante de Fersen qui lui avait conté l’histoire.
— Quelques mois de vie supplémentaires au roi Louis XV et une catin se parait d’un trésor qu’une souveraine ne pourra pas porter…
— En ce qui concerne Sa Majesté, coupa-t-il avec un peu d’agacement, Votre Grâce est mal renseignée. Elle aurait parfaitement pu posséder le collier car chez nous chacun sait que le Roi voulait le lui offrir, en 1778, pour la naissance de leur premier enfant, la princesse Marie-Thérèse. La Reine l’a refusé, épouvantée par le prix qui correspondait à celui d’un vaisseau de ligne. C’est peut-être un peu grâce à elle si nous avons la meilleure marine du monde !
La duchesse d’Albe partit d’un éclat de rire un peu forcé.
— C’est bien possible. Mais moi qui n’ai aucune raison d’offrir des vaisseaux à mon seigneur époux qui n’en saurait que faire, ni même à l’Espagne qui ne m’en aurait aucune reconnaissance, j’ai décidé que ce collier m’appartiendrait. Vous aurez donc, mon cher ami, l’obligeance de le négocier pour moi… à quelque prix que ce soit, vous m’entendez bien ? L’important est de l’emporter sur Maria-Luisa. Cela fait, vous l’apporterez vous-même jusqu’à la frontière d’Espagne, où votre ami ici présent viendra le chercher, puisqu’il ne vous sera pas possible, jusqu’à nouvel ordre, de fouler à nouveau le sol espagnol.
Batz intervint :
— Acheter, surtout à n’importe quel prix – et il me semble bien me rappeler que celui des joailliers voyage autour d’un million et demi –, cela suppose la mise à disposition de l’acheteur d’une très forte somme d’argent !…
— Tout est réglé de ce côté, baron. Le señor Cabarrus transférera deux millions à la succursale de Cadix de la banque parisienne Lecoulteux.
Tournemine et Batz échangèrent un regard.
— Nous connaissons très bien les Lecoulteux, fit le premier.
— Tant mieux. Vos lettres d’introduction s’en trouveront simplifiées d’autant et cela me permet de constater, une fois de plus, que j’ai fort bien choisi mon messager, ajouta Cayetana avec un sourire. En ce qui vous concerne, Diego vous remettra à la frontière, avec tous les papiers de banque, une somme en or et une lettre de change pour vos frais. Non ! fit-elle impérieusement, coupant court au geste de protestation du jeune homme, vous devez accepter : l’homme qui représentera les ducs d’Albe chez messieurs Boehmer et Bassange ne saurait être impécunieux et je n’ai jamais entendu dire qu’un ambassadeur, fût-il prince, eût dérogé en acceptant de son souverain une juste rétribution pour ses travaux. Et puis, ne vous y trompez pas, chevalier, les choses ne seront pas aussi simples qu’elles le paraissent vues d’ici. Telle que je connais Maria-Luisa, son envoyé fera tout au monde… tout, vous m’entendez bien ?… pour lui rapporter ce joyau dont elle a une envie maladive. Il faudra vous garder soigneusement, être extrêmement prudent car vous allez tout simplement risquer votre vie.
— Eh bien, j’aime mieux cela ! dit Gilles avec un soulagement qui fit sourire Batz. Le danger rendra ce marché plus amusant.
— Il n’y a pas que ce danger-là. Vous aurez peut-être aussi quelques ennuis avec votre ministre des Affaires extérieures. Dès l’instant où Ocariz, qui est consul général, je vous le rappelle, vous saura sur les rangs, il fera feu de tout bois. Vous risquerez peut-être aussi votre carrière… ou la Bastille !
— Ces risques-là aussi je les prends. À moins que le monde ne s’écroule, vous aurez votre collier !
— Je n’en doute pas un seul instant. Eh bien, puisque nous sommes d’accord, mieux vaut nous séparer. Mais soyez sûrs, à présent, l’un et l’autre de ma reconnaissance.
Batz salua avec une joie qu’il avait beaucoup de mal à atténuer. Visiblement, son entrée en relations avec la duchesse d’Albe le ravissait. Ce fut avec enthousiasme qu’il embrassa son ami.
— Encore un mot, dit celui-ci contre son oreille. Tu n’as reçu aucune nouvelle du comte de Boulainvilliers, ni du lieutenant de Police ?
— Aucune ! Mais cela ne veut rien dire. Ces affaires-là vont rarement vite, sauf par miracle. À bientôt et que Dieu te garde !
Pour échapper à Don Ignacio, un peu trop désireux de pousser plus avant ses relations avec la duchesse d’Albe et qui prétendait l’escorter avec une partie de son régiment, Cayetana décida de quitter Ségovie avant le lever du jour et d’accélérer la marche de son cortège. Mais cette accélération devint de la hâte quand, passé Aranda de Duero que l’on brûla pour éviter à la duchesse de faire halte dans le château qui lui appartenait, on fut dépassé, sur le Camino real 1, par l’équipage d’un personnage qui semblait fort pressé… et qui n’était autre que le consul général regagnant Paris à grandes guides. Cette fois il n’était plus question de flâner. On roula aussi vite qu’il était possible pour ne pas éreinter les chevaux, on coucha même en pleine campagne après avoir traversé Burgos où Ocariz s’était arrêté et, quatre jours après avoir quitté Ségovie, on arrivait en vue de la Bidassoa, petit fleuve côtier dans les flots duquel s’inscrivait la frontière entre la France et l’Espagne.
À cette hâte, Gilles adhérait de tout son cœur car il aspirait ardemment à se retrouver un homme parmi les hommes. Il était las jusqu’à l’écœurement d’une mascarade, salutaire peut-être, mais qui l’irritait d’autant plus qu’il soupçonnait Cayetana d’y prendre un plaisir pervers. En réendossant ses cotillons, chaque matin, il avait l’impression de grimper au pilori.
Et puis, le désir violent qu’il avait éprouvé pour la belle maja commençait à s’émousser. Son rôle nocturne se muait insensiblement en celui d’un galérien de l’amour enchaîné aux caprices sensuels d’une femme sans cesse à la recherche de sensations nouvelles, ces sensations qu’elle traquait, sous son déguisement de manola, jusque dans le petit peuple des toreros et des Don Juan de rues. Un homme nouveau, pourvu qu’il eût une certaine flamme au fond des yeux, un corps vigoureux et qu’il éveillât sa curiosité, faisait apparaître en elle l’instinct le plus primitif.
Bien souvent, par exemple, au cours des longues journées de route dans la poussière et la chaleur, la pensée et la conversation de l’a duchesse s’étaient dirigées vers Goya. Le peintre avec son physique brutal, sa parole directe et sa passion de vivre intéressait visiblement Cayetana qui réclamait toujours plus de détails sur la vie secrète de cet homme en qui elle voyait à présent, tout comme Gilles lui-même, un futur géant de l’art.
« Si un jour je reviens en Espagne, songeait Gilles mi-amusé, mi-inquiet, je suis prêt à jurer qu’elle en aura fait son amant ! Lui ne demande que cela. Il avait un regard, l’autre jour, quand elle voltigeait à travers son atelier ! Reste à savoir ce que Paco retirera de cet amour : une inspiration plus ardente encore… ou un désastre ? »
Quant à lui-même, c’était avec une sorte d’avidité qu’il suivait des yeux le chemin déroulé devant lui à l’infini… vers la France. Parfois, son regard glissait vers Pongo qui chevauchait paisiblement à la portière, en selle sur le superbe Merlin, et Gilles se sentait étouffer sous l’envie violente d’arracher ses ridicules oripeaux noirs, d’enfourcher son cheval bien-aimé pour retrouver sa chaleur et sa vitalité puissante et pour s’envoler avec lui jusqu’au bout de l’horizon, à la recherche de sa propre existence, d’un rêve coiffé de flammes qui s’était dissous dans les nuages depuis trop longtemps…
L’apparition des vieux remparts de Fontarabie reflétés dans les eaux verdâtres de la Bidassoa lui arracha une exclamation dont il ne fut pas maître et qui fit froncer les beaux sourcils de Cayetana.
— Es-tu donc si pressé de me quitter ? murmura-t-elle.
Il lui sourit avec beaucoup de gentillesse et un peu de contrition.
— Je suis pressé de redevenir moi-même, Cayetana… et aussi de me lancer dans l’aventure que vous m’offrez. Dieu m’a créé de telle sorte que je crois être beaucoup plus fait pour les bagarres et les horions que pour filer la laine sous les yeux d’une femme, ces yeux fussent-ils les plus beaux du monde ! ajouta-t-il en baisant doucement la main de sa maîtresse. Mais quand il voulut la reposer sur la robe cette main s’accrocha nerveusement à la sienne.
— Regarde ! Qu’est-ce que cela ?
On arrivait en vue de Behobia et du vieux pont jadis construit par les Romains dont les arches vigoureuses avaient porté durant tant de siècles le poids des foules de pèlerins en route vers Compostelle de Galice. Mais, cette fois, l’antique chaussée était déserte. À la hauteur de la croix de pierre portant les attributs de saint Jacques, un cordon de soldats rejoignait les deux parapets : le chemin était barré.
La voiture s’arrêta, cependant qu’avec l’assurance d’un serviteur de grande maison, Diego poussait son cheval jusqu’à la poitrine des soldats :
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